Le parfum du manque

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Je regarde dans le vide, assise sur le bord de mon canapé. Je souris quand en passant la main sur ma joue je me rends compte que le tissu a laissé son empreinte.

Ce rêve-là est encore plus éprouvant que les autres. Il a commencé il y a dix ans maintenant et se répète fréquemment avec un nombre toujours plus important de précisions. C'est une des toutes premières "communications" dont j'ai fait l'expérience. J'avais alors acheté une petite croix sertie de pierres dans une brocante. L'objet m'avait captivée et je l'avais porté, mais la dentelle d'argent étant légère j'avais oublié le pendentif à mon cou. Cette nuit-là mon rêve avait été si surprenant et si intense que j'en avais parlé à ma mère. Les détails étaient trop saisissants pour qu'il s'agisse d'un songe ordinaire.

Elle m'avait expliqué que le déclencheur pouvait être une odeur, un lieu, ou un objet. Chez moi ce sont les bijoux, chez ma sœur ce sont les meubles. Pour elle les choses ont commencé lors d'un séjour dans une chambre d'hôtes où elle a passé la nuit à combattre des esprits démoniaques. On a fini par apprendre que l'ancienne propriétaire du lit faisait du spiritisme. Elle avait été profondément marquée par cet épisode et j'avais essayé de dédramatiser en lui suggérant de ne plus dormir que dans de la literie neuve ou ayant appartenu à des amateurs de BDSM, histoire de pimenter ses visions nocturnes.

Mais si les images partent, je ne sais que trop bien que les sensations restent. Seule dans mon salon, le petit garçon que je borde depuis si longtemps me manque, je ressens l'inquiétude et l'amour de sa mère que j'incarne inlassablement. J'ai même enlacé son mari, mais il m'a fallu plusieurs années pour découvrir son prénom. Celui du petit garçon en revanche, je l'ai appris tout de suite.

Mon esprit ne pénètre pas le corps ou rarement, ce qui rend cette mise en condition plus douloureuse encore. Mes sens entrent en éveil brutalement et je suis submergée de sentiments : je n'ai pas de petit ami, pas d'enfant, puis en quelques heures me voilà épouse et mère. C'est poignant et bouleversant.

Une nuit Adolphe m'a tenue dans ses bras en me rassurant, murmurant que le danger n'existait pas et que mes appréhensions étaient le fruit de mon esprit soucieux. Sa voix était si douce et ses bras fermes, je pouvais même percevoir un courant d'air dans la pièce et le parfum qui exhalait de sa chemise. J'ai fermé les yeux en priant pour qu'il ne me laisse pas. Lorsque je les ai rouverts, sur les murs de la pièce, se sont peu à peu formées des ombres inquiétantes et mes mains se sont crispées sur son bras. Il est grand et fort, j'ai longtemps cru qu'il était militaire avant d'apprendre qu'il était homme politique. Puis il a disparu et je l'ai cherché, frappant aux portes de l'immense manoir qu'ils habitent, trouvant des salles vides et blafardes.

Dans ce contact avec l'au-delà, il y a toujours un moment crucial, une étape que je ne parviens pas à franchir pour avancer comme je le fais d'habitude. Une terreur indescriptible me fige avant qu'un son me ramène à moi. C'est un choc sourd et fort dont je ne parviens pas à identifier l'origine, l'ai-je rêvé ou pas ? Nul ne peut le dire.

Je me suis interdit de porter le bijou, mais les visions sont revenues, je sais donc à présent que je n'ai pas d'autre choix que de découvrir où elles m'emmènent pour transmettre le message et mettre un terme à ce supplice de tantale où l'on me sépare sans pitié de mon fils et où sans cesse l'homme que j'aime disparaît.

Âmes captives - Extraits- (Sous contrat d'édition chez Plumes du Web )Where stories live. Discover now