L'odeur de la poudre

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Je monte les escaliers à la hâte avec l'angoisse chevillée au corps.

Je dois lever ma robe pour qu'elle ne se prenne pas dans mes pieds : elle est beaucoup trop longue, j'aurais dû en parler à la couturière et la faire reprendre. En passant près de la fenêtre une déflagration sourde me fait sursauter, tandis qu'une lumière chaude illumine l'horizon. Je murmure à voix basse et secoue la tête :

- N'en finira-t-on jamais ?

Je reprends mon ascension. Dans les mansardes sont regroupées trois pièces où nous avons prévu d'aménager la chambre des enfants. Arrivée sur le palier je joins mes mains en réprimant les sanglots qui envahissent ma gorge. Son nom s'échappe de mes lèvres :

- Adolphe... où es-tu ?

Voilà deux jours que mon député de mari n'est pas rentré. Quarante-huit longues heures à écouter la rumeur des combats dans la peur. Lui défend son pays, résistant de toute son âme pour que nous restions debout malgré la cuisante défaite de Saint Privat. Moi, je reste seule avec mes domestiques et mon fils dans la tourmente. Aujourd'hui j'ai passé deux heures à m'exercer au tir. Amandine la gouvernante trouve que ce n'est pas convenable pour une femme de ma condition, mais je m'en moque. Je suis poussée par l'instinct de survie, je veux pouvoir me défendre si les Prussiens m'acculent.

Je déglutis et avance dans la pénombre de la chambre puis ravale mon chagrin en sentant la bouffée d'amour et de tendresse qui m'envahit.

- Maman ! Tu peux me raconter une histoire ?

Une détonation sourde retentit et mes épaules tressaillent. Ma voix tremblerait, je ne serais pas assez forte.

- Pas ce soir mon chéri, il est tard.

Nicolas s'enfonce sous les couvertures et cache son petit museau rose sous le drap blanc. Je caresse les épais cheveux raides et bruns, ceux de son père. Il est beau mon fils et je l'aime autant que j'aime mon mari. De ce grand amour pur et inébranlable qui déplace les montagnes... et résiste aux armées. Je l'embrasse et respire à pleins poumons son odeur délicieuse à tel point que mes côtes craquent dans mon corset, heureusement que la mode les fait plus courts qu'il y a une dizaine d'années seulement. Puis je m'arrache à regret de son corps chaud.

En refermant la porte le désespoir m'assomme. Je m'effondre sur moi-même dos au mur le visage dans les mains. Je tente de m'appuyer en tendant le bras et ma main rencontre la surface froide de la peinture toute neuve. Cette odeur qui monte alentour depuis ces dernières heures me donne la nausée. Entre deux sanglots je ne parviens pas à reprendre ma respiration et je laisse impuissante les larmes glisser sur mes joues. Je pleure à présent en gémissant à haute voix alors Amandine se précipite dans les escaliers pour me soutenir, ses bras se glissent précautionneusement autour de moi :

- Allons, Madame, il faut être forte il va revenir.

Mais ses paroles sont sans effet, je ne veux pas que mon enfant grandisse sans son père, je ne veux pas vivre sans lui, la vie me sera insupportable, son départ est déjà si douloureux. Ma gouvernante me redresse, maternelle :

- Allez, allez, relevez-vous, pour le petit ! Il ne doit pas vous savoir dans cet état !

J'essaie de me reprendre et ma respiration se fait peu à peu plus régulière. Dans l'obscurité du corridor que rompent par intermittence les lueurs des combats au loin, la flamme de la bougie vacille. Le feu n'a jamais tant fait rage et je crains plus que jamais que la guerre ne nous engloutisse tous. Amandine me soutient dans les marches tandis que je reprends des forces. Je la regarde, reconnaissante :

- Prenez congé il est temps. Je vais lire au salon quelques instants jusqu'à ce que la fatigue me gagne.

Elle sourit faiblement, elle sait que je ne lis plus : je l'attends. Puis une grande explosion me surprend, faisant trembler les vitres dont les pointes ont pris du jeu, donnant des signes de faiblesse :

- Adolphe !

Je crie son prénom. Mais ce n'est pas lui, ce n'est personne.

Juste le silence de la crainte et l'odeur de la poudre.

Âmes captives - Extraits- (Sous contrat d'édition chez Plumes du Web )Where stories live. Discover now