Chapitre 1

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Août 1664


Le réveil d'Ana fut brutal. La jeune fille se redressa d'un coup en position assise, ses hanches rendues douloureuses par la finesse du matelas de paille. Le souffle court elle porta sa main à son front. Glacé. Plaquant ses paumes contre ses yeux elle tenta de chasser les images de sa tête. Mais celles-ci lui étaient bien trop familières. Une nouvelle fois son rêve avait été le même. Elle aurait du s'y habituer mais elle ne le pouvait pas. Cela devenait de plus en plus dur d'accompagner cette enfant dans sa course, de ressentir sa terreur, sa douleur et sa fatigue. À nouveau elle avait dû assister à l'abandon de cette pauvre créature, assister à son dernier souffle, spectatrice d'une mort qu'elle aurait voulu éviter à tout prix. 

Impuissante. Je suis totalement impuissante. 

D'une certaine façon, la petite fille lui était devenue familière, elle ressentait un étrange lien entre elles. Aussi puissant qu'immatériel. Ce rêve était si réel, qu'elle était persuadée que la petite existait quelque part. Ou du moins qu'elle avait existé. Ana rouvrit les yeux, et secoua la tête. Elle devait à tout prix se calmer. 

Sur ton lit la lune pose ses rayons d'argent. Quand s'apaisent gens et choses, dors mon tout petit enfant. 

Elle fredonnait la comptine, apaisant les battements désordonnés de son cœur, seul souvenir d'une enfance qu'elle avait depuis longtemps occultée de sa mémoire. Elle ne se rappelait pas de la voix qui la lui chantait avant qu'elle ne s'endorme, mais ce couplet était tout ce qui lui restait de son passé. Ces paroles et la petite croix en or, qui pendait au dessus de son lit, accrochée à un vieux clou rouillé. Elle se mit à genoux sur sa couche et tendit la main pour la prendre, faisant glisser le métal froid de la chaîne autour de sa gorge. Une fois le pendentif glissé dans son corsage, à l'abri des regards avides, elle se leva, posant ses pieds nus sur le sol poussiéreux de la mansarde dans laquelle elle dormait. Elle se dirigea vers une bassine en fer rouillée, remplie d'eau claire. Elle y plongea ses mains, frissonnant sous la morsure du froid. Éclaboussant son visage, elle tenta de discerner ce dernier dans la surface lisse. Mais l'image était trop floue, trop brouillée pour qu'elle puisse s'y reconnaître. Elle passa sa robe de toile brune,avant d'y superposer un tablier beige, plus léger.

« Ana ! Dépêche-toi ! »

La voix qui résonna dans la pièce était dénuée de toute chaleur, seulement marquée par une lassitude extrême. Ana n'y prit pas garde et obéit, plaçant rapidement un bonnet de lin blanc sur le sommet de sa tête. Elle passa ensuite ses jambes dans le vide et se laissa glisser un mètre cinquante plus bas, dans la pièce principale de l'humble habitation. La femme qui s'y trouvait déjà la regarda de haut en bas, la jaugeant du regard. Ana savait très bien qu'elle détestait la voir descendre sans utiliser l'échelle branlante apposée contre le mur.

« Bonjour Marie. »

Pour toute réponse la jeune fille eut droit à un léger signe de tête, accompagné d'un nouveau regard furtif sur sa personne. Elle ne s'en formalisa pas, connaissant bien le caractère taciturne de sa logeuse.

« Assis-toi et mange avant de sortir. »

Marie était une grosse femme à la voix bourrue, où les notes chaleureuses se faisaient de plus en plus rares. Pourtant c'était une femme formidable, et Ana en était bien consciente. C'était grâce à Marie qu'elle était toujours en vie et en bonne santé. La vieille femme l'avait trouvé grelottante dans une ruelle, un soir de janvier où la température était telle, que les murs des maisons étaient lézardés de glace. Ana était une enfant qui ne devait même pas avoir atteint sa dixième année pourtant elle était seule ce soir là, assise dans la neige, recroquevillée contre l'imposante porte de l'église, bénéficiant ainsi de la protection dérisoire des arches. Ses petites mains étaient déjà bleuies pas le froid, tout comme son minois d'ange. La neige avait recouvert ses fins cheveux blonds qui tombaient sur son front. Marie s'était arrêtée devant cette enfant aux yeux immenses et vides. La vie était déjà dure pour elle et son mari, ils peinaient tous deux à se nourrir convenablement. Pourtant elle ne pouvait se résoudre à passer son chemin et à oublier ce regard bleu. Doucement elle s'était approchée. Ce jour-là elle avait ouvert ses bras et son cœur à la petite Ana. À son retour chez elle, son mari l'avait fortement réprimandée, arguant de leurs difficultés. Mais Marie avait tenu bon. La vie ne lui avait jamais laissé la chance d'enfanter, Ana était son cadeau du ciel. 

AnaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant