III. Un artiste brisé

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Mais la clé du savoir devait avoir un prix n'est-ce pas ? Après tout, Ève avait condamné l'humanité pour avoir goûté au fruit défendu : la connaissance. Une connaissance que Dieu ne voulait pas introduire à l'homme. Il avait puni la responsable et détérioré l'image de la femme en un symbole de faiblesse et de tentation pour les hommes pieux. En était-il pareil pour l'art parfait ? La plupart des grands artistes qui relevaient du génie étaient devenus à moitié fous : Vincent Van Gogh, Nikolaï Gogol, Friedrich Nietzche, Edgar Allan Poe... Le génie avait un prix sur la santé mentale, mais pouvait-il s'agir d'une punition divine dont l'esprit humain n'était pas capable d'assumer une telle charge ?

À cet instant précis, au milieu de ce lieu abominable dont le sang dégorgeait des sculptures, mais également des murs, rendaient la pièce totalement suffocante. Le grand Karl Andersson restait pétrifié, sans pouvoir esquisser le moindre mouvement, car la peur qui lui coulait dans les veines l'empêchait de fuir. S'enfuir vers la liberté, mais il devait s'agir là de la culpabilité qui venait le rattraper avec violence. C'est alors que la voix glaciale retentit de nouveau dans son esprit confus :
« Papillon de nuit, la mort est en toi et n'attend désormais plus que toi », un rire dément vînt l'assaillir brutalement. Karl posa les mains sur ses oreilles en espérant ne plus l'entendre, mais c'était peine perdue. Le son affable se répercuta dans sa tête, faisant vibrer chaque parcelle de son être.

C'est à ce moment qu'il sut qu'il devait courir, courir aussi loin qu'il le pouvait... Il savait que les âmes de toutes ses victimes finiraient par le retrouver, il devait s'échapper à tout prix. Prenant une profonde inspiration pour se donner du courage, il arriva enfin à quitter ce lieu de damnation. Le rire des femmes, leurs voix glaciales le poursuivit malgré tout avec virulence. « J'ai perdu la raison, cela ne peut-être que cela » se disait-il pour essayer de trouver une explication rationnelle. Mais rien ne l'était, il avait bien vu tout ce sang. Les yeux des statues qui le suivaient, qui se moquaient de lui, le narguant de leur voix spectrale. NON ! Il n'était pas fou !
Soudain, son pied dérapa sur une plaque de verglas. Karl s'étala de tout son long et sa tête se fracassa avec violence contre le bitume. Il sentit du sang qui lui coulait le long de sa tempe droite. Il essaya de se relever, mais tout autour de lui tanguait dangereusement. Sa main prit appui contre un poteau à proximité. Quand enfin, il arriva à tenir debout seul, il distingua une forme sombre dans la nuit noire. Il plissa les yeux pour tenter d'apercevoir qui le fixait avec une telle intensité qui lui donnait de longs frissons dans le dos.

Une ombre féminine s'avançait doucement vers lui, se mouvant avec une sensualité qu'il aurait pu reconnaître entre mille. Carla. Il changea de trajectoire, voulant fuir dans la direction opposée. Une autre forme se matérialisa aussitôt face à lui. Il devait s'agir de Mandy, distinguant ses courbes sensuelles. Karl ferma les yeux quelques secondes, espérant qu'il retrouverait une vision cohérente. Quand ses paupières s'ouvrir à nouveau, les ombres spectrales étaient toujours présentes. Elles étaient même bien plus nombreuses. À certaines d'entre elles, il manquait des mains, des bras, une jambe ou simplement leur tête. Comment fuir ? Comment se protéger de ses créatures qui ne désiraient que son âme ? Elles l'entouraient de toute part, il n'avait plus aucune échappatoire. Il devait foncer, partir loin de tout.

Karl se remit à courir. Fuir. C'était la seule solution. Il avait encore des vertiges suite à sa chute violente. Il parvint malgré tout à s'éloigner de ses victimes possédées, mais elles le talonnaient de près. Il accéléra la cadence ignorant le danger qui se trouvait également dans la réalité, dans cette réalité. « Tout cela était insensé n'est-ce pas ? » pensa-t-il. La folie s'était emparée de lui. La barrière de son psychisme avait été brisée et désormais il ne savait plus distinguer le vrai du faux.
Il traversa sans s'apercevoir qu'un camion arrivait à vive allure dans son champ de vision. Il se fit percuter brutalement, son corps valsant à plusieurs kilomètres sur le bitume. Ses os se brisèrent avant même que son corps frappa le sol. Son monde se renversa, se brisa en une multitude de douleurs et de couleurs. Son esprit vacilla dans le néant, sa chair engourdie accepta avec bienveillance la fin de sa vie. En quelques secondes, son cœur s'arrêta dans un dernier soupir.
Les voix glaciales se répandirent pourtant dans les méandres de son âme, une litanie qu'il entendrait à jamais, sans aucune once de répit dans son Enfer personnel :


« Que ressens-tu ?
Maintenant que la mort t'a eu ?
Qu'as-tu ressenti, Papillon de nuit ?
La vie a un prix, la tienne s'achève ici 
»

Le vernissage était terminé. On pouvait contempler l'ultime œuvre du grand « Karl Andersson ». Cela devait être la plus parfaite reproduction qu'on attendait de lui, exposé en pleine devanture de sa propre exposition avec les lumières artificielles de la rue qui venait éclairer son cadavre. Ses yeux avaient été énucléés, son corps brisé et éviscéré laissait apparaître ses boyaux étalés sur le trottoir gelé, tandis que ses mains furent amputées et attachées autour du cou du sculpteur. Les mortes avaient bien le droit de se montrer ironiques aussi après tout ! On disait qu'un artiste devenait souvent encore plus populaire à son trépas. Longue vie à toi l'artiste !

Le sang dans la galerie avait totalement disparu. Dans sa folie, l'artiste avait brisé la plupart des statues, laissant apparaître à la lumière du jour son macabre travail. Ses victimes étaient exposées aux yeux de tous. Les journaux s'étaient emparés de cette affaire avec un engouement démesuré, traversant tous les pays où Karl Andersson avait été un artiste reconnu et admiré par tant de ses pairs. Le mystère planait toujours concernant sa mort. Personne ne comprenait comment il avait fini pendu au-devant de sa propre exposition. Qui l'avait torturé de la sorte ? Certains spéculaient que c'était un des membres de la famille d'une des victimes qui avait joué les justiciers. La police avait mené son enquête sans trouver le moindre indice ou début de piste.
Aujourd'hui, la célébrité était toujours présente, mais en tant que tueur en série le plus marquant de l'histoire de ces dernières années. Ses proies se comptaient par dizaines... On ne savait pas si c'était la culpabilité qui l'avait poussé à briser son propre secret ou si c'était son psychisme qui n'avait pas résisté à ses actes de cruauté.
Mais la vérité importait-elle réellement ? Ses victimes pourtant ricanaient toujours depuis l'au-delà torturant son âme jusqu'à ce que l'Enfer décide de l'engloutir à jamais. 

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