II. Le secret de la perfection

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Alors, la vérité lui apparut clairement. Quelqu'un savait ce qu'il faisait, comment il s'y prenait pour obtenir de si parfaites sculptures. Quelques années plus tôt, Karl avait été un modeste employé des pompes funèbres, un thanatopracteur. En langage vulgaire, bien que cela ne définisse pas son métier : « embaumeur ». C'était un travail éreintant psychologiquement parlant, surtout pour lui qui était un homme sensible. Cette tâche ingrate qui consistait de s'occuper de la conservation des morts n'était pas une chose aisée. Il avait raté ses études de médecine. On l'avait traité à plusieurs reprises de bon à rien, que jamais il ne parviendrait à devenir un médecin qualifié et reconnu. Il n'avait pas la carrure pour cela, il s'en était rendu compte au fil des ans. 

C'est donc à partir de cette époque qu'il tentait de s'échapper de sa réalité en créant des sculptures. Certes, elles étaient loin de ressembler à ses sublimes créations d'aujourd'hui. Il s'était dès lors plongé au cœur de cet art subtil, laissant ses pensées morbides fuirent son cortex cérébral. Quand il travaillait sur ses œuvres, plus rien n'existait autour de lui. Hormis peut-être un sentiment inachevé, quelque chose qui devait venir obturer le trou béant en lui. Il avait bien cru pouvoir combler ce vide dans la présence de Séléna, sa fiancée depuis plus de six mois. Une idylle qui frôlait la perfection dans les romans à l'eau de rose que l'on pouvait lire de nos jours. Mais hélas, rien n'avait su remplir le vide où devait se trouver son âme.

Durant une sombre nuit pluvieuse, Karl avait arpenté les rues sans but. Il avait alors croisé le regard d'une jeune femme blonde, aux yeux bleu si clair qu'il n'avait pas pu résister. Il s'était approché d'elle. Il s'était mis à lui parler de choses futiles, à lui faire du charme. À cet instant, il avait totalement perdu le contrôle de lui-même. Il était devenu le simple spectateur de la scène qui se jouait sous ses yeux. De fil en aiguille, il avait ramené cette femme chez lui, lui faisant l'amour avec passion. Quand enfin elle s'était endormie, il s'était ensuite rendu dans son atelier. Ses instruments étaient encore posés sur le comptoir, puis son regard avait été attiré par quelque chose. Il s'agissait de son burin pointu. Machinalement, il s'en était saisi avant de retourner auprès de cette magnifique créature d'un soir.

Le silence. Seul le bruit de la respiration régulière de la jeune femme s'était fait entendre, ce fut d'un pas assuré que Karl s'était dirigé vers elle. Il avait levé sa main droite tenant fermement le burin pointu et l'avait abaissé avec violence et détermination en plein milieu de sa poitrine. La jeune femme avait ouvert brusquement les yeux, un cri muet qui était resté coincé au fond de sa gorge. Le sang était venu envahir sa bouche, s'écoulant lentement à la commissure de ses lèvres. Karl ne s'était pas arrêté à ce simple geste, il avait recommencé l'opération. Encore, encore et encore... jusqu'au moment où les draps étaient entièrement imbibés de son sang.
Le pseudo-artiste s'était enfin stoppé, le souffle court et les pupilles dilatés par son acte de folie. Il avait observé le cadavre sans émotion avec toujours pour obsession : garder sa beauté à jamais.

À cet instant, il avait trouvé le secret absolu pour obtenir une éternelle jeunesse. Après cela, ses pas l'avaient guidés machinalement vers son atelier pour prendre une bâche qui lui permettrait de déplacer le corps sans laisser la moindre trace. Il avait enveloppé fermement la dépouille à l'intérieur et s'était dirigé vers l'arrière de la bâtisse pour déposer le cadavre dans le coffre de sa voiture. Puis, il était retourné dans sa demeure faire le ménage rapidement, il avait brûlé les draps et ses propres vêtements. Une fois terminé, Karl s'était éclipsé vers son véhicule aussi imperturbable. Il avait démarré sa Volvo en direction de son lieu de travail. Il avait dû être rapide et précis. « Je devrais penser à installer tout le nécessaire chez moi », s'était-il dit à cet instant. Il était devenu le créateur, un dieu qui octroyait l'immortalité à des individus qui le mériteraient. Il serait un Dieu bon et juste.

La morgue était déserte et silencieuse. La nuit et le jour ne différaient finalement pas beaucoup, bien que la journée vît défiler de nombreuses familles endeuillées. La nuit était dédiée aux morts et à leur repos éternel sans que quiconque vienne les troubler. Pourtant ici, Karl n'était pas vraiment un étranger qui venait les déranger, bien au contraire. Il était celui qui les magnifiaient, sublimaient pour leur ultime voyage. Après avoir traversé la morgue, il avait déposé son fardeau sur une table. Il allait devoir être rapide et précis pour que rien ne se décompose. Il n'avait que quelques heures devant lui, le temps était un ennemi redoutable en tout point. Ses gestes avaient été d'une précision chirurgicale. Chaque coupure, chaque couture étaient comme un ballet sur une musique qui se déroulait dans son esprit.

Quand il avait enfin fini et nettoyé derrière lui, il était retourné chez lui pour s'attaquer à la sculpture. Pour laisser son art parler pour lui, il avait besoin d'une certaine ambiance, seule la musique pouvait le mettre dans une sorte de béatitude créatrice. Karl s'était dirigé machinalement vers sa chaîne hi-fi Bluetooth, le son n'avait pas tardé à envahir les enceintes de son atelier. Johannes Brahms et les danses hongroises étaient un classique indémodable et qui pouvait parler aux plus ignorants. Qui n'avait jamais entendu la 5e danse hongroise de Brahms ?
C'est dans cette sensation de bien-être intense que Karl avait préparé la glaise pour la statue. Il avait opté pour une sculpture en terre cuite. Le modèle particulier à l'intérieur ne résistera certes pas beaucoup, mais tant que la forme demeurait, c'était tout ce qui importait à ses yeux. Sa beauté figée dans l'éternité. Il allait devenir le nouveau prodige de l'art contemporain ! Qui ne rêvait pas de voir son nom traverser les âges ?
Il se rappelait bien avoir passé tout le reste de la nuit, ainsi qu'une bonne partie de sa matinée à terminer son chef-d'œuvre ! Et quelle perfection ! Une merveille s'exposait devant ses yeux ! À cet instant, il savait qu'il détenait le secret de l'art parfait. 

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