Journal des Goncourt (Premier Volume) Mémoires de la vie littéraire

Depuis le début
                                    

Ce journal ne devait paraître que vingt ans après ma mort. C'était, de ma part, une résolution arrêtée, lorsque l'an dernier, dans un séjour que je faisais à la campagne, chez Alphonse Daudet, je lui lisais un cahier de ce journal, que sur sa demande j'avais pris avec moi. Daudet prenait plaisir à la lecture, s'échauffait sur l'intérêt des choses racontées sous le coup de l'impression, me sollicitait d'en publier des fragments, mettait une douce violence à emporter ma volonté, en parlait à notre ami commun, Francis Magnard, qui avait l'aimable idée de les publier dans le _Figaro_.

Or voici ce journal, ou du moins la partie qu'il est possible de livrer à la publicité de mon vivant et du vivant de ceux que j'ai étudiés et peints _ad vivum_.

Ces mémoires sont absolument inédits, toutefois il m'a été impossible de ne pas à peu près rééditer, par-ci, par-là, tel petit morceau d'un roman ou d'une biographie contemporaine qui se trouve être une page du journal, employée comme document dans ce roman ou cette biographie.

Je demande enfin au lecteur de se montrer indulgent pour les premières années, où nous n'étions pas encore maîtres de notre instrument, où nous n'étions que d'assez imparfaits rédacteurs de la _note d'après nature_; puis, il voudra bien songer aussi qu'en ce temps de début, nos relations étaient très restreintes et, par conséquent, le champ de nos observations assez borné[1].

E. DE G.

[Note 1: Je refonds dans notre JOURNAL le petit volume des IDÉES ET SENSATIONS qui en étaient tirées, en les remettant à leur place et à leur date.]

JOURNAL DES GONCOURT

ANNÉE 1851

_2 Décembre 1851_.--Au jour du jugement dernier, quand les âmes seront amenées à la barre par de grands anges, qui, pendant les longs débats, dormiront, à l'instar des gendarmes, le menton sur leurs deux gants d'ordonnance, et quand Dieu le Père, en son auguste barbe blanche, ainsi que les membres de l'Institut le peignent dans les coupoles des églises, quand Dieu m'interrogera sur mes pensées, sur mes actes, sur les choses auxquelles j'ai prêté la complicité de mes yeux, ce jour-là: «Hélas! Seigneur, répondrai-je, j'ai vu un coup d'État!»

* * * * *

Mais qu'est-ce qu'un coup d'État, qu'est-ce qu'un changement de gouvernement pour des gens qui, le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une malechance ironique, c'était notre cas.

Le matin donc, lorsque, paresseusement encore, nous rêvions d'éditions, d'éditions à la Dumas père, claquant les portes, entrait bruyamment le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur _poivre et sel_, asthmatique et rageur.

--Nom de Dieu, c'est fait! soufflait-il.

--Quoi, c'est fait?

--Eh bien, le coup d'État!

--Ah! diable... et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd'hui!

--Votre roman... un roman... la France se fiche pas mal des romans aujourd'hui, mes gaillards!--et par un geste qui lui était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous, et allait porter la triomphante nouvelle du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa connaissance encore mal éveillés.

Aussitôt à bas de nos lits, et bien vite, nous étions dans la rue, notre vieille rue Saint-Georges, où déjà le petit hôtel du journal LE NATIONAL était occupé par la troupe... Et dans la rue, de suite nos yeux aux affiches, car égoïstement nous l'avouons,--parmi tout ce papier fraîchement placardé, annonçant la nouvelle troupe, son répertoire, ses exercices, les chefs d'emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de l'Élysée aux Tuileries--nous cherchions la nôtre d'affiche, l'affiche qui devait annoncer à Paris la publication d'EN 18.., et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de lettres de plus: _Edmond et Jules de Goncourt_.

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Mar 16, 2008 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

Journal des Goncourt (Premier Volume) Mémoires de la vie littéraireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant