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Ma voix tremblait un peu. Mais ce n'était pas grave. L'important, c'était qu'ils m'écoutaient tous. Moi, la fille debout devant le bureau du professeur, tenant dans sa main les feuilles des énoncés truqués comme autant de preuves de la véracité de mes accusations.

—... Et si vous estimez encore aujourd'hui qu'une femme doit être cantonnée aux tâches ménagères du foyer, à torcher les mômes en s'occupant de la popote, et que seuls les hommes ont la capacité d'appréhender réellement les choses de l'esprit, c'est que vous êtes... vous êtes... un vieux schnock tout moisi.

Je m'interrompis, légèrement essoufflée. Bon, ce n'était pas du Simone de Beauvoir, mais j'espérais tout de même que mon discours ferait son petit effet.

Il fut accueilli dans un silence qui dura cinq longues, très longues secondes, pendant lesquelles Ryleh soutint mon regard sans ciller.

Et puis il cilla. Je laissai échapper un glapissement d'horreur.

Ses yeux. Le coup des portes automatiques. Il l'avait refait.

Paniquée, je me tournai vers le reste de la classe.

— Vous avez vu ? Vous avez vu comme moi ce que ce type fabrique avec ses paupières ?

Indéniablement, ils avaient vu. Et tout portait à croire que ça ne leur posait aucun problème.

Ils s'étaient tous mis debout. Et me regardaient avec des yeux morts dont les pupilles avaient disparu. Une odeur de vase avait envahi la pièce et mon panini du midi sembla pris d'une envie subite de remonter à la surface pour assister directement à la suite des évènements.

Howard – ou l'être a posteriori non humain que j'avais connu sous ce nom – se mit alors à psalmodier d'une voix gutturale une mélopée étrange qui faisait quelque chose comme :

— Fnglou Mnglou Naftou Louri Ewag Anal Ftan.

Je ne m'accordai pas le temps de rembobiner la cassette pour tâcher de décoder le message et pris mes jambes à mon cou pour m'élancer en dehors de la salle de cours.

Quand je réalisai que toute la classe de Ryleh s'était lancée à mes trousses avec « Fnglou Mnglou » à la bouche, pour la première fois de ma vie, mes cheveux habituellement affublés d'une ondulation Babylisso-résistante, se dressèrent sur ma tête raides comme des piquets.

Faisant fi de cette nouveauté capillaire, j'ouvris une porte au hasard, espérant trouver du secours – et accessoirement la confirmation que ce n'était pas moi qui était d'un coup devenue complètement maboule – parmi les autres élèves du lycée.

La salle était vide – si l'on excluait le couple d'enseignants occupés à s'embrasser à pleine bouche. Je faillis refermer la porte en m'excusant pour le dérangement, mais je sursautai en reconnaissant le professeur Psitras et le professeur Kell. Qui, à y regarder de plus près, ne s'embrassaient pas vraiment comme j'embrasse Nicholas Hoult dans mes rêves (je vous rappelle que dans cette histoire, j'ai dix-huit ans). Ils procédaient plutôt à des échanges salivaires par tentacules buccaux interposés.

Lorsque leurs yeux membraneux se posèrent sur moi, je bondis en arrière avec un miaulement de terreur. La mélopée sinistre résonnait à présent partout dans les couloirs, et je caressai un instant l'idée de me laisser attraper, de me faire mordre, ou piquer, ou ce qu'il fallait pour devenir comme eux, rentrer dans le rang et me fondre dans la masse.

Mais il me restait un dernier espoir. Neil. La bibliothèque. S'il y était encore et n'avait pas été transformé, alors peut-être que nous pourrions à nous deux trouver une échappatoire.

Je me ruai vers l'annexe du bâtiment qui abritait la bibliothèque. Heureusement, l'absence de pupilles chez les disciples de Ryleh avait quelque peu mis à mal leur capacité à se repérer dans l'espace, et a fortiori à me repérer moi. Leur aveuglement était sans doute le seul avantage dont je disposais dans ma fuite. Je profitai de mon passage dans la cour pour frotter mes vêtements contre le limon déposé sur les pierres verdâtres, afin de dissimuler autant que possible mon odeur, et slalomai entre les horreurs non-vivantes qui avaient autrefois été mes camarades.

La réciproque de la pseudo-tentation (2015)Where stories live. Discover now