24 - Première croix

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              Les derniers rayons d'une sombre journée se reflétaient sur nos armes posées au sol. Dans le crépuscule, nous étions agenouillés en cercle autour du lieu funéraire érigé en l'honneur d'Arion. Les motifs d'enterrement, tracés par nos mains dans la terre, délimitaient une tombe vide, tragiquement sans dépouille, et Seth prononçait l'oraison funèbre, la voix grave et posée, dans une dignité propre à son rang :

— « ... Que son anima retourne à l'essence du monde,

Qu'il soit le Vent qui nous berce, l'Eau qui nous abreuve,

Qu'il ravive le Feu et ensemence la Terre ;

Que son âme rejoigne le berceau des morts,

Et que nos sanglots s'élèvent pour sa gloire perdue. »

Il marqua une pause, la mâchoire contractée.

Ee cryfdeär.

Ee cryfdeär, répéta Émïoka.

Et nos voix suivirent l'exemple à l'unisson. « À sa force ». Arion avait toujours fait preuve de gentillesse à mon égard et je regrettais de ne pas l'avoir mieux connu.

Il me fut impossible de trouver le sommeil ce soir-là. Lorsque les souffles endormis de mes compagnons s'élevèrent, j'allai au dehors de la grotte et me connectai avec la nature pour lui partager ma souffrance, la souffrance liée à ces souvenirs. Seth, posté à la sortie, avait pris son tour de garde. Il ne sembla pas étonné de me voir ; au contraire, j'eus l'impression qu'il m'attendait.

Allongée dans l'herbe, je méditai longuement, voyageant dans le réseau souterrain et quittant l'étroitesse de cette enveloppe corporelle. Ma conscience s'unit à l'ensemble de l'anima dans une parfaite harmonie. Je ne fus plus humaine, ni sorcière, mais un simple flux d'énergie dans une source torrentielle où les perceptions s'entrelaçaient. Quand j'eus terminé mes confessions silencieuses, l'énergie de la forêt caressa mes sens et prit avec elle une partie de ce fardeau ; alors enfin, je me détachai de mon élément pour rouvrir un œil sur la réalité.

La nuit était calme, parfois agitée par les sons réguliers de créatures nocturnes : au-dessus des coassements lointains s'élevait le sifflement d'une espèce inconnue. Des feux follets à la lumière vacillante erraient dans les bois dans une quête perdue de rédemption. Mes yeux se levèrent pour se fondre dans le vaste firmament qui brillait toujours peu importe l'horreur ici-bas. Hildegarde m'avait un soir parlé des constellations de ce monde ; la principale, la constellation de la Harpe, courait sur une grande partie de la voûte étoilée, réunion d'astres aux multiples éclats. Je retraçai sa forme imaginaire du bout des phalanges avant de baisser la main. Tout était si différent de ma terre... Je pensais, avec beaucoup de nostalgie, que ma famille et moi ne partagions même pas ce ciel-là. Nous étions séparés, complètement séparés.

La voix de Seth se souleva dans le calme environnant :

— Tu fais souvent des cauchemars.

Je tournai la tête. Une cigarette à la bouche, il me surveillait en même temps que le cadre nocturne. L'espace d'une minute, je me laissai aller à le contempler. Il y avait dans ses prunelles assombries par la nuit un éclat flamboyant avivé par le feu de la grotte. Ses yeux suivirent les mouvements de ma main caressant distraitement l'herbe.

— Oui. Je rêve souvent de là d'où je viens, admis-je d'un ton faible. Je revis en boucle cette journée où tout a commencé et, même si je sais que je ne devrais pas me diriger vers ce sapin, ça se finit toujours de la même manière. Parfois... Parfois je rêve que je suis proche d'y retourner, qu'un portail est ouvert à seulement quelques pas de moi et, lorsque je crois l'atteindre, il se ferme juste sous mes yeux. Et parfois, je rêve de visages. Je rêve des visages des vies que j'ai prises sur Sintu et que je n'ai même pas vus...

La Désillusion | Tome 1Where stories live. Discover now