Une multitude de blagues me viennent en tête, mais je me garde bien de les dire à voix haute. Tout d'abord parce que ce serait rabaissant envers mon ami qui se plie aux ordres quelque peu ridicules de quelques idiots qui décident de tout, mais aussi et surtout parce que ma tenue à moi n'est pas plus glorieuse.

Là où Ryen a hérité d'une belle chemise faite de soie de la couleur du sang, je n'ai qu'un plastron étincelant qui attend d'épouser mon buste.  Pas de chemise ni de maillot de corps ou de chandail, juste ma peau rendue luisante par toutes les huiles que les servantes ont appliquées sur mon buste.

— Votre altesse, siffle Nero.

Il se baisse et m'offre une révérence ridicule avant de faire mine de caresser mon torse du bout de son index. J'attrape sa main et le stoppe dans sa course, me retenant de ne pas lui casser le poignet sur le champ pour cet outrage sur ma personne. Obligé de me rappeler qu'il est mon ami, je me concentre sur le sérieux de Ryen qui n'esquisse qu'un léger sourire – sachant de toute façon qu'il n'a pas l'air plus fin que moi avec ses oreilles.

Je lâche le bras de Néro quand mon père fait irruption dans la cour, mettant fin à nos disputes enfantines et à toute discussion. Il salue brièvement les troupes avant de s'avancer vers moi d'une démarche assurée, un sourire caché derrière son air lisse.

— Tu as fière allure, fils.

Ses encouragements se terminent habituellement par une tape sur l'épaule, mais pour une raison quelque peu évidente, père garde les bras le long de son corps. Il ne les lève que pour s'emparer de mon plastron posé sur le banc, qu'il enfile au-dessus de ma tête avant de le serrer sèchement au niveau de mes épaules et de mes côtes.

— Ce n'est que pour cette fois, se justifie-t-il, devinant sans doute ma réticence à faire la putain devant l'ennemi.

— Je sais.

— As-tu saisi le sens de cette mise en scène ?

— Nous devons rendre les légendes vivantes, père.

— Exactement.

Yvris me contourne et s'arrête une fois dans mon dos afin de finir d'ajuster mon plastron. Voilà pas plus d'une minute que je le porte et l'huile frottée par le métal me chauffe déjà la peau.

— Qui es-tu, fils ?

— Loukas Stratos, héritier du royaume d'Afthonia, chef de guerre des soldats Afthoniens.

Le roi hoche la tête, attrape le pommeau de la selle et vérifie une première fois la sangle de Nox avant de m'inviter à monter. Je me hisse sur mon cheval, engaillardi par le discours de père. Les troupes toutes entières l'écoutent avec attention, sachant que personne d'autre que lui n'est capable de motiver autant ses soldats.  Il est bon de retrouver la grandeur d'Yvris, il y a bien longtemps que cela n'était plus arrivé.

Gardant la tête haute, je me concentre sur les paroles du roi et replace le masque en cuir qui couvre mon visage. Alors Yvris vérifie ma sangle une dernière fois et se recule afin de s'adresser à l'armée tout entière :

— Victorieux de la plus longue nuit, votre héritier est votre guide.

Des cris retentissent dans la nuit tandis que mes poils se dressent sur mes avant-bras.

— Il est la bête dans les bois, celui qui a dressé l'alpha pour en faire son compagnon. Il est la légende qui n'a guère besoin d'en être une. Regardez par vous-même !

Je sens les regards converger vers moi et reste concentré sur l'horizon, buvant les paroles de père pour aiguiser ma haine et mon besoin de victoire.

— Votre héritier ne souffre d'aucune cicatrice. Connaissez-vous un seul homme capable d'un tel exploit ? Un homme qui combat en première ligne chaque deuxième douzaine peut-il préserver son corps de la sorte ? Peut-il encore être un homme ? Ou bien une bête ?

Les cris se font plus intenses dans l'obscurité. Nox, rendu impatient par la tension dans mon corps, gratte le sol nerveusement. J'en oublie presque mon unique cicatrice, laide sous ce masque qui la cache en permanence.

— Montrez-leur que l'homme est la plus belle de nos richesses. Prouvez-leur que leur or ne peut concurrencer la pierre qui fait votre cœur.

Aux cris s'ajoutent le bruit du fer qui se croise et mes muscles se tendent. Je devine Yvris tapoter la croupe de Nox avant de le contourner et s'emparer des épées que j'ai laissées contre le banc avant de me mettre en selle. L'instant d'après, elles glissent à l'arrière de mon plastron où je m'applique à bien les sécuriser pour éviter toute mésaventure. Croyant être prêt, je suis surpris quand père dégaine une troisième épée qu'il me tend. Elle est plus petite, fine, et sertie de rubis. Entre le poignard et l'épée, l'arme est d'une beauté qui ne scierait qu'à une reine.

— L'épée du père, du fils... et de la regrettée.

Ses mots sont comme un souffle glacial. Entre ses mains se dresse le poignard de maman. Joyau de la couronne et souvenir impérissable, cette arme est une relique que même nos plus grands ennemis ne méritent de voir planter dans leur cœur. Pourtant, en cette nuit si spéciale, j'accueille l'offrande de père et me souviens avec nostalgie de la douceur de maman. Je regarde les rubis qui l'ornent comme si c'était elle qui me regardait, fière de ce combat que je mène en son nom. Fière de l'homme que son garçon adoré est devenu. Fière de celui qu'elle ne pourra plus jamais serrer dans ses bras, son corps décharné pourrissant dans sa tombe dorée.

Alors je range le poignard de la regrettée dans mon fourreau et laisse la haine m'envahir. Je sais père heureux de me voir me transformer de la sorte, persuadé que ma haine est l'unique raison de mes perpétuelles victoires.

— Qui es-tu, fils ? répète Yvris.

La réponse m'est soufflée par l'animal qui s'éveille dans mes tripes :

— Une bête.

— Qui sont-ils ?

— Des sales putains ! je crache, laissant la haine ne faire qu'un avec mon âme.

Peut-être un jour signera-t-elle ma perte, mais pas cette nuit.

— Ne me déçois pas, ajoute Yvris en prenant soin de parler à voix basse afin que je sois le seul à entendre. Ton existence même est une déception suffisante.

Cette nuit, la haine dégouline sur mon torse et ruisselle en pluie luisante sur mes muscles.

La transpiration remplace l'huile et la rose.

Les épines n'ont aucune odeur sinon celle de la mort.

*

Être l'héritier du royaume d'Afthonia ou comment être instrumentalisé par son propre père au point de s'oublier soi même. 🫠

Loukas ♥️

A vendredi mes petits coyotes 🐺


Insta : Tymlor

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