Chapitre 13 - Le petit Poucet

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Et cet extase lui donnait du courage dans ce qu'il ressentait comme être la traversée du pôle Nord les pieds nus !

C'était ça son mode de survie, cette capacité de défense qu'il s'était forgée avec le temps, pour lutter contre tous les malheurs qui l'accablaient. C'était son refuge secret, sa "panic room", son abri anti-atomique. Il était comme Gaara dans Naruto ! Le sable dans sa jarre le protégeait contre l'adversité. Il y avait accès à tout moment. Et s'en servait de mieux en mieux jour après jour. C'était sa défense ultime et son arme fatale.

Il était comme le joueur de flûte des Frères Grimm, qui pouvait autant sauver une ville de tous ses rats que tuer tous les enfants si on l'avait trompé !

Il pouvait être un dieu ou un démon.

Voir le monde avec les yeux d'un poète peut être magique ou tragique ! Du malheur qui le touche il peut être distant, hautain, ou détaché voire philosophe. Mais devant les malheurs des autres il peut s'effondrer en larmes. Il peut trouver extraordinairement magnifiques un coucher de soleil, un arc en ciel, un regard de femme, un rire d'enfant, un sportif dans l'effort, et pitoyables et grotesques des nymphetes qui se trémoussent devant leurs téléphones, des chanteurs minables adulés par des foules de décerebrés, des politiciens véreux qui laissent la planète se faire tuer à petit feu, et encore plus pitoyable la mort lente de l'orthographe en France ! Ces horreurs le dégoûtaient au plus haut point. Ces idées lui traversaient l'esprit tandis qu'il marchait à l'aveugle dans cet enfer blanc.

Cette vision du monde ne l'extirpait pas du monde. Il ne vivait que plus ou moins intensément certains épisodes de sa lente destruction programmée.
Il savait s'évader quand il en avait besoin. Il en avait la force. Mais n'était-ce pas aussi sa faiblesse ?
Le poète est l'hypersensible du groupe, le seul plomb qui brûle quand le foudre tombe mais aussi  l'éclaireur qui voit le premier de sa vigie la terre où accoster ou bien l'iceberg à éviter.

Le poète n'est pas le ridicule chanteur à la lyre dans Asterix qui se fait tout le temps frapper par les autres ! Ni le Schtroumpf rêveur ou le Schtroumpf à lunettes que personne n'écoute et qui se font botter le "schtroumpf" à grands coups de "schtroumpf" dans la "schtroumpf" !!
Uderzo et Peyo étaient ses auteurs préférés quand il était jeune !

Il avait marché longtemps dans cette maudite neige pendant qu'il ressassait ses idées poétiques plus ou moins drôles et aurait dû être arrivé depuis longtemps déjà.

Mais il ne reconnaissait rien dans cette étendue gelée sous ces lumières blafardes. Bientôt il serait 23h et le couvre feu qui permet de moins consommer et de préserver la fonte des glaces au pôle Nord allait commencer. Bref dans quelques minutes il serait perdu dans le noir complet, dehors, les pieds gelés, dans ce magnifique et mortel désert blanc immaculé.

Il allait être aveugle et mourir de froid ! Il se sentit comme Sid dans L'Age de Glace : "Seul, esseulé et solitaire ! "

Mais là, ce n'était pas drôle !

Il chercha à voir les noms des rues que pourtant il connaissaient si bien. Mais son pauvre téléphone n'éclairait rien avec ce rideau impitoyable de flocons .

Il pensa alors au Petit Poucet de Charles Perrault, tout perdu qu'il était dans cette forêt d'immeubles comme les arbres immenses du conte. Il n'avait posé derrière lui aucun petit caillou, ni bout de pain. Il allait se faire dévorer par les loups comme dans l'histoire ! Mais il se reprit et se dit qu'il n'y avait pas de loups par ici. Enfin... il n'en était pas sûr !
Et le doute devint une peur qui se transforma en psychose. Son coeur commença à s'accélérer. Il fallait qu'il rejoigne vite, très vite, son chez lui, et qu'il ne soit pas, demain, le corps sans vie qui fera la une des journaux, et dont tout le monde se moquera !

Je ne sais pas si je préfère la morsure des loups ou celle de la nuit glaciale ! Se dit-il froidement.

Il rebroussa chemin en se disant qu'il aurait bien aimé avoir posé ces fameux petits cailloux pour retrouver sa trace, mais soudain il baissa la tête et vit ses pas dessiner une ligne sur la neige, une trajectoire, un balisage. Il n'avait qu'à suivre les points noirs pour retourner à la bouquinerie, puis jusqu'à chez lui, si on voyait encore les traces...

— C'est plus facile quand le chemin est marqué ! marmonna-t-il. Il n'y a qu'à suivre les pointillés ! Comme pour découper un dessin !

Et cette blague le réchauffa un peu. Il remercia le ciel qu'il n'y eut pas trop de neige et se fit la remarque à lui même que ses traces furent encore "fraiches", et sa piste encore "chaude" ! Il ricana bêtement de cette blague idiote, lui qui fit sur le point de mourir gelée il y a peu.

— T'es givrée mon pauvre ! lui lança pour plaisanter sa petite voix comme une boule de neige dans le dos.

Il repassa devant chez GéGé. Les lumières étaient encore allumées et des bruits de chaînes frottant sur du métal déchiraient le silence. On entendit soudain un cri étouffé.

— Qu'est-ce qu'il fait à cette heure-là le GéGé ? C'est quoi ce bruit horrible ?! C'est à vous glacer le sang ! Se dit-il en se rendant compte que ses jeux de mots étaient encore de très mauvais goût !

Cela le fit sourire encore une fois malgré tout. Son humour, comme toujours. avait déjoué son angoisse.

Il n'osa pas aller voir la raison de ces bruits horribles. Il se dit que Gérard devait réparer quelque chose ou nettoyer derrière lui...

Il suivit sa ligne directrice et fila jusqu'à chez lui, retrouva la porte de son immeuble et s'y engouffra vite.

Il avait résisté au froid et à l'obscurité. Il était fier d'avoir échappé à la mort ! Il se sentait comme un héros. Alors lui vint une révélation :

J'ai survécu grâce aux lignes noires sur la route blanche ! C'est un signe ! C'est comme des mots sur une page ! Ma survie viendra de mon écriture !

Et il se jeta sous une douche brûlante...mais ne pouvait s'empêcher de repenser, en grinçant quelque peu des dents, à ce bruit de chaînes et à ce cri d'homme torturé qui provenaient de la bouquinerie...

Montez !Where stories live. Discover now