Prologue - Delphine

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Ça fait des mois que je patiente. C'est à croire qu'aucune université ne veut de moi. Je vais finir cloîtrée ici, dans le Kentucky, à faire des dizaines de gâteaux par jour. Cette idée me donne le tournis. Je n'ai jamais voulu terminer aux fourneaux, à brasser des kilos de farine à des œufs. C'est le rêve de mon père, ça. Et celui qu'il a bâti pour moi.

Je suis loin d'aspirer à cette passion. Je suis le mouton noir de ma famille ; je diverge du chemin établi par les générations précédentes. Ça fait plus de cinquante ans que ce commerce se passe de mains en mains. Et, ça s'arrête avec moi.

-        Delphi, me crie mon père depuis l'étage du bas. On a reçu du courrier.

Aussi vite qu'annoncé, je dévale les escaliers vers la cuisine où je trouve une pile de lettres sur la table. Les unes après les autres, je regarde le nom inscrit sur chaque bout de papier. Une seule, pitié. Faites que je sois prise.

Delphine Kennedy. Noir sur blanc, mon nom est inscrit sur l'enveloppe avec le sceau de l'université de l'Arkansas. Mon cœur palpite. Toute cette attente pour, finalement, avoir peur le moment venu. Si je suis refusée, je ne saurais quoi faire. Depuis que je suis toute petite, je n'ai qu'un seul but en tête : étudier la littérature dans l'une des plus grandes écoles du pays. L'université de l'Arkansas n'est peut-être pas la plus primée, mais je vais atteindre ce que j'avais en tête. Du moins, il faudrait que je commence par être admise.

-        Est-ce que tu comptes l'ouvrir un jour ou tu souhaites la garder en souvenir? me demande mon père, voyant bien que ma main tremble à l'idée de franchir le gap.

Je soupire.

-        Et si je n'étais pas acceptée?

Je ne sais pas si je le dis pour lui ou pour nommer ma crainte à haute voix. Ce programme doit bien recevoir des centaines et des centaines de candidatures. Pourquoi la mienne se démarquerait-elle des autres? Je n'ai rien fait de particulier.

-        Si tu ne l'ouvres pas, je vais le faire pour toi.

Mon père me regarde, attendant que je la lui tende. Pourtant, je sais qu'en la lui remettant, je retourne à la case départ. Mon père ne sait ni lire ni écrire. Il ne peut, même s'il mettait tous les efforts du monde, me donner la réponse du recteur de l'université.

Ses doigts déchirent le papier de l'enveloppe pour y sortir le Saint Graal. Derrière ses lunettes, il fronce les sourcils. Ce sont les premiers signes qu'il n'arrive pas à comprendre. J'aimerais lui apprendre la lecture, l'aider à former ses premières lettres. Le voir ainsi me brise le cœur.

-        Je n'y arrive pas... Je suis désolé, ma puce.

-        Ce n'est pas grave, papa.

Il s'en veut, je le sais. Je voudrais tant lui dire que rien n'est sa faute. Je lui fais un sourire sincère avant de le serrer dans mes bras. Entre nous, ce geste représente bien plus que des mots. Alors que notre étreinte tire à sa fin, mon père est secoué par l'une de ses fréquentes quintes de toux. Je m'inquiète à son sujet et pourtant, il refuse catégoriquement de voir quelconque médecin. Je me rends à la cuisine pour lui chercher un verre d'eau.

-        Papa, tu devrais consulter...

Il balaie ma question du signe de la main tout en buvant une gorgée. Sa respiration se calme.

-        Et si on s'intéressait autre chose, plutôt?

Quel détour de la situation! Je ne sais pourquoi il redoute les hôpitaux à ce point...

Je reprends la feuille qui plane entre nous. Le moment est finalement arrivé, l'attente tire à sa fin. J'inspire une grande bouffée d'air, afin de faire diminuer cette boule d'angoisse qui ne cesse de grandir dans le creux de mon estomac.

-        Alors...

Le papier crisse entre mes doigts lorsque je le tire de l'enveloppe. Voilà enfin...

Je suis...

-        Acceptée!

Après tous ces mois d'attente, me voilà enfin fixée. Dans quelques semaines, je m'envolerai pour l'Arkansas où la folle de la littérature qui dort en moi s'épanouira jusqu'à la fin de ses études. Sans le vouloir, des larmes coulent sur mes joues. Toutefois, je ne pourrais dire s'il s'agit de soulagement, de joie et de tristesse. J'avais si hâte de partir, mais je n'avais pas réalisé jusqu'à maintenant que je laisserais mon père derrière. Seul.

-        Ta mère aurait été si fière de toi, Delphi

L'évocation du souvenir de ma mère me prend direct au cœur. Voilà déjà vingt ans qu'elle nous a quittés, laissant un vide immense dans notre famille. De ce que l'on m'a raconté, c'était un soir de printemps et la pluie tombait de plus belle. Mes parents étaient sortis pour souligner leur anniversaire de mariage. Ils m'avaient confiée pour la soirée à Tamy, une amie et employée. J'étais trop petite à l'époque pour comprendre que maman n'allait pas revenir à la maison, car un chauffeur immature a décidé de prendre le volant après quelques, trop selon moi, de consommation. Alors que ma mère attendait que mon père règle la note de leur soirée, la voiture de l'homme est entrée en collision avec celle de mes parents garée au bord du chemin.

Le bruit de l'impact s'est fait entendre à plusieurs coins de rues de là. Les services d'urgence ont été hâtés sur place, mais il n'avait plus rien à faire. Maman est morte sur le coup, mais son décès n'a été confirmé qu'une fois rendu à l'hôpital.

Mon père a été complètement anéanti. Il perdait l'amour de sa vie.

À trois ans, je venais de perdre ma mère, celle qui me connaissait le mieux. Je n'ai que de vagues souvenirs, si ce n'est ceux que l'on me confie lorsqu'on me parle d'elle. Tu lui ressembles tellement avec ta chevelure de blondine! Être comme ma mère me faisait mal. J'avais l'impression que mon père voyait celle qu'il avait aimée tous les jours qu'il me voyait. Je ne pouvais pas continuer de tourner le couteau dans la plaie, il ne réussirait jamais à faire son deuil. Est-il possible de guérir de la mort de quelqu'un? J'en doute.

Du jour au lendemain, mes cheveux de Barbie ont terminé dans le lavabo de la salle de bain. D'une longue crinière, je me suis retrouvée avec une coupe où les mèches étaient plus ou moins de la même longueur. De blonde, j'ai pris le chemin de la pharmacie pour une teinture rose.

Le reflet que me renvoyait le miroir me fit étrange. J'étais désormais une personne à part entière et plus le portrait d'une défunte personne. Je mettais ma mère dans un tiroir de mon cerveau. Je ne cherchais pas à l'oublier, c'était sans doute ma manière de passer au travers.

Encore aujourd'hui, à vingt-trois ans, elle me manque toujours autant.

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