IV:Ses habitudes

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– Une promenade. Je vous ai dit que j'étais charmée par ma compagne à certains égards. Mais il y avait en elle plusieurs choses qui me plaisaient beaucoup moins. Je commencerai par la décrire. Elle était d'une taille au-dessus de la moyenne, mince et étonnamment gracieuse. À l'exception de l'extrême langueur de ses gestes, rien dans son aspect ne révélait qu'elle fût malade. Elle avait un teint éclatant et coloré, des traits menus parfaitement modelés, de grands yeux noirs au vif éclat. Sa chevelure était magnifique. Jamais je n'ai vu des cheveux aussi épais, aussi longs que les siens, lorsqu'ils retombaient librement sur ses épaules. Je les ai bien souvent soulevés dans mes mains et me suis émerveillée en riant de les trouver si lourds. Prodigieusement fins et soyeux, ils étaient d'un brun très sombre, très chaud, avec des reflets d'or. Quand elle était étendue sur sa chaise-longue, dans sa chambre, me parlant de sa voix douce et basse, j'aimais les dénouer et les laisser tomber de tout leur poids, pour ensuite les enrouler autour de mes doigts, les natter, les étaler, jouer avec eux. Ciel ! si j'avais su alors tout ce que je sais maintenant !

Je vous ai dit que plusieurs choses me déplaisaient en elle. Si j'avais été captivée par la confiance qu'elle m'avait témoignée la nuit de notre première rencontre, je m'aperçus par la suite qu'elle manifestait une réserve toujours en éveil pour tout ce qui concernait elle-même ou sa mère, pour son histoire, ses ancêtres, sa vie passée, ses projets d'avenir. Sans doute étais-je déraisonnable et avais-je grand tort ; sans doute aurais-je dû respecter l'injonction solennelle que la majestueuse dame en velours noir avait faite à mon père. Mais la curiosité est une passion turbulente et sans scrupules, et aucune jeune fille ne saurait endurer patiemment de se voir déjouée sur ce point par une autre. À qui donc aurait-elle porté préjudice en m'apprenant ce que je brûlais de connaître ? N'avait-elle pas confiance dans mon bon sens ou dans mon honneur ? Pourquoi ne voulait-elle pas me croire quand je lui donnais l'assurance solennelle que je ne divulguerais pas la moindre de ses paroles à âme qui vive ? Je croyais déceler une froideur qui n'était pas de son âge dans ce refus obstiné, mélancolique et souriant, de me montrer le plus faible rayon de lumière. Je ne puis dire que nous ne nous querellâmes jamais sur ce point, car elle refusait toute querelle. En vérité, je me montrais injuste et impolie en la pressant de parler, mais je ne pouvais m'en empêcher ; pourtant, j'aurais pu tout aussi bien ne pas toucher à ce sujet. Ce qu'elle consentit à m'apprendre se réduisait à rien, à mon sens (tant j'étais déraisonnable dans mon estimation). Le tout se bornait à trois révélations fort vagues : En premier lieu, elle se nommait Carmilla. En second lieu, elle appartenait à une très noble et très ancienne famille. En troisième lieu, sa demeure se trouvait quelque part à l'occident. Elle refusa de me faire connaître le nom de ses parents, leur blason, le nom de leur domaine, et même celui du pays où ils vivaient. N'allez pas croire que je la tourmentais sans cesse de mes questions. Je guettais les moments propices, et procédais par insinuation plutôt que par demande pressante (à l'exception d'une ou deux attaques directes). Mais quelle que fût ma tactique, j'aboutissais toujours à un échec complet. Reproches et caresses ne produisaient aucun effet sur elle. Pourtant je dois ajouter qu'elle se dérobait avec tant de grâce mélancolique et suppliante, tant de déclarations passionnées de tendresse à mon égard et de foi en mon honneur, tant de promesses de tout me révéler un jour, que je n'avais pas le cœur de rester longtemps fâchée contre elle. Elle avait coutume de me passer ses beaux bras autour du cou, de m'attirer vers elle, et, posant sa joue contre la mienne, de murmurer à mon oreille : – Ma chérie, ton petit cœur est blessé. Ne me juge pas cruelle parce que j'obéis à l'irrésistible loi qui fait ma force et ma faiblesse. Si ton cœur adorable est blessé, mon cœur farouche saigne en même temps que lui. Dans le ravissement de mon humiliation sans bornes, je vis de ta vie ardente, et tu mourras, oui, tu mourras avec délices, pour te fondre en la mienne. Je n'y puis rien : de même que je vais vers toi, de même, à ton tour, tu iras vers d'autres, et tu apprendras l'extase de cette cruauté qui est pourtant de l'amour. Donc, pour quelque temps encore, ne cherche pas à en savoir davantage sur moi et les miens, mais accorde-moi ta confiance de toute ton âme aimante. Après avoir prononcé cette rapsodie, elle resserrait son étreinte frémissante, et ses lèvres me brûlaient doucement les joues par de tendres baisers. Son langage et son émoi me semblaient pareillement incompréhensibles. J'éprouvais le désir de m'arracher à ces sottes étreintes (qui, je dois l'avouer, étaient assez rares), mais toute mon énergie semblait m'abandonner. Ses paroles, murmurées à voix très basse, étaient une berceuse à mon oreille, et leur douce influence transformait ma résistance en une sorte d'extase d'où je ne parvenais à sortir que lorsque mon amie retirait ses bras. Elle me déplaisait grandement dans ces humeurs mystérieuses. J'éprouvais une étrange exaltation, très agréable, certes, mais à laquelle se mêlait une vague sensation de crainte et de dégoût. Je ne pouvais penser clairement à Carmilla au cours de ces scènes ; néanmoins, j'avais conscience d'une tendresse qui tournait à l'adoration, en même temps que d'une certaine horreur. Je sais qu'il y a là un véritable paradoxe, mais je suis incapable d'expliquer autrement ce que je ressentais. Tandis que j'écris ces lignes d'une main tremblante, plus de dix ans après, je garde le souvenir horrifié et confus de certains incidents, de certaines situations, au cours de l'ordalie que je subissais à mon insu ; par contre, je me rappelle avec une très grande netteté le cours principal de mon histoire. En vérité, je crois que, dans la vie de chacun de nous, les scènes pendant lesquelles nos passions ont été stimulées d'une façon particulièrement effroyable sont celles, entre toutes, qui laissent l'impression la plus vague sur notre mémoire. Parfois, après une heure d'apathie, ma étrange et belle compagne me prenait la main et la serrait longtemps avec tendresse ; une légère rougeur aux joues, elle fixait sur mon visage un regard plein de feu languide, en respirant si vite que son corsage se soulevait et retombait au rythme de son souffle tumultueux. On eût cru voir se manifester l'ardeur d'un amant. J'en étais fort gênée car cela me semblait haïssable et pourtant irrésistible. Me dévorant des yeux, elle m'attirait vers elle, et ses lèvres brûlantes couvraient mes joues de baisers tandis qu'elle murmurait d'une voix entre coupée : « Tu es mienne, tu seras mienne, et toi et moi nous ne ferons qu'une à jamais ! » Après quoi, elle se rejetait en arrière sur sa chaise-longue, couvrait ses yeux de ses petites mains, et me laissait toute tremblante. – Sommes-nous donc apparentées ? lui demandais-je. Que signifient tous ces transports ? Peut-être retrouves-tu en moi l'image d'un être que tu chéris ; mais tu ne dois pas te comporter de la sorte. Je déteste cela. Je ne te reconnais pas, je ne me reconnais pas moi-même, quand tu prends ce visage, quand tu prononces ces paroles. Ma véhémence lui arrachait alors un grand soupir ; elle détournait la tête et lâchait ma main. J'essayais vainement d'échafauder une théorie satisfaisante au sujet de ces manifestations extraordinaires. Je ne pouvais les attribuer ni à la simulation ni à la supercherie, car, à n'en pas douter, elles n'étaient que l'explosion temporaire d'une émotion instinctive réprimée. Carmilla souffrait-elle de brefs accès de démence, quoi que sa mère eût affirmé le contraire ? Ou bien s'agissait-il d'un déguisement et d'une affaire de cœur ? J'avais lu des choses semblables dans des livres d'autrefois. Un jeune amant s'était-il introduit dans la maison pour essayer de me faire la cour en vêtements de femme, avec l'aide d'une habile aventurière d'âge mûr ? Mais, si flatteuse que fût pour moi cette hypothèse, plusieurs choses m'en démontraient la vanité. Je ne pouvais me vanter de recevoir aucune des petites attentions que la galanterie masculine se plaît à prodiguer. Ces moments de passion étaient séparés par de longs intervalles de calme, de gaieté, ou de tristesse pensive, au cours desquels j'aurais pu croire parfois ne lui être rien, si je ne l'avais pas vue suivre tous mes mouvements de ses yeux où brûlait une flamme mélancolique. En dehors de ces brèves périodes de mystérieuse exaltation, elle avait un comportement tout féminin, entièrement incompatible avec un organisme masculin en bonne santé. Certaines de ses habitudes me paraissaient bizarres (bien qu'une dame de la ville, comme vous, puisse les trouver moins singulières qu'elles ne l'étaient pour nous autres, campagnards). Elle descendait généralement très tard, vers une heure de l'après-midi, et prenait alors une tasse de chocolat sans rien manger.

CarmillaWhere stories live. Discover now