Chapitre 2 - La petite voix

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François avait passé la vingtaine. La campagne française où il vivait l'avait habitué au rythme des quatre saisons. C'était l'hiver et la neige s'amassait en couches épaisses. Les petites collines devenaient de véritables pentes de glisse pour les enfants. Les rires et les chutes allaient bon train dans son village. Il aimait ce froid vivifiant. La terre gelée était en pause, attendant patiemment le retour du soleil d'Avril.

Pour lui, cette période était plus que tout propice à la lecture. Le calme était parfait. Le peu d'âmes qui s'aventurait dehors ne faisait que filer sous ses fenêtres closes. Les rires des enfants étaient étouffés derrière ses carreaux épais et ses gros rideaux. Il ne prenait pas part à ce monde. Il le regardait. Il vivait au milieu de ces gens, mais sans attache. Son désir d'évasion était si grand que lire était son échappatoire magique, sa porte dérobée, son génie dans la lanterne.

Livré à lui même depuis ses 18 ans, ayant perdu son père jeune, et mis dehors de chez sa mère dont le cerveau fut rongé par l'alcool et la dépression, François allait d'un petit boulot à l'autre.
Sans implication il ne restait jamais longtemps au même endroit. Livreur, employé de rangement, nettoyage et autre boulot ingrat le déprimaient à chaque fois un peu plus.

Il n'y a que rentré chez lui, seul le soir, qu'il respirait enfin, libre, et qu'il savourait la vie virtuelle et passionnante du lecteur nocturne. Il dévorait chaque nuit des kilomètres de lignes noires et des montagnes de mondes imaginaires qui remplissaient, pour le moins, sa vie.
Le peu qu'il dormait, il devait rêver d'être l'un de ses personnages de roman. Une nuit, il serait Sherlock Holmes contre Moriarty dans les chutes de Reichenbach, une autre nuit Bardamu, une autre Raskolnikov, ou Jean Baptiste Grenouille !
Tous ces personnages et toutes ces ambiances si riches le hantaient, nourrissaient sa vie, son âme, son intellect, plus que sa vraie vie et que les vraies personnes qu'il côtoyait.

Il vivait dans un HLM vétuste, dans l'incurie et l'insalubrité. Son unique pièce de vie sentait le moisi et le laisser aller. Son petit appartement était plein de livres en tous genres. On aurait dit la boutique d'un bouquiniste. On pouvait trouver des anciennes bandes dessinées à côté des tous les tomes en vrac de La Recherche de Marcel Proust, on y voyait Matière à rire de Devos côtoyer L'être et le Néant de Sartre, Écho Park de Connelly posé sur Madame Bovary de Flaubert, et Le Parfum de Suskind s'adosser sur Le monde comme Volonté et comme Représentation de Schopenhauer.

C'était un tel fatras, un tel empilement improbable de bouquins qu'on se demandait s'il les avait tous lus, et s'il savait en retrouver un si on lui demandait !

Mais personne ne venait chez lui. Il n'invitait pas de monde dans son antre livresque. C'était son univers.

Il était bien là, entouré de toutes ces pages qui sentaient la poussière et le renfermé !

Ses murs seraient recouverts de pages de livres qu'il en serait comblé ! Cela l'isolerait encore plus du monde et de son chaos incessant, de sa complexité inhumaine et de ses inéluctables douleurs.

Il avait une anxiété maladive, extrême. Il vérifiait vingt fois par jour que la bouteille de gaz soit bien fermée, et que sa porte soit bien verrouillée.
Il avait plein de tics nerveux.
Il se rongeait les ongles. Il se mordait aussi l'intérieur de la joue en permanence, en se tordant les lèvres de façon disgracieuse et même effrayante !

Les gens alentour le connaissaient. Les voisins étaient habitués à le voir errer avec tant d'agitation. C'était sa manière d'être : tout replié sur lui-même, fuyant les regards, une discrète boule de nerfs, se déplaçant vite, furtivement, comme une ombre dévorée de stress, tel un fantôme maudit.

Avec toutes ses lectures, il avait engrangé tant d'expérience, tant de vécu et tant de sentiments multiples et profonds qu'il avait l'impression d'avoir vécu mille vies !

Sa connaissance de l'âme humaine était si riche qu'il comprenait tout et tout le monde très vite. Il voyait dans sa tête les actions passées, présentes et futures de quelqu'un à son regard, sa démarche, sa voix, ou ses vêtements. Il croyait tout percevoir avant les autres tel un grand détective ! Et c'était souvent le cas ! En somme il lisait le monde réel comme un livre ouvert.

Par exemple, simplement en marchant dans la rue, il comprit l'infidélité criante de cet homme au restaurant qui, pourtant en compagnie de sa femme, regardait fixement la superbe jeune serveuse et tentait de lui montrer son intérêt par des œillades enflammées dès que son épouse regardait ailleurs !

Une autre fois, dans la rue encore, il perçut la tristesse profonde d'une dame qui marchait très lentement, la tête baissée, le regard éteint, le teint gris, ses vêtements usés et son sac à main râpé. Il ressentit de l'abandon, et sa grande dépression. Il pensa même qu'elle eut voulu mettre fin à ses jours. Il aurait aimé savoir comment elle en était arrivée là et ce qu'elle avait dû endurer pour tomber si bas.

Dans le bus, il fut choqué de voir cet enfant au regard de lumière qui le fixait, intensément, lui qui pensait être invisible. Cet enfant blond au sourire d'ange le dévisageait pendant que lui regardait les autres. François voyait en ce petit être délicat toute la pureté encore vierge et fragile de la jeunesse avant que s'abattent sur lui sans retenue les violences, les tortures et les angoisses du monde. Le mal avait jusqu'à présent épargné sa petite bouille si fraîche. Mais en regardant ses parents il eut un coup au cœur. Son père (ou son beau père) avait une tête d'ivrogne déjà bien imbibé à cette heure de la journée. Et ses yeux à la fois dans le flou et la hargne ne présageaient rien de bon. Sa mère était là, mais ailleurs. Ses yeux étaient loin de tout ce tohu-bohu qui l'entourait, loin aussi de cet homme auquel elle n'accordait aucune attention, et encore plus loin de cet enfant qui semblait ne pas être le sien.

Ce chérubin va vite connaître l'enfer ! lança une voix off.

Cette petite voix dans sa tête commentait tout. Elle avait pris naissance en lui on ne saurait dire à quel moment spécial de sa vie, ni à cause de quel trauma, quel miracle ou quelle damnation. Il avait juste l'impression qu'elle était toujours là, qu'elle était née avec lui, qu'elle faisait partie de lui comme une excroissance de son être ou de son âme. C'était sa parade contre sa grande solitude. Il se parlait.

Il écoutait souvent cette petite présence qui le rassurait, le réconfortait, lui donnait du baume au cœur, lui faisait entendre raison quand il tournait mal, ou lui faisait reprendre ses esprits quand il était perdu. C'était une ombre familière, un doudou virtuel, une sorte de Jiminy Cricket comme dans Pinocchio.

Cette petite peste l'induisait parfois aussi en erreur, l'entraînant sur le mauvais chemin comme un petit diable. Elle était alors semblable au dangereux passager noir de Dexter , quand elle fait pencher la balance du côté sombre !

Bref c'était à qui voulait l'entendre cette petite coquine ! Des fois, à la limite de la schizophrénie, il lui demandait même de se taire !
Et comme dans Fight Club, il se battait dans sa tête contre lui-même et surtout contre sa propre invention mentale, tel le Docteur Frankenstein contre sa créature.

Sa petite voix prenait trop de place...

La lecture assourdissait sa petite mélodie interne et calmait son esprit tempétueux en plaquant la prosodie du livre sur ce fond sonore permanent !

Les pages avaient cette fonction antalgique sur lui. Et c'est peut-être aussi pour ça qu'il en était tant dépendant ... comme un malade sous morphine.

Les livres soignaient son mal mais aussi sa solitude, celle des grands liseurs. L'isolement était le pendant obligatoire de son addiction. Et se couper du monde, il savait faire : fermer ses volets, ses portes, ses fenêtres, il en avait pris l'habitude pendant ses longues heures de lecture intarissable où il se négligeait entièrement. Il oubliait de manger, de dormir, et même de se laver tant il était absorbé par ses "lignes" comme un cocaïnomane !

Son hygiène personnelle et la propreté de son logement passaient au second plan.

Sa drogue l'apaisait mais le détruisait aussi à petit feu.

un mal contre un mal ...

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