Un jour, il m'avait dit que tout passait par le regard, par la puissance des yeux et le message qu'ils permettent de faire passer. Depuis, ces mots sont les seuls qu'il ait dit que je crois encore.

Je reprends ma respiration, me redresse et tends ma main. Il me la sert gentiment, comme si mon visage et le sourire que je lui donnais faisaient déjà son travail. Sur son badge, en fin de vie, je discerne, à travers une écriture juxtaposée, son prénom : Joel. Joel ne doit pas avoir plus de quarante ans, si ce n'est pas moins. Il est le stéréotype même du gars qui travaille sur un port, du moins celui que je me fais.

— Bonjour et excusez-moi. Je voulais vous poser quelques questions à propos de l'un des bateaux en réparation ici.

— Bonjour. Nom du propriétaire ?

— Pontils. Karine Pontils. Il vous a été remis il y a plus de deux semaines.

Il ne me répond pas tout de suite et semble réfléchir, faisant fonctionner sa mémoire que j'imagine remplie à ras bord.

— Vous êtes de la famille ?

— Oui, je suis son fils. Je peux l'appeler si vous voulez sa confirmation.

Cette fois-ci, il n'hésite pas et me répond immédiatement :

— Oh non, je pense que ça ira, rigole-t-il.

Je lui souris, enlève mon bonnet et passe ma main dans mes cheveux avant de le remettre à sa place. Depuis que nous sommes en voyage à travers le monde et les mers, ces derniers ne cessent de devenir de plus en plus clairs. Je me rappelle encore les quelques photos ou brides de souvenirs de quand ils étaient aussi foncés que ceux de ma mère. Maintenant, je pourrais presque croire qu'ils sont blonds, par moment. Mais jamais je ne le serai, jamais je ne le voudrai. Être brun est l'une des choses dont je suis le plus fier. Car cette couleur de cheveux me rapproche de ma mère et oublie de me lier à mon père et ses cheveux brun clair, comme moi à présent.

— Suivez-moi, je ne bosse pas sur le chantier de votre bateau. Mais nous avons l'habitude de tout marquer quelque part, donc je peux quand même vous être utile.

Une nouvelle fois, je l'entends qui rigole et sur ce coup-là, je fais de même. C'est alors de cette manière, sur la bonne note qu'il vient de disperser dans l'air, que nous nous dirigeons vers un grand bâtiment, contenant certainement les bureaux.

Je regarde autour de moi, lève les yeux vers les grands mats des bateaux et pense au fait que le nôtre sera bientôt de nouveau sur l'eau. Je suis seulement venu ici pour savoir d'ici combien de temps nous allons pouvoir retrouver la mer. Tout ceci me manque. Le vent qui fait voler nos cheveux, qui nous frappe en plein visage, nous faisant éclater de rire. Les vagues qui nous bousculent, qui nous surplombent ou qui nous laissent les surplomber. Elles ont toujours été bienveillantes avec nous, je me suis toujours senti aimé avec elles. Comme si entre elles, j'étais chez moi. Sans vraiment l'être.

Aujourd'hui, je n'ai plus de foyer. À l'état pur.

Aujourd'hui, il n'y a que les bras de ma mère, les souvenirs qui me font rire ou pleurer et c'est tout.

Aujourd'hui, je n'ai rien qui me fasse me sentir aimé, chéri, adoré, compris.

Et aujourd'hui, c'est comme hier et avant-hier. C'est comme il y a des années et comme dans des années. Rien ni personne n'a ce pouvoir. Peut-être qu'en fait, rien ni personne ne pourra un jour l'avoir. Il ne m'appartient que peut-être. Ou peut-être que je ne sais pas le donner, prouver qu'il peut être donné et l'offrir au moment donné.

Joel s'énerve et sa voix grave me fait sortir de mes pensées. Je sursaute presque et ça le fait tourner la tête vers moi. D'un signe de main, je lui fais comprendre que ce n'est rien de grave et m'approche de lui, lui proposant mon aide. Il la balaie d'un coup, jurant une nouvelle que "s'ils savaient mieux ranger leurs affaires, ces crétins, on ne serait pas dans cette situation". Je me mets alors en retrait, juste assez pour lui laisser la place de réfléchir et d'insulter les quelques papiers qui se trouvent autour de nous.

Let Somebody Go T.1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant