Hiver 34

Hiver 34 | Partie 2

Partie 2

11 décembre 2034.
Les Cévennes

Ce fut la phrase de trop. Celle qui fait mal, celle dont chaque syllabe vient heurter son point le plus sensible. Une boule de nerfs aux lames acérées qui s'élance sans but, puis le cri qui vient du fond de son ventre, un rugissement instinctif qu'il s'adresse à lui-même, et le sang vif qui en découle le long de son poignet.

« Sinon quoi ? Tu vas m'frapper ? »

Les mots de Naël résonnent comme une alarme infernale : sa voix assurée, son ton provocateur, cette défiance qui vient lui barrer le ventre une seconde fois. Sa vision se trouble, il ferme les yeux et revoit ceux de son fils noirs de colère et de tristesse prête à se déverser.

Le voilà soudainement insensible à l'air glacial de cet hiver plus rude que les autres, avançant comme une bête blessée vers le châtaigner nu. Il manque de perdre ce qu'il lui reste d'équilibre quand il distingue une silhouette qui le retrappe. Tout est flou, l'image et le son mais il reconnait le parfum d'Eliott et perçoit sa panique :
— Greg !
Il sent ses mains encadrer son visage.
La voix devient plus distincte et sa douleur resurgit.
— Greg !!
Leurs regards s'accrochent enfin dans un souffle partagé puis s'échouer sur sa main ensanglantée.

——–

Plus tôt dans la journée :

Greg rêve un instant d'un manuel qui listerait l'ensemble des actions à mener pour dialoguer efficacement avec un jeune adolescent, étapes par étapes, comme une recette.

Delobel fils n'avait pas choisi la gastronomie au hasard, seulement parce que son père était Benoît Delobel chef renommé ou pour le prestige du milieu. Il avait vite compris qu'en suivant un procédé à la lettre, en répétant quotidiennement des gestes précis, on obtenait des résultats concrets, mesurables, et que l'excellence était à portée de main pourvu qu'on s'en donne les moyens.
Un plat réussi et maîtrisé met tout le monde d'accord, à commencer par lui-même. Logique de résultat et précision implacable.

Être parent lui semble tout l'inverse. Il n'y a pas de formule magique, pas de technique brevetée, approuvée, pas de « Papa d'ado pour les Nuls ». Et même lorsqu'il pense qu'il ne s'en sort pas trop mal, il faut tout recommencer au gré des saisons, des hormones et des expériences. Comme aujourd'hui.

Eliott semble quant à lui toujours plus à l'aise, interprétant avec aisance son rôle de beau-père cool et ancré. Il est ce tierce parent qui dose juste, un repère doux et agile contre lequel Naël aime se blottir à tous les âges. Greg en serait presque jaloux si son cœur ne fondait pas à chaque fois qu'il était témoin d'un geste ou d'un regard tendre et complice entre les deux.
Ces derniers temps cependant, même « El » ne semble plus réussir à trouver grâce aux yeux de Naël.

Alors Greg tente une nouvelle approche ce matin-là, déterminé à comprendre pourquoi son fils semble soudainement si fermé. Il parvient à le convaincre de l'aider à préparer les festivités en cuisine. C'est leur premier Noël au Mas et il a bien l'intention d'en faire un moment mémorable, créer de nouvelles traditions qui n'appartiennent qu'à eux, la famille Delobel-Prévost.

Pour l'occasion, il dévoile comme un trésor deux grosses truffes noires encore luisantes du garde-manger :
— Elles viennent d'Italie, de mon producteur fétiche : la truffe noire de Norcia, un bi-joux !
Le voilà excité comme un gosse à l'idée de tester des plats pour le jour J, espérant au passage contaminer son fils de son entrain. Mais ce dernier ne semble réceptif à aucune de ses tentatives de détendre un peu l'atmosphère : vissé derrière son plan de travail, l'adolescent aux boucles rebelles coupe oignons, carottes, champignons machinalement, avec ce coup de main expert qu'il observe chez ses parents depuis son plus jeune âge. Le mimétisme est assumé et la tâche réalisée sans vigueur, « un commis de base » marmonne-t-il dans sa barbe en soufflant. Son père choisit de garder le silence de peur d'envenimer d'avantage la situation, surveillant sa progéniture d'un œil entre agacement et impuissance. C'est mal parti.