Jusqu'à ce que le manque disparaisse

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  La lumière émise par le soleil emplit la pièce d'une atmosphère joviale, d'un avant-goût d'été. Tu sais, c'est le genre de journée où tu pourrais parfaitement t'asseoir sur le rebord de la fenêtre en feuilletant un livre avec une morale philosophique, un casque sur les oreilles. En fait non. Tu ne sais pas. Tu n'aimes pas lire donc tu ne connais pas cette satisfaction, cet instant de réconfort.
  Peu importe.
  Je ne suis pas assise sur le rebord de la fenêtre à lire un bouquin de toute façon.
  Le regard perdu dans un mélange d'infinité et de néant, je suis affairée à autre chose, une activité qui m'est beaucoup plus régulière d'ailleurs. Je réfléchis à toi. Je réfléchis à « nous ».

  En réalité, je me questionne plutôt sur l'amour que je te porte ; je ne sais pas quoi faire de ce sentiment en abritant bien trop pour que j'arrive à le comprendre, à l'interpréter. Je me demande comment je dois agir envers toi. Je me rappelle ce que je m'étais dit la dernière fois que j'y avais pensé ; la situation a bien évolué puisque je n'ai tenu aucune de ses résolutions éphémères.
  C'est toujours la même chose, tu sais. C'est répétitif. C'est comme si mon cerveau était incapable de suivre un autre cheminement ; mes neurones ne peuvent pas se connecter d'une manière différente.

  Je repense à hier. Enfin, c'était plutôt très tôt aujourd'hui.
  Je te revois avec ses filles. J'avais préféré sortir fumer plutôt que de t'observer rester auprès de celle qui fait battre ton cœur plus vite. Je ne leur avais même pas parlé ; c'est impressionnant de voir à quel point le fait que tu l'aimes a provoqué en moi une certaine hostilité à son égard, à quel point l'amour que tu lui portes mène à cette haine inconsciente, involontaire.
  Je l'avais sondée, comme si cette importance que tu lui accordes faisait qu'elle n'était pas de la même espèce que moi, qu'elle était une créature au physique m'étant totalement inconnue.
  C'était faux. Elle est banale. Et peut-être que c'est encore pire finalement. Peut-être que j'aurais préféré la trouver incroyable, extraordinaire. Peut-être que j'aurais préféré me persuader que je n'aurais pas pu rivaliser avec elle.
  Mais non. Elle est fade.

  Cependant, ton ami, qui était venu avec elles, n'en a pas l'air, lui. Il est brun. Tu sais que j'ai un faible pour les bruns. Au début, il me paraissait assez réservé. Je l'avais alors rangé dans cette catégorie de « fade » lui aussi.
  Et puis on a parlé. Dehors.
  On était assis l'un à côté de l'autre, discutant entre nous ainsi qu'avec d'autres personnes. Je l'appelais « monsieur qui ne fume pas et qui ne boit pas », preuve que, contrairement à lui, je n'étais pas sobre.
  Il est mignon quand il sourit, tu sais.
  Pendant quelques instants, j'avais oublié que tu étais là, à l'intérieur. J'avais oublié ton existence. Ça fait du bien.

  Tu nous avais rejoints dehors. Tu t'étais assis à côté de moi. En y repensant, je trouve cela assez ironique, tu sais. Oui, ironique. Parce que tu avais passé ton temps avec ses deux filles. Parce qu'on s'était à peine parlé avant cela. Et toi, tu ne m'as plus quitté à partir de ce moment-là.
  Alors, oui, c'est ironique. Tu as le droit de passer le début de la soirée avec elles mais moi je n'ai pas le droit de m'intéresser à lui.
  Étais-tu jaloux ? J'aimerais tellement que tu sois jaloux. Ça me prouverait que, finalement, tu n'es peut-être pas là que pour mon corps. Ça me prouverait que ne te fiche pas complètement de moi.
  Pourtant, je suis sûre que tu ne l'étais pas. Tu étais resté là parce que tu es comme ça, à toujours vouloir être dans les conversations. Tu étais monté avec nous dans la chambre parce que d'autres nous accompagnaient aussi. Ce n'était pas parce que tu voulais rester avec moi, parce que tu ne voulais pas que je reste seule avec lui, mais simplement parce que tu ne voulais pas être exclu.
  C'est toujours la même chose, tu sais. C'est répétitif. Tu me donnes de l'espoir là où il n'y en aura jamais et moi je saute volontiers dans cet océan d'espérance. Je saute dedans en sachant pertinemment que la seule issue possible est la noyade, la mort.

  Ils ont fini par partir, tous les trois, vers une heure du matin. J'étais déçue, je voulais qu'ils restent. C'était peut-être inconsciemment pour être sûre de ne pas franchir la ligne avec toi ; s'il restait alors je serais restée avec lui, on se serait posé à nouveau sur le canapé. Peut-être même que je l'aurais embrassé...
  Mais non. Au lieu de ça, j'ai simplement récupéré son Instagram. Il est parti.
  Il est parti et j'ai craqué.

  J'étais serrée contre toi, chaque centimètre de ton épiderme ardent réchauffant le mien, glacial. Mes mains passaient doucement dans tes cheveux, les caressant.
  C'est toujours la même chose, tu sais. C'est répétitif. Ce petit rituel, cette espèce de relation merdique que l'on entretient. Rien n'a changé. Tout est pareil.
  Jusqu'à la faille.
  Tes gestes étaient plus tendres. Tu étais plus attentionné. Tu ne m'embrassais pas pour m'exciter, mais parce que tu voulais m'embrasser, parce que tu voulais nous rapprocher. Tu déposais des baisers humides sur ma peau, sur mon front, sur mon cou, dans mon dos. Certes, tu avais toujours eu l'habitude de passer tes bras autour de mon corps, mais jamais tu ne m'avais fait des caresses comme ce soir-là.
  Cette fois-ci, je sentais que quelque chose était différent.
  J'espère que quelque chose est différent. J'espère que je ne me fais pas d'idées.

  Comment pourrais-je te résister lorsque tu agis de cette manière avec moi ? Comment pourrais-je continuer à t'en vouloir d'avoir ramené cette fille ?
  Je ne peux pas. Tu le sais. Ça t'amuse. Tu en joues. Je te hais.
  La vérité est que je suis incapable de te repousser, de te résister. Tu m'attires comme si une force invisible me jetait dans tes bras, encore et encore. Si tu savais comme j'aimerais te recaler, te cracher tes quatre vérités à la gueule, te gifler, te plaquer contre un mur en t'étranglant.
  T'embrasser.
  Oui, t'embrasser. J'ai fini par accepter cette vérité, par accepter le fait que tu prennes trop de place dans mon cœur, dans ma tête, dans ma vie.
  Tu es partout. Et moi ? Suis-je ne serait-ce qu'un peu dans la tienne ?
  Évidemment que non. J'en suis consciente. C'est pas grave, tu sais. Je peux le supporter. Je vais simplement continuer d'accepter ce que je ressens en essayant de me protéger de tes signaux contradictoires.
  Je vais l'accepter pour mieux m'en séparer, m'en débarrasser.

  En y réfléchissant, tu n'es peut-être pas si différent de lui. Après tout, vous êtes là pour la même chose, vous me faites espérer, vous vous en foutez de mes sentiments. Vous voulez être les seuls dans ma vie alors que je suis loin d'être la plus importante dans la vôtre. Et moi, moi, idiote que je suis, je vous crois, je vous donne ma confiance, je vous attends. Idiote que je suis, je vous aime.
  C'est toujours la même chose, tu sais. C'est répétitif. On refait les mêmes erreurs en boucle, aveuglément. Ou bien peut-être parce que ces erreurs sont tout ce que l'on connaît finalement, parce qu'on ne sait pas faire autrement, parce qu'on n'imagine pas faire autrement. On les retrouve un peu partout, comme des fantômes égarés qui errent dans les allées de notre vie.
  Elles deviennent une partie de nous, elles nous construisent. Il faut les accepter. Elles sont les briques qui construisent les piliers de notre âme. Elles sont les cicatrices invisibles, imperceptibles, de notre vie. Il faut les accepter pour pouvoir les oublier même si, même en les oubliant, elles nous suivent et nous traquent toute notre vie, jusqu'à ce qu'on les croise à l'intersection de deux boulevards. Elles remontent alors jusqu'à nous, se libèrent de notre inconscient, viennent nous saluer, se réapproprient la place qu'elle occupaient autrefois.
  Elles recommencent alors à nous consumer, lentement, comme la fumée des cigarettes. C'est peut-être pour ça que tu ne fumes pas ; tu n'es pas le fumeur, tu es ma cigarette.

  Jusqu'au déclic.
  On décide de ne plus revivre ça encore une fois. On réalise que cette fumée additive est toxique. On écrase cette dernière clope et puis on n'y touche plus jamais.
  Je ne suis pas elle et je ne serai pas dans son ombre. Tu ne m'aimes pas, tant pis. Je ne m'empêcherais pas de briller pour ce putain de reflet dans tes yeux, pour cette putain d'illusion de tendresse dans tes gestes.
  Parce que si les erreurs ne disparaissent jamais, la douleur, elle, s'estompe. Et, un jour, on se réveille et elle a disparu, soit parce qu'on a appris à vivre avec, soit parce que le temps l'a affaiblie, soit parce qu'une autre l'a remplacée.

  Jusqu'à ce qu'un jour, je me réveille et que le manque de nicotine ait disparu.

CigarettesWhere stories live. Discover now