Le vide

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Tout qui fond à vue d'œil, le cœur qui palpite dans le cou, les veines qui donnent l'impression qu'elles vont exploser. "C'est la fin". 

Il n'y a plus qu'un précipice : du soufre qui sort du néant, ce trou béant, ouvert comme une bouche, cette gueule carnivore du fond des abysses ; la cornée qui frétille, comme une barre en  métal qui traverse tout le corps - du bas-ventre jusque dans la gorge. "C'est fini." 

On sait que si on ferme les yeux, il se glissera sous les paupières, avec son odeur de brûlé, qui ne se dégage jamais de votre nez, comme si sa chair pourrissait en vous, et les oreilles qui gardent la trace de son rire de derrière ses dents, son cou qui palpite sous l'effet des griffes qu'il enfonce dans la chair, tout le sang de la même couleur que lui, toute la chair dont il lacère les nerfs pour y entendre les cris, tous les cris qui amplifient tous ses rires, tout cet écho qui broie tout le silence. 

Puis ses mains qui ne quittent jamais vos membres, ces nuits impossibles où l'on ne sait si l'on a dormi - ou qui est cet inconnu derrière la porte. Toutes ces nuits qui n'en sont plus, comme de longues successions d'insomnie, et l'impossibilité de vivre après cela, l'impossibilité de vivre serein quand la crainte même de fermer les yeux prend place. "C'est tout ce qu'il y a". 

Il n'y a plus rien. Plus rien que la peur. On fait dos à ce gouffre, on sent la poix couler dans nos cheveux, l'essence imbiber nos jambes. On sent son cadavre, on entend son acier, on voit ce monstre qui s'avance vers sa proie... 

"J'ai besoin de toi, Jesse". Tout sauf ça, je t'en supplie... "Viens !" Laisse-moi mourir plutôt, je suis enfin prêt, tue-moi comme tu as tué les autres : glisse tes griffes dans mon ventre, joue avec moi comme un chat joue avec une souris, torture-moi autant que tu le veux, je t'en supplie - tant que tu me jures d'enlever cette maladie qui dort en moi. "Mais ne t'inquiète pas, je te torturerai autant que je veux : prêt ou pas prêt, j'arrive !" 

Puis, après la peur, l'effroi. 


*


Il faisait encore nuit. Quatre heures du matin. Quatre heures du matin, et il faisait encore aussi chaud que dans un four. 

Je gis dans une flaque de transpiration, incapable de me détacher de ma propre odeur qui brûle mes narines. Mon front chauffe, j'ai l'impression que ma tête va se détacher de son réceptacle : et, en feu, cette gaule nocturne, ce sexe dur qui ne dort jamais. 

La peur m'empêche de toucher quelque endroit de mon corps - d'y découvrir de nouvelles plaies, de nouvelles transformations qui n'étaient pas là la veille. Car, depuis le déménagement, chaque nuit était un cauchemar qui apparait sur mon corps : chaque jour était un changement, une chose que je n'osais même plus regarder. Ce corps ? Ce n'était plus le mien. Il appartenait à ces nuits moites, qui y plantaient leurs crocs, qui le modelaient dans la glaise de cette peau étirée. 

Combien il a soif, aussi. Il a l'impression de manquer d'air, de toujours hurler dans ses rêves, jusqu'à en perdre haleine : sa voix, usée, se métamorphose elle aussi, rauque et asséchée. 

Il tourne ce ventre vers le mur, comme pour le protéger de l'espace à la gauche de son lit. Je lance un regard dans la rue, à travers cette fenêtre partiellement obstruée par ces grilles si noires sur cette maison si blanche. Mes pensées courent, s'époumonent dans tous les recoins possibles, à la recherche de tout ce qu'elles peuvent dire, tout ce qui pourrait les empêcher de s'engourdir et de se rendormir. 

"Qu'est-ce que tu feras, tantôt ?" J'irai chercher Lisa chez elle, avec sa drôle de tête et ses magnifiques lèvres, celles du genre qu'on a envie de toucher du bout des doigts. Puis rouler dans cette voiture, ce vieux truc - le Mighty Dinosaur, dont on embrasserait bien le capot, qui sent la vraie bagnole, le truc qui roule depuis des années et ne compte pas s'arrêter. Je pense à comment j'aurai envie de taper mon poing dessus, comme un geste amical, comme un check mécanique - donc dépourvu de réponse. C'était pas plus mal, qu'elle ne puisse pas parler. Après tout, y avait pas de quoi être déçu par son état d'esprit, par ses paroles qui blessent, par toute incrimination. Pas de "Tu ne m'as pas lavée !", ou je ne sais quoi. Puis après on arrivera à l'école, et ce sera long, terriblement long, et il faudra lutter, lutter pour ne pas succomber,... 

"Tu discuteras avec qui ?" Lisa et Kerry. Et Ron. C'est un connard fini, incapable de prendre en compte les sentiments des autres, avec ses gros yeux comme des poissons qui vous regardent de l'autre côté du terrain - et cette main, cette main orgueilleuse, attachée à ce visage qui regarde ailleurs, qui gratte son ventre comme si de rien n'était, et dévoile ce corps si athlétique, comme si de rien n'était, comme pour dire "Regardez-moi, regardez cette peau travaillée par le soleil, cette peau à la fois si douce et si dure, si glabre et soignée, tous ces abdos, cette morphologie sans défaut, cette coupe parfaite du short un peu trop lâche, et le début de mon boxer" - et une fois qu'il a fini de se vanter, ses yeux qui se retournent vers vous et vous lâchent une vacherie, une moquerie encore, tout moyen pour vous faire regretter de ne lui avoir donné ne serait-ce que quelques secondes de votre attention. "C'est à ça que ressemble un homme, Jesse !". Je sais. Je sais, et c'est ce que j'aime bien à propos de lui. C'est un connard, mais il reste un bon pote, un de ces gars qui vous appelle bro sans se questionner là-dessus, comme s'il vous prenait sous son aile, puis vous emmerde, mais c'est comme ça qu'il est, et ses farces ne  dérangent pas, car au moins il est de ces gens avec qui on est à l'aise, avec qui on fait ses pompes (même si on se sent ridicule à côté), avec qui on est vraiment en colère parfois, alors on aime bien le tacler dès qu'on le peut. 

Le soleil se lève. La lumière qui pénètre dans la chambre, ça vous encourage à bouger, ça vous donne un peu moins envie de moisir dans votre lit, alors je prends mon courage à deux mains, et jette un coup d'œil à mon corps : toujours dégoulinant, certes, mais aussi normal que le jour sous le midi.

*


Le coach Schneider tournait autour de nous comme un vautour qui n'attendait qu'une chose : que nos bras rompent et qu'on s'étale lamentablement à ses pieds. Un coach parmi tant d'autres, donc . "Arrêtez de bavasser !" Mais dès qu'il a le dos tourné, je parle à Ron : "Pourquoi t'as fait ça ?" "Peut-être parce que je m'ennuyais ?" En temps normal il aurait souri, mais là, sous cet été trop ensoleillé, il n'y avait aucune raison de sourire. Je sens mon vêtement qui s'imbibe de mon humidité, et qui pèse si lourd sur tout mon corps, qui fait des hauts et des bas. "Ça fait un mois qu'on fait toujours la même chose, et y a personne qui a amélioré son niveau, alors je me fais chier grave mec". Il me jette une œillade. "Surtout toi". Mon torse chute en avant sur le sol, mes bras tremblant d'effort. "Pourquoi tu me parles si c'est pour me balancer des conneries comme ça ?" Lui, continue sa pompe, sans se soucier du ciel trop lourd. "Je sais pas, mec, parce que je m'ennuie". Ça me fait rire, mais ça ne devrait pas. "Va te faire foutre, Ron." 

"Eh !" Ce cri provient de l'autre côté du terrain ; "Remets-toi vite sur tes allumettes qui te servent de bras, il arrive !". Je grogne, je me repositionne sur mes allumettes. "Qui t'a dit que tu pouvais arrêter ?" beugle le coach. "Personne, je suis juste tombé, monsieur". "Arrêtez de papoter comme des fillettes alors !" 

Avec ces pompes, on finit après tout le monde dans les vestiaires. Plus que Ron et moi, qui discutons. "Je dois me dépêcher, Lisa m'attend". Il me regarde. "Parce que tu crois que moi j'ai le temps d'attendre ? Je suis censé être à mon travail là." 

Mais malgré tout, on prend tout notre temps. 

"Bon, mec, je dois te quitter." Pas d'au revoir, mais c'est comme ça qu'il fonctionne. Je remarque qu'il a oublié un de ses chaussettes sur le banc ; je m'apprête à le poursuivre pour la lui ramener, mais ma raison me pousse à la garder. Je la touche, l'observe, la saisis dans ma main. J'y fais pénétrer mon bras, par curiosité. Ça pue - mais probablement pas autant que moi. Je la fourre dans mon sac, dans l'attente de demain. 

Lisa m'attend à la sortie de l'école, tout sourire, toute belle dans son haut bleu. Elle se rapproche et me dévoile toutes ses dents si parfaites. "On y va ?" Je lui souris en retour. 

Je la dépose chez elle, et rentre chez moi. Angela dans le salon, Papa pas encore rentré, Maman dans le jardin. Je monte dans ma chambre, repense à quel point Lisa me fait me sentir heureux, et peut-être, en quelque sorte, beau. Je me dirige dans la salle de bain, et souris à ce reflet qui m'apparaît, je sautille en le voyant. Je sors mes affaires de sport pour les laver, et quand je saisis la chaussette de Ron, je la garde près de moi. Que penserait-il si je lavais sa chaussette ? Non, je la garde avec moi. 

Le soir tombe. Le crépuscule s'étend dans la rue. Les rêves sont brodés d'or et de lumière - de cette lumière qui se couche quand le soleil échappe à l'horizon. Mais entre les rêves, il y a ce vide qui sévit, cette obscurité des étoiles qui disparaissent. Ce sourire qui disparaît, toute cette journée qui s'efface d'un coup - se glisser dans la nuit, abandonner son corps, ce corps qui va brûler, toute cette chair qui va fondre - et la nuit qui apporte la peur. "Jesse, je sais ce que tu peux faire pour moi." 

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⏰ Dernière mise à jour : Feb 14, 2023 ⏰

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La Revanche de Freddy ; un démon dans la chairOù les histoires vivent. Découvrez maintenant