Chapitre 1

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Journal de bord de l'Arche. J-71 175 - Capitaine Petros

Je consigne l'anniversaire de notre départ. Nous avons quitté l'orbite solaire depuis 195 ans. La fête a cependant été morose. J'ai dû imposer des limitations. Les citoyens m'en veulent, mais le médecin-chef était formel. Le taux d'oxygène dans l'air demeure insuffisant pour permettre à tout le monde de s'agiter en même temps.

L'année dernière encore, j'avais libéré quelques tonnes de nos réserves pour augmenter la pression partielle, mais cette année je n'ai pu m'y résoudre.L'accident de J-70045 m'en a empêché. Damnés soient ces électriciens. Une panne dans un sas, c'est criminel. Nous avons perdu plus de 12 000 mètres cubes d'atmosphère que nous ne retrouverons jamais. Notre précieux oxygène se dilue dans le vide de l'espace, nous rapprochant un peu plus de l'asphyxie.

Pourtant, ils n'ont plus que de l'entretien à faire. Les cinquante premières années, nous avons finalisé les installations, reconverti l'unité de poussée en centrale électrique de secours quand l'actuelle sera trop endommagée pour être réparée. Mais de nos jours, juste de la maintenance. On leur demande d'agir à long terme, pas de se presser et même ça ils n'y parviennent pas.

Bon, je suis énervé. Je joins mon discours. Au moins, ça fera un résumé de la situation et des thèmes politiques du moment. La politique, ils m'amusent, enfin, ils m'atterrent plutôt. Les ingénieurs, les médecins, les agroproducteurs, les professeurs, ils disent tous penser au bien de l'humanité et ils oublient tous qu'atteindre Elpis n'est pas suffisant. On est déjà sur la course, on n'a plus rien à faire pour s'y rendre. L'Arche frôlera Elpis dans 197 ans, qu'on le veuille ou non, qu'on soit prêt ou non. Le jour venu, s'il n'y a pas d'humains éduqués et le matériel nécessaire à bord, homo sapiens aura tout simplement disparu.

Mais je m'égare encore. Je n'en peux plus de leur bêtise. Comme tous les soirs, je vais m'endormir en souhaitant mourir. Débarrassé, plus de problème. Mais je ne peux pas faire çà à Pierre, c'est lui qui aura tout sur les épaules.

Bon, j'arrête de déblatérer. Voici mon discours.

Humaines, Humains, c'est avec une immense fierté que je préside aux célébrations de l'anniversaire de la migration. Il y a 195 ans aujourd'hui, nos ancêtres ont quitté l'orbite solaire à bord de l'Arche.

Toute la population de la Terre a coopéré pour transformer notre astéroïde en un vaisseau interstellaire. Par delà nos têtes, la verrière principale nous donne à voir les étoiles qui nous accompagnent depuis si longtemps. Par deçà nos pieds, les caves creusées dans notre planétoïde nous abritent des rigueurs du vide cosmique. Tout cela nous parait normal, nous y avons déployé toute notre existence, nous ne connaissons les arbres ou les champs que grâce à la bibliothèque. Pourtant nos descendants en feront pousser, donc nous portons déjà les prémices de ces plantes en nous.

Certains évoquent la congestion de nos bâtiments et le manque d'espace vital, les limites de notre monde, et nos faibles ressources en eau. Nous n'avons pas choisi notre astéroïde. Nous avons eu la chance incroyable de trouver un transneptunien possédant déjà une orbite favorable du fait de son excentricité. Il avait aggloméré de la glace par l'impact d'une minuscule comète. Il suffisait d'y apporter un peu de technologie et de transformation pour obtenir un vaisseau spatial. Louons le hasard pour cette chance.

Mais nous devons nous souvenir de la prouesse de nos ancêtres. À cette époque, la décision de construire l'Arche fut particulièrement difficile et décriée. Elle proposait une survie hypothétique de l'humanité en amoindrissant encore plus les ressources de la planète face à la catastrophe climatique. Les tempêtes se multipliaient et personne ne pouvait espérer d'amélioration. L'absence de message de la terre depuis plus de 20 ans tend à confirmer que le choix d'essaimer sur une autre planète constituait une sage résolution.

[pause d'effet ]

Malgré les obstacles phénoménaux qu'ils rencontraient, ils ont décidé de se sacrifier pour construire l'Arche. Certains me disent que ce n'est que quelques bâtiments, quelques tunnels, quelques centrales nucléaires. Chacun des composants, chacune de ces parties ont nécessité un lanceur spatial alors même que les tempêtes empiraient tous les ans, arrachant les infrastructures, détruisant la plupart des édifices et des aménagements. Ainsi, même s'ils ont pu exploiter l'astéroïde idéal, ni trop gros, ni trop petit, l'agglomérat de deux corps différents, l'un carbométallique et l'autre de glace que nous n'avions qu'à vaporiser pour nous propulser sur la bonne course, c'était déjà une prouesse ; une prouesse si lointaine que presque toutes les livraisons représentaient des voyages sans retour, bien que la plupart de ces hommes et ces femmes ne fussent pas destinés à embarquer dans notre périple. Notre monde n'existe que par ces sacrifices. Recueillons-nous un moment pour ceux qui ont rendu la migration possible

[pause].

Un anniversaire est aussi, et surtout une célébration. Cette année, nous avons connu une chose merveilleuse. Douze couples de la sixième génération ont vu naitre leur premier enfant. Nous voyons déjà poindre la septième génération humaine à résider dans l'Arche. Accueillons ces enfants, pour eux-mêmes

[Pause applaudissements]

et pour le symbole qu'ils figurent. Bien sûr, ils représentent la continuité de l'espèce, mais ils sont aussi bien plus que cela. Tous ensemble, ils seront les premiers à vivre en moyenne plus près d'Elpis que de la Terre. En effet, dans quelques années, nous aurons parcouru la moitié de notre voyage. Nous avons fini de nous éloigner. Nous nous rapprochons de notre nouvelle planète.

[Pause applaudissements]

Mais assez parlé. Voici venu le temps des célébrations que je place, avec tous mes collègues des corporations professionnelles, sous le signe de la persévérance. C'est elle qui nous a permis d'arriver jusqu'ici et qui nous permettra de rejoindre Elpis. C'est cette persévérance que nous devons développer chez nos enfants par une exemplarité sans failles dans nos pratiques quotidiennes, dans chaque action que nous entreprenons. Persévérons dès aujourd'hui pour apporter notre pierre à l'édifice de l'humanité, pour qu'à chaque instant et même en ce moment de fête, nous puissions regarder dignement nos héritiers et nos ancêtres avec la fierté du devoir accompli.

[Pause finale avec musique générique et rappel des limitations de mouvement]

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