Chapitre 3

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Kurt
J'ai menti à Amber, je n'ai rien à faire aujourd'hui. En me voyant taper mon rapport, totalement agité, John m'a ordonné de rentrer chez moi et de ne pas remettre les pieds à la caserne avant demain. Sa décision m'emmerde à un point inimaginable ! Il ne peut pas savoir combien j'avais besoin d'aller sur un feu, de me mettre en danger, pour oublier que je reste vivant alors que mon meilleur ami n'est plus là.
Dès que je sors de chez Amber, je file récupérer ma bécane au garage. Pendant plusieurs heures, je roule comme un dégénéré sur les routes sinueuses des Rocheuses, jouant à cache-cache avec la Faucheuse, tout en priant pour qu'elle me chope au plus vite. La douleur qui me vrille les tripes est intolérable. J'ai beau me montrer fort devant la femme de Taylor, je n'en reste pas moins un putain de faiblard. Je n'ai qu'une seule idée en tête, me foutre en l'air pour oublier que tout ça est entièrement de ma faute. Je n'ai pas suffisamment usé de mon autorité pour le ramener à la raison et le sortir de cette baraque. Vu l'incendie, c'était pourtant couru d'avance qu'elle allait s'écrouler.
Lorsque je rentre à Denver, il est plus de midi et je me débecte d'être toujours en vie. Je gare ma Kawazaki devant mon allée, puis endosse mon masque, celui que je revêts quand je me rends auprès d'Amber. Quelques minutes plus tard, je toque à sa porte et attends qu'elle m'ouvre. Au bout de plusieurs secondes, je commence à perdre patience. Ne voyant toujours rien venir, je frappe une nouvelle fois. Personne. Non mais, qu'est-ce qu'elle fabrique ? Si elle croit que ça me fait rire de me pointer chez elle pour vérifier qu'elle ne se laisse pas sombrer, elle se goure complètement. Sans cette foutue promesse faite à Tay, je serais resté dans les montagnes à jouer à cache-cache avec la mort.
Encore trente secondes et toujours pas de réponse. Quand je dis que je ne suis pas patient aujourd'hui, je n'exagère en rien. Sans plus attendre, j'ouvre la porte et entre. Le rez-de-chaussée est désert, cependant du bruit à l'étage m'indique où la trouver. J'ignore ce qu'elle fiche, mais ça semble être un sacré remue-ménage, au vu du raffut que j'entends.
Peu de temps après, je la découvre en train de retourner toute sa chambre. J'ai l'impression qu'elle cherche quelque chose, sans en mettre ma main à couper pour autant. Appuyé au chambranle de la porte, je l'observe un moment,en silence. Ses cheveux sont tout emmêlés et elle porte encore son peignoir en soie. Sur une autre qu'elle, je pourrais trouver ça sexy, mais elle, elle est intouchable. Alors, ce genre de pensées, il vaut mieux les enfouir sous un tas de béton armé pour qu'elles ne puissent plus jamais surgir.
— T'as mangé ?
Elle sursaute et hoquette de surprise, avant de darder un regard noir sur moi.
— Qu'est-ce que tu fous là ? Je t'ai dit que tu n'étais pas obligé de tenir ta promesse.
Son ton n'a rien d'avenant, bien au contraire. Toutefois, je n'en fais pas état. Tous les deux, nous vivons la même chose, elle a aussi mal que moi, si ce n'est plus.
— Et toi ? T'as oublié que je t'ai dit que j'y tenais à cet engagement ?
Elle arque un sourcil. Elle n'a pas dû trop apprécier ma manière de répliquer, sûrement un peu trop acerbe à son goût.
— Tu crois vraiment que parce que t'es là, je vais me nourrir ? Je n'ai pas faim, Kurt. Et je dois absolument retrouver ce foutu papier !
Quel papier ? Aucune idée. Néanmoins, je vois bien que ça la rend anxieuse de ne pas réussir à le dénicher.
— Je peux peut-être aider, si tu me dis ce que tu cherches exactement.
J'avance dans la chambre, prêt à lui filer un coup de main.
— C'est pas ton problème ! Alors, maintenant, barre-toi de là !
— Et si je ne veux pas ?
D'un pas décidé, Amber se dirige vers moi. Rien qu'à ses traits tendus, je sens que je vais passer un sale quart d'heure. Cependant, je suis prêt à l'affronter pour honorer ma parole. Sans que je m'y attende, elle me pousse, une fois... deux fois, m'obligeant à reculer d'un pas.
— Je t'ai dit de te casser, Kurt !
Droit dans mes bottes, je la jauge, en espérant qu'elle comprenne que je suis aussi déterminé qu'elle. Au cas où mon attitude ne serait pas suffisamment claire, je secoue la tête.
— Hors de question ! Tu sais pourquoi je suis là !
— Toi et ta putain de promesse, allez vous faire foutre !
Ses mains claquent sur mes pectoraux.
Putain, Tay ! T'aurais pu me prévenir que ta femme pouvait être une véritable furie ?
Pas trop appréciateur de son geste, j'enroule mes doigts autour de ses poignets et l'attire d'un mouvement sec contre moi pour l'empêcher de me cogner à nouveau.
— J'te laisse pas le choix, Amber ! Je t'ai déjà dit, je tiendrai  parole !
Elle secoue ses bras pour me faire lâcher prise alors que nous nous défions en silence. Bien plus fort qu'elle, je la maintiens sans mal. Son regard se voile de cette infinie tristesse, la même que celle qui est venue s'ancrer dans son âme cette nuit.
— T'aurais dû le sauver, Kurt ! Pourquoi tu ne l'as pas fait ?
— Je n'ai pas...
— Pourquoi t'es encore là ? Pourquoi t'es pas mort à sa place ?
Sous le choc, j'en laisse tomber mes bras et recule d'un pas. Le pire, c'est qu'elle a raison sur toute la ligne. C'était à moi de crever, pas à lui. Pourquoi n'ai-je pas réagi à temps quand cette putain de poutre s'est effondrée ? Comme un con, je suis resté figé, incapable de le repousser. Tout ça pour une saleté de chien ! Si cette gamine ne lui avait pas demandé de retourner dans cette foutue baraque, je ne me sentirais pas aussi fautif face à Amber.
— Je sais, c'était à moi de crever !
Sans attendre mon reste, je me barre de la chambre. Je dévale l'escalier en courant. J'ai besoin de fuir, loin, le plus vite possible.
— Kurt, attends ! l'entends-je me rappeler lorsque je parviens au bas des marches.
Je ne m'arrête pas. Pour quoi faire ? Pour qu'elle me dise encore que j'aurais dû y rester à sa place ? Ne réalise-t-elle pas combien je m'en veux ? Combien j'ai du mal à respirer depuis que je l'ai vu incapable de bouger sous cette foutue poutre ?
— Kurt... S'il te plaît...
Sa main se pose sur mon avant-bras avant même que je n'appuie sur la poignée. Je considère ses doigts pendant quelques secondes, puis plonge mes yeux dans les siens.
— Je suis sincèrement désolée. Je n'aurais jamais dû te dire ça. Reste déjeuner, je vais aller nous préparer des sandwiches. Ça te va ? D'habitude, je cuisine mieux, mais là, je n'ai pas la tête à ça et...
Devant les trémolos qui remontent dans sa gorge, je pose mon index sur sa bouche.
— C'est parfait, accepté-je.
— Bien. Alors... Alors, va t'asseoir sur le canapé, j'arrive.
Obéissant, je vais m'installer sur le sofa en cuir blanc. J'attrape la télécommande et allume la télé. Je tombe sur une chaîne d'information qui diffuse l'incendie d'hier soir, le visage de Tay en haut à gauche de l'écran. Durant une fraction de seconde, je serre mon jean, haineux face à tous ces connards de journalistes qui gagnent leur pain sur le malheur des autres.
Putain ! Ils ne pourraient pas s'occuper de leur cul au lieu de nous faire chier ?
— Kurt ? Tu veux une bière ?
Avant même de lui répondre, j'éteins l'écran, puis me tourne vers elle. Les sourcils froncés, elle me dévisage, perplexe.
— Pourquoi t'as éteint ?
Dans ma précipitation, je n'ai pas fait gaffe à l'endroit où Amber se tenait. Maintenant que je la vois fixer la télé, je me demande ce qu'elle a bien pu apercevoir. Putain, faites qu'elle n'ait rien vu ! Pour en avoir le cœur net, je tente le tout pour le tout :
— Je zappais juste. Je n'ai rien trouvé d'intéressant.
Elle me fixe longuement, puis hausse les épaules.
— Une bière ou pas ?
— Avec plaisir.
J'aurais préféré quelque chose de plus fort pour oublier cette putain de culpabilité qui me broie les tripes. Une bonne bouteille de rhum n'aurait pas été de refus. Bien que je ne sois pas sans savoir que Taylor en gardait toujours une dans ses placards, je me vois mal la demander à sa femme.
J'ai à peine le temps de me faire cette réflexion qu'elle se pointe avec un plateau sur lequel elle a déposé nos deux sandwiches et boissons. Elle le place au centre de la table basse, récupère ses biens et vient s'installer à l'autre bout du canapé. À plus d'une reprise, je la guette du coin de l'œil. Je réalise qu'elle picore plus qu'elle ne mange. Je ne suis pas mieux, mais je m'efforce de lui montrer l'exemple. Du moins, c'est ce que je voudrais, car je ne suis même pas certain qu'elle se rende vraiment compte de ma présence. Elle semble tellement loin dans ses pensées. Pas besoin d'être devin pour savoir que c'est à mon meilleur ami qu'elle songe. Le pire, c'est que j'ignore quoi lui dire. On se connaît peut-être depuis des années, mais on n'a jamais été très proches, elle et moi. Elle était la femme de Taylor et moi, son meilleur ami.
— Raconte-moi ce qui s'est passé.
Je darde un regard sur elle. Pourquoi n'a-t-elle pas continué à m'ignorer ? Après tout, ça m'allait très bien.
— Crois-moi, t'as pas envie de le savoir !
Et surtout, je ne souhaite pas en parler, ni à elle, ni à personne. Quand, ce matin, elle m'a posé la question, j'étais bien content que son fils et Lisa débarquent. Ils m'ont enlevé une sacrée épine du pied, sauf qu'à présent, nous ne sommes que tous les deux. Personne ne viendra me sauver la mise.
Devant ma réplique acerbe, sa ride du lion se creuse.
— J'ai le droit de savoir !
Malgré mon état de nerfs, je lui lance une réponse, qui j'espère lui sera suffisante. De toute façon, je ne lui en dirai pas plus.
— En héros.
Elle secoue sa chevelure. Visiblement, j'ai tout faux. Elle ne me lâchera pas et moi, je ne cracherai pas le morceau. On est dans la merde. Espérons qu'elle ne soit pas aussi bornée que je le suis. Si c'est le cas, cette fois, je me barre sans demander mon reste.
— C'est la réponse bateau que vous donnez à toutes les familles.
Elle n'a pas tort. Dès qu'on perd un de nos gars, on sort toujours cette phrase aux proches et ça leur suffit. Ils nous en remercient même. Alors, pourquoi Amber ne hoche-t-elle pas la tête comme les autres ?
Qu'as-tu été raconter à ta femme, Tay ?
— Ouais, et c'est la seule que tu auras de ma part.
Elle me sonde pendant plusieurs longues secondes, avant de détourner son attention et de repartir dans le monde dans lequel je n'ai plus aucune existence. J'avoue, je ne vais pas m'en plaindre, je préfère ça à ses questions.
Je finis par manger mon sandwich et descendre ma bière, sans plus lui jeter un seul coup d'œil. Ce n'est qu'au moment où elle rallume la télé, que je porte mon intérêt sur elle, en angoissant devant sa réaction, si jamais elle tombe sur les mêmes images que moi précédemment. Lorsque j'entends la pub, je relâche mon souffle.
— On se mate un film sur Netflix ? demandé-je, histoire de la faire changer de chaîne.
Faites qu'elle accepte ! Faites qu'elle accepte ! Si jamais les infos reprennent, je suis presque certain qu'elle pourrait découvrir comment Tay est décédé, chose que je refuse. Si elle l'apprend, elle ne me verra plus jamais du même œil, comme personne d'ailleurs. Tout le monde ignore que je n'ai pas été suffisamment prompt pour lui sauver la vie. Les gars savent juste qu'il a fait sa tête brûlée et qu'une putain de poutre l'a coincé au sol.
— T'as rien d'autre à faire ? me questionne-t-elle, suspicieuse.
Pourquoi suspicieuse ? Est-ce que je laisse paraître mon anxiété ou je ne sais quoi qui pourrait l'alerter quant à cette saloperie de culpabilité ?
— John m'a donné une journée off.
— Et ?
Comment ça, « et » ? Qu'est-ce qu'elle attend comme réponse de ma part ?
— Et j'aimerais beaucoup visionner un film pour me vider la tête.
— T'as plus la télé chez toi ?
— Si, mais tu m'as demandé de rester, alors je reste, sauf si t'as vraiment envie que je me casse ?
Elle hausse les épaules, de nouveau rongée par son chagrin. Je le vois dans ses yeux qui se sont assombris.
— Tiens, me dit-elle simplement en me tendant la télécommande. Mets ce que tu veux.
****
Amber et moi sommes restés sur le canapé à visionner des films sans queue ni tête tout l'après-midi. J'ai le crâne entièrement vide. J'irai bien dormir un peu, mais elle vient de me demander si je pouvais l'accompagner chez Travis. Elle a la trouille de se confronter à son gamin seule, il suffit d'observer ses gestes non assurés pour s'en rendre compte. Puis, il y a cette litanie qu'elle répète en boucle. Certes, à elle-même, mais je ne suis pas sourd et je l'entends parfaitement.
— Il faut que je lui dise pour Taylor... Il faut que je lui dise pour Taylor.
Sa voix remplie de trémolos m'indique qu'elle n'est pas loin de s'effondrer. Ce n'est pas dans cet état qu'elle pourra se montrer suffisamment forte devant son fils pour lui annoncer la mort de son père. Tayron va avoir besoin d'une maman courageuse pour surmonter sa perte.
Avant qu'elle ne franchisse la porte, je la retiens par l'épaule et la force avec douceur à pivoter pour qu'elle se retrouve face à moi.
— Tout va bien se passer, OK ?
Mon ton se veut encourageant. Pas certain, cependant, que ça fonctionne réellement, vu ses yeux brouillés de larmes. Mal à l'aise devant mon regard compatissant, elle baisse la tête pour fixer ses pieds. De deux doigts sous son menton, je la lui relève pour qu'elle ne m'échappe pas.
— Tay m'a très souvent dit que t'étais la meilleure maman du monde. Je suis certain qu'il a raison.
À ces mots, un léger sourire se dessine sur ses lèvres. Lèvres que je ne devrais pas regarder avec autant d'insistance d'ailleurs. Qu'est-ce qui me prend, bordel ? La mort de mon pote a dû me causer un sacré pète au casque. Ou bien c'est cette putain de douleur qui me fait faire n'importe quoi, juste pour oublier combien j'ai mal. Combien je souffre ! Mais, je ne suis pas comme ça, je ne profiterai pas de sa faiblesse. Si j'ai besoin de sexe pour noyer ma peine, alors j'irai trouver une de ces femmes qui traînent dans un des bars de la ville. N'importe laquelle fera l'affaire. Je pourrais d'ailleurs faire d'une pierre deux coups : boire et me perdre entre les cuisses de l'une d'entre elles. Ou l'inverse, baiser dans les toilettes, avant de descendre plusieurs verres, jusqu'à plus soif. Ouais, voilà, c'est ce que je vais faire, dès qu'on aura récupéré son fils.
Désolé, Tay, mais ce soir, ta femme devra se débrouiller sans moi. J'ai un autre programme de prévu.
— Pourquoi tu me regardes comme ça, Kurt ?
Perdu dans mes pensées, je ne me suis pas rendu compte que je continuais à fixer sa bouche. Putain de merde ! Comme piqué, je bondis en arrière et glisse ma main sur ma nuque, super mal à l'aise.
— Je pensais juste à un truc... je... Désolé, Amber.
Elle scrute chacune de mes mimiques avec attention, avant de hausser une épaule.
— On devrait y aller, suggéré-je, histoire de clore ce moment malaisant.
Elle redresse la tête, gonfle ses poumons et ouvre la porte.
On marche côte à côte, dans le plus grand des silences, jusqu'à la maison de mon frère d'armes, qui se trouve à trois cents mètres des nôtres. Le printemps est bien installé. Le soleil brille, les oiseaux chantent et les fleurs se dressent devant certaines demeures. Dès lors que nous les croisons, les femmes de mes collègues viennent serrer dans leurs bras la blonde qui m'accompagne. Je remarque vite que ce petit jeu l'excède. En même temps, rien d'étonnant, les entendre parler de Taylor m'insupporte également. Les gars auraient mieux fait de fermer leur gueule au lieu d'aller tout rapporter à leur moitié. Au moins, je ne serais pas là à me demander ce que je peux bien faire pour soulager un peu Amber. La voyant de plus en plus tremblante, alors que nous sommes presque arrivés, j'attrape sa main pour la serrer dans la mienne. Elle ne la retire pas, ni même ne me fusille des yeux. Je sais que je ne devrais pas la toucher, mais mon geste semble l'apaiser, à moins qu'il ne la rassure. Alors je laisse mes doigts à leur place et nous arrivons ainsi chez mon collègue.
Une fois devant la porte, je frappe et nous attendons qu'on vienne nous ouvrir. Des cris joyeux retentissent à l'étage. En levant la tête, je remarque la fenêtre entrouverte, ça explique pourquoi on les entend aussi bien.
— Je ne peux pas lui faire ça.
Au son de sa voix, je porte à nouveau mon attention sur elle. Ces mots, prononcés du bout des lèvres par une maman éplorée, me compriment la poitrine. Jamais je ne serai assez fort pour la tirer vers le haut. Pourtant, je n'ai pas le choix, il le faut. Pour Tay. Pour elle. Et pour Tayron.
Une larme perle sur sa joue. Cette fois, je me refuse le droit de l'effleurer, même si je ne manque pas d'envie de chasser les traces de son chagrin. Ma lutte intérieure est vite interrompue par l'ouverture de la porte. Je tourne la tête pour faire face à Travis. Ses yeux sont rougis et des cernes lui mangent la moitié du visage. Un triste sourire sur les lèvres, il part enlacer Amber, sans même me saluer. Quand ils entrent, j'hésite à les suivre ou à rester sur le seuil en attendant le retour de la blonde. Ai-je vraiment ma place dans cette baraque, moi le seul fautif ?
— Tu ne veux pas entrer ? finit par me questionner le plus jeune des frères Winter.
Je hausse les épaules, je n'en sais rien.
— J'étais en train de descendre une bouteille de tequila. T'en veux un verre ?
Je ne comprends pas pourquoi il se montre aussi sympa. Il ne devrait pas, encore moins lui qu'un autre. Il était là, il connaît le déroulé de ce drame. En voyant que je ne bouge pas, il revient vers moi et pose sa main sur mon épaule.
— Je sais ce que tu ressens, parce que c'est aussi ancré au fond de mes tripes, mais on ne pouvait rien faire.
Sa voix se veut sur le ton de la confidence. Lui non plus ne doit pas avoir envie que ça retombe dans les oreilles de sa belle-sœur. Mais, contrairement à moi, il n'y est pour rien. Je suis le seul responsable. Ils étaient tous les deux sous mes ordres, il ne devrait pas l'oublier. Sans compter qu'il était à l'extérieur au moment du drame. Je reste persuadé que s'il avait été avec nous, rien ne se serait déroulé ainsi.
— Tay détesterait que tu culpabilises. Viens prendre un verre, Kurt. Juste un.
Il a tellement raison. S'il pouvait me voir, je ne doute pas que Taylor me foutrait un bon coup de pied au cul pour me remettre les idées en place.
— OK. Rien qu'un seul, accepté-je en le suivant jusqu'au bar.
Pendant que je sirote ce verre de tequila, assis sur un tabouret, je jette plusieurs regards sur Amber. Elle discute avec Lisa sur le canapé. Son fils n'a toujours pas fait son apparition. Elle devrait aller le chercher pour lui dévoiler la vérité le plus vite possible, mais elle a trop la frousse de sa réaction, j'en suis certain.
— Tout le monde a entendu ce que Taylor t'a demandé, mais tu n'es pas obligé d'en faire trop non plus. Même si Amber n'a plus de famille, Lisa, mes parents et moi sommes là pour la soutenir. Je ne suis peut-être pas au top de ma forme, mais je ne la laisserai pas sombrer.
Surpris, je braque mon regard sur lui.
— Je ne salirai pas sa mémoire en revenant sur ma parole, grogné-je.
D'un hochement, il y consent. Il ne me connaît pas autant que son frère, mais il sait que je suis un gars d'honneur.
Le silence s'abat entre nous, lourd, pesant, seulement interrompu par la discussion entre les deux femmes et les cris des enfants à l'étage. J'en profite pour finir mon verre. L'alcool brûle mon œsophage et se glisse dans mes veines. Un seul n'est, cependant, pas suffisant, il m'en faudrait beaucoup plus pour chasser ce mal qui me bousille de l'intérieur.
Des pas dans les escaliers me font tourner le crâne dans cette direction. Trois têtes blondes apparaissent à la suite les unes des autres. Amber et Lisa se lèvent en même temps. Je suis la première du regard alors qu'elle se dirige vers son fils.
— Il est où papa ? questionne mon filleul en jetant des coups d'œil un peu partout.
Sa mère s'accroupit devant lui, caresse tendrement son visage du dos de sa main.
— Tu te souviens de tonton Ryan ?
Je fronce les sourcils, incapable de me rappeler ce type.
— Son frère, me souffle Travis. Il a été emporté par la maladie, il y a un an. Je ne suis pas sûr que Tayron s'en souvienne.
Seulement, c'était sans compter sur la mémoire de son neveu, qui vient de le contredire.
— Tonton Ryan qui est parti au ciel rejoindre les anges ?
— Oui, répond sa mère d'une voix tremblante... Ton... Ton papa est, lui aussi, parti avec les anges.
Le visage de mon filleul se décompose et il secoue la tête.
— Tu mens ! Papa, il est en train de se battre contre le feu ! Menteuse, maman ! Menteuse !
Un sanglot étouffé attire mon attention vers Travis. La main sur sa bouche, sa femme pleure à chaudes larmes contre lui. Mon collègue n'est pas mieux, son regard est brouillé par sa tristesse. Aucun des deux ne prête attention à moi, ils observent la scène qui se déroule devant eux. Quand j'entends la voix d'Amber hurler le nom de son fils, je pivote à nouveau vers elle. Elle est assise à même le sol, tremblante, la main tendue vers la fenêtre. Lisa se précipite vers elle, tandis que, ni une ni deux, je me rue à la suite de mon filleul.
— Tayron, attends ! le hélé-je au moment où je l'aperçois.
Il continue de courir aussi vite que ses petites jambes le lui permettent. Bien plus rapide que lui, je le rattrape avant qu'il n'atteigne la route principale. Je le saisis par la taille et le hisse dans mes bras, tout en le retournant vers moi pour qu'il me regarde. Il se débat avec rage, me faisant serrer les dents et grimacer à plus d'une reprise. J'ignorais qu'on avait autant de force à cet âge.
— Calme-toi, mon p'tit pote.
Ma voix se veut la plus douce possible, mais il est tellement en colère que je ne suis pas certain qu'il m'ait entendu. Alors, je le laisse faire jusqu'à ce qu'il se fatigue de lui-même, quitte à me prendre encore des coups un peu partout. Épuisé, il finit par se lasser. Il enroule ses bras autour de ma nuque et réfugie sa petite tête dans mon cou. Sans le relâcher, je m'assieds sur le bord du trottoir et je le berce.
— Pourquoi maman ment ? Tonton, pourquoi maman a dit que papa est parti rejoindre les anges ? demande-t-il en plantant ses deux billes bleues dans les miennes.
Ma gorge se noue, alors que je cherche la réponse la plus adéquate à donner à un enfant de cet âge.
— Ta maman n'a pas menti. Ton papa est vraiment parti au ciel.
Son petit cœur se brise sous mes yeux. Et j'ai mal pour lui, putain !
— Je le verrai plus jamais comme tonton Ryan ?
— Je suis désolé, Tayron.
Quand les spasmes secouent son corps frêle, je le serre encore plus fort contre moi. Je le laisse pleurer jusqu'à ce qu'il relève la tête de lui-même vers moi.
— Maman, elle est triste aussi que papa soit parti au ciel ?
— Oui, ta maman est très triste.
— Toi aussi, tonton ?
— Ouais, soufflé-je, le cœur serré.
Il se réfugie à nouveau contre moi et on reste ainsi je ne sais combien de minutes, sans un mot de plus.
— Tu sais quoi, bonhomme, on devrait retourner voir ta maman.
Il opine du chef, se lève, puis me tend sa petite main pour m'obliger à en faire de même.
— Maman, elle pleurait à cause de moi. Dis tonton, tu veux bien m'aider à la faire rire. Elle est tellement belle, maman, quand elle sourit, m'avoue-t-il d'une petite voix pleine de tristesse, pendant que nous nous dirigeons vers la maison de Travis.
Je m'arrête net et le force à en faire de même pour m'accroupir devant lui. Un triste sourire se dessine sur mes lèvres au moment où je plonge mon regard dans le sien. Je regrette déjà ce que je m'apprête à dire, mais ai-je vraiment le choix ? Non, si je veux que mon filleul sourie lui aussi à nouveau.
— Je te le promets.
Je tends mon petit doigt vers lui pour sceller mon engagement.

Au cœur des braises, se retrouver ( autoedition sortie le 16/06 - Amazon)Where stories live. Discover now