Le feu. Le souffle d'une déflagration souleva un nuage de poussière.
Le sang. Une giclée vermeille tâcha le bleu parfait qui s'étendait à l'horizon.
La mort. Une salve de mitraillette balaya tous les soldats en première ligne qui s écroulèrent avec un râle sourd.
Trois mots devenus synonymes de Verdun. Trois mots qui rythmaient la vie de milliers d'hommes. Trois mots qui n'avaient jamais été aussi réels qu'en cet instant.
Le bruit des armes vrilla les oreilles du jeune soldat. Par réflexe, celui-ci se jeta par terre. La boue maculait son visage, lui obstruant la vue. Il ôta ce qu'il put avant de reporter son attention sur le combat qui faisait rage. Des explosions trouaient le sol tout autour de lui. Des hommes s'effondraient par dizaines. Des gradés beuglaient des ordres que personne n'écoutait. L'apocalypse se jouait sous son regard. En levant les yeux, il croisa le regard bleuté d'un de ses compatriotes. La tignasse rousse que laissait entrevoir son casque ne permettait pas d'erreur quant à son identité. Le reconnaissant à son tour, le rouquin lui tendit une main secourable accompagné d'un sourire qui lui fit presque oublier l'endroit où il se trouvait. Une nouvelle déflagration l'empêcha de la saisir. Un liquide brûlant lui aspergea le visage tandis qu'une couche de poussière le recouvrait. Il ne put retenir un cri de douleur quand un morceau de métal perfora sa main, ne laissant qu'une paume sanguinolente. L'instant d'après, son camarade avait disparu. Ses oreilles bourdonnaient. Il essaya de se lever mais c'était sans compter ses muscles qui, tétanisés, refusèrent obstinément d'obéir. Au loin, une voix résonna au milieu de la confusion. Le soldat tenta de l'ignorer mais elle se fit de plus en plus impérieuse, jusqu'à couvrir presque entièrement le vacarme ambiant. Le silence se fit autour de lui et ce fut alors comme si la scène apocalyptique qui se jouait sous ses yeux n'était qu'un simple rêve. La voix envahit l'esprit du soldat jusqu'à n'être plus qu'un cri assourdissant.
-Soldat Jean Martin !
L'homme ouvrit les yeux et le déchaînement de violence disparut en un instant pour laisser la place à la figure courroucée du caporal Durand. Les yeux du soldat papillotèrent un instant, se posant successivement sur le visage rouge de colère et les sourires de ses camarades. Dans sa poitrine, il sentait son cœur qui tambourinait comme un fou. Une goutte de sueur dégoulina le long de sa joue et s'écrasa par terre. Ce n'était qu'un cauchemar, un simple cauchemar, tenta-t-il de se convaincre. Mais malgré lui, son regard tomba sur l'immonde cicatrice qui traversait sa main gauche. Non, le cauchemar, je le vis chaque jour depuis le début de cette foutue guerre. Ça ce n'était qu'une remontée de souvenir.
La voix bourrue du caporal le ramena durement à la réalité. Celui-ci tenait absolument à le sermonner sur l'irrespect que représentait le fait de s'endormir au milieu du discours prononcé avec tant d'éloquence par son caporal si valeureux. Noyé sous les réprimandes, le jeune homme ignora rapidement la voix criarde, préférant se perdre dans la contemplation du paysage. Il apercevait par la fenêtre les montagnes de son enfance dont les sommets enneigés se confondaient avec les nuages. Le mois de mars touchait à sa fin et les neiges fondues venaient grossir les torrents qui se déversaient furieusement dans la vallée. Le soleil recommençait à pointer le bout de son nez derrière les montagnes alors que les oiseaux eux-mêmes revenaient des pays chauds où s'était déroulé leur hiver. Jean crut même apercevoir un chamois dont la noirceur du pelage se détachait de la blancheur glacée.
Comme il s'y attendait, le gradé se lassa bien vite et partit à la recherche d'une nouvelle victime. Le wagon ralentissait déjà. Jean saisit son paquetage et, se levant pour gagner la porte, ses yeux rencontrèrent ceux, d'un bleu profond, d'un de ses camarades. Son cœur rata un battement. Le jeune homme lui lança un sourire des plus amicaux en retour, ignorant le trouble de son compagnon d'armes :
