En cette saison, la forêt est d'un vert tout neuf. Je ne croise absolument personne pendant ma course. Je trouve cela étrange. J’ai passé l’essentiel de ma vie à Paris, dans une ville où il est quasiment impossible d’être seul à l’extérieur. Il est plus que déroutant de ne voir absolument aucun être humain autour de moi. Les oiseaux chantent. Mon ouïe supérieure me permet d’entendre de nombreux craquements dans les fourrés et je peux deviner que de petits animaux doivent s’y cacher à mon approche. Je me sens… vivant. Je respire à pleins poumons et me surprends à sourire. Les bois sont finalement un bon endroit pour courir. Bon, peut-être que ce déménagement n’a pas que des mauvais côtés. Même s’il est hors de question que je le dise à mes parents. Du moins pas dans l’immédiat. 

Mon pied gauche s’enfonce soudain dans quelque chose et je bats des bras pour ne pas trébucher. Je parviens miraculeusement à ne pas m’étaler sur le sol boueux et m’arrête. Je me retourne pour voir dans quoi j’ai mis les pieds. Je me penche avec curiosité. C’est une trace enfoncée profondément dans la terre. On dirait une empreinte de chien. Mais d'un chien absolument énorme, alors. Un animal de cette taille doit être monstrueux.

Je m’accroupie et pose ma main sur le sol. La trace est plus large que ma paume. 

Je me redresse, pensif. J’aimerais bien voir à quoi ressemble cette bête. J'adore les chiens, mais mes parents n'ont jamais voulu qu'on en adopte un. Ils disaient qu'il serait malheureux dans notre petit appartement parisien. Ah ! Ils ne pourront plus se cacher derrière cette excuse à présent ! Oui, dès ce soir je vais remettre le sujet sur le tapis. Ce déménagement a un autre bon côté.

Je me remets en route, de meilleure humeur. 

Lorsque j'arrive à la maison après une bonne petite trotte d’une heure au milieu des arbres, je trouve un gros camion garé juste derrière notre voiture. Deux déménageurs sont en train d'y sortir notre canapé.

J'entre à leur suite et retire mes baskettes.

— Maman ? Papa ? Je suis de retour.

J'entends des bruits de conversation dans le salon. L'agente immobilière est-elle toujours là ? Elle n'a rien de mieux à faire un samedi après-midi ?

— Ah, Théo, viens dire bonjour, lance mon père. 

Je pénètre dans le salon et trouve mes parents en compagnie d’un couple et d’un garçon de seize ou dix-sept ans. Ils se tournent d’un seul bloc vers moi, un gobelet d'eau du robinet à la main. Je recule instinctivement pour la troisième fois de la journée. Leurs odeurs sont proches de celles des deux jeunes gens rencontrées près de la forêt, bien qu'un peu atténuées. Est-ce que tous les habitants du coin sentent ainsi ? Non, Mme Jean, l'agente immobilière avait une odeur très ordinaire.

— Théo, me présente ma mère, voici les Augier, nos voisins. Ils habitent la maison à gauche de la nôtre. Émile est en première, comme toi, et fréquente ton futur lycée. Vous pourriez peut-être devenir amis ?

Je fronce imperceptiblement les sourcils. Ma mère aime bien essayer de me trouver des amis, comme si j'étais encore en maternelle et que tout était aussi simple qu'alors en terme de relation sociale.

L'Émile en question semble également un peu gêné. Nous échangeons un regard. C'est un jeune homme de taille moyenne aux cheveux blonds. Il a l'air sympa avec sa chemise à carreaux. De mon côté je suis en chaussettes, les vêtements pleins de boue et ruisselant de sueur. J’imagine qu’on peut difficilement faire pire comme première impression. 

— Théo est votre fils ? demande Mme Augier.

Je suis surpris par la question. Que pourrais-je bien être d'autre ? Leur animal de compagnie ? 

— Oui, répond mon père.

Mes parents semblent également perplexes. Nous observons tous les trois nos nouveaux voisins qui nous fixent avec de grands yeux étonnés. Qu'est-ce qu'ils ont ? Certes, on me fait souvent remarquer que je ne ressemble pas beaucoup à mes parents. Je suis brun et plutôt petit tandis qu'ils sont tous les deux grands avec des cheveux châtain clair. Mais de là à provoquer une telle réaction...

Les Augier finissent par se reprendre.

— J'espère que tu te plairas ici, me dit Mme Augier avec un sourire. La région est très belle. Émile, pourquoi n'emmènerais-tu pas Théo à la fête où tu te rends ce soir ? Il pourra rencontrer quelques jeunes de la meute.

De la meute ? De quoi s'agit-il donc ?

Émile prend la parole pour la première fois.

— Ça te dit ? La fête aura lieu en ville, à dix minutes à pied d'ici, dans une grange un peu isolée.

J'hésite. J'espérai passer la soirée devant une bonne petite série bien bête comme je les aime.

Ma mère me donne un coup de coude.

— Vas-y mon lapin. Tu ne vas tout de même pas passer ton avant-dernière soirée de vacances avec tes vieux parents !

Je lui jette un regard noir.

— Tu pourras rester juste une heure ou deux et partir quand tu voudras, me suggère mon nouveau voisin.

— Bon, pourquoi pas ? je marmonne en regardant mes pieds.

— Parfait, tranche Émile. Je passerai te prendre vers vingt heures.

— Super.

Les Augier échangent encore quelques mots de politesse avec mes parents puis prennent congé.

— Maman, je proteste aussitôt la porte fermée. Je t'ai déjà dit de ne pas m'appeler "mon lapin" en public ! Ne me ridiculise pas devant des gens de mon âge !

Ma mère m'ébouriffe les cheveux.

— Pardon chéri. J'ai du mal à me dire que tu seras majeur l'année prochaine. Pour moi tu seras toujours mon petit lapinou d'amour.

— Maman !

Je pousse un soupir exaspéré tout en laissant ma mère me câliner. J’adore mes parents mais ils peuvent se révéler franchement très très lourds. 

Les déménageurs ont posé notre canapé en cuir brun sur le parquet ciré du salon et j’en profite pour m’y affaler, le dos rond et les deux pieds posés par terre. La pièce me paraît déjà un peu plus confortable avec ce meuble familier tout râpé. 

— Qu'est-ce que vous croyez qu'ils ont voulu dire en parlant d'une "meute" ? je demande en caressant les accoudoirs. 

— Une meute ? répète ma mère. 

— Madame Augier a dit que je rencontrerai à la fête des jeunes de la meute. 

Mon père hausse les épaules.

— C'est un terme utilisé par les scouts, je crois. Ou alors c'est une expression locale pour désigner un groupe de jeunes.

— Hum, peut-être. Je trouve quand même qu’il y a quelque chose de bizarre dans cette ville. 

— Quoi donc, mon grand ? 

J'hésite. Mes parents vont me prendre pour un fou, si je leur dit que les gens d’ici sentent différemment d’ailleurs. Et je ne veux pas leur parler des traces de chiens géants dans les bois. Sinon ma mère m’interdira certainement d’aller y courir. 

— Je ne sais pas trop, je réponds donc. Un peu tout… 

Ma mère vient me rejoindre sur le canapé, tandis que mon père donne des instructions aux déménageurs qui portent à présent la monumentale horloge à balancier qui sonne toute les demie-heures que nous avons hérité d'une grande tante que je n'ai jamais connue. 

— Mon chéri, tu as toujours vécu dans une agglomération dense. Il est normal que tu te sentes dérouté. D’ici quelque temps, tu verras, tu regretteras de ne pas avoir passé toute ton existence ici. 

Je fais la grimace. 

— Tu crois vraiment ? 

Elle hoche gravement la tête. 

— J’en suis certaine. 

Elle me sourit avec une telle confiance que je suis presque porté à la croire. 

Le loup et moi (bxb) [terminée]Where stories live. Discover now