Mademoiselle

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La nuit est tombée. Seule une poignée d'hommes de tous âges profite encore de la lumière tamisée de ce bar aux relents mélancoliques. Le travail, leurs femmes, les factures ; tous fuient quelque chose, faisant de cet endroit de peu de splendeur leur planche de salut.
La porte s'ouvre, la clochette retentit grossièrement. Un profond parfum aux goûts de fruits et d'évasion suit la créature qui fait irruption. Immédiatement, les yeux se posent sur elle. Mademoiselle avance lentement vers le centre de la pièce, ses pâles et interminables jambes se mouvant avec la souplesse d'une panthère.
Le silence est total, ou presque ; les talons de la belle claquent et morcellent la musique désuète diffusée en fond, trop timide pour être appréciée. La demoiselle n'en a que faire : lascivement, ses bras se lèvent et se libèrent des manches de sa veste de velours, laissant apparaître des bracelets d'argent. Agilement, ses longs doigts et ses poignets fins ondulent, comme le feraient ceux d'une gitane sur un air de guitare ibérique. La curiosité naît dans les regards de ceux qui assistent à ce spectacle. Aucun n'ose l'interrompre, tous trop occupés à observer sa chevelure platine découvrir son cou délassé alors que la belle s'abandonne. Peu à peu, ils cessent de se demander par quel sortilège cette apparition si singulière réussit à les captiver, alors qu'ils se laissent aller à l'apprécier.
Voluptueusement, elle commence à balancer ses hanches étroites sous sa robe bleue pétrole. Ses cils fournis se ferment sur ses prunelles ébènes tandis que sa bouche vermeille révèle une blanche dentition. Quelle plaisante vision pour son public à la garde baissée, dont aucun homme à présent ne se rappelle que tel plaisir est sensé rester étranger. Comme hypnotisé, un jeune et délicieux gentleman se lève de sa table et se dirige vers l'objet de ses désirs. Mademoiselle l'accueille avec un sourire humble et charmé. Elle ne se joue pas de lui : les pommettes rosées et une étincelle dans le regard, ce sont le bonheur et l'engouement qui l'animent. Serait-il possible qu'elle n'ait jamais connu l'amour? Qu'importe : son cavalier débraillé en chemise blanche, prudemment, pose une main sur la maigre taille de l'élue de son cœur et use de l'autre afin d'entremêler leurs doigts, avant d'entamer un slow. Ils tournent et tournent sur leurs pieds, s'enveloppant dans l'intensité intimiste de la musique et faisant disparaître le monde autour d'eux. Le jeune homme est subjugué. Il serre un peu plus contre lui ce corps auquel jamais il n'aurait pensé succomber.
Chaleur, confiance et tendresse : advient une chose prévisible. Le bel amant admire sa conquête et, une ombre fiévreuse passant sur son visage, il presse ses lèvres brûlantes sur celles de sa promise.

Le jour se lève. Mademoiselle rentre chez elle. Nulle folie ici, nulle magie n'opère ; qu'un luxe modéré et quelques bibelots sophistiqués. Rançon d'une vie bien rangée et pleine d'ennui. Vite, vite : il faut se préparer, ne pas être en retard au bureau. Elle ouvre son placard : incroyable choix de vestes grises ou marrons, de mocassins indistincts, de cravates toutes plus ternes les unes que les autres. La triste moue de la belle se reflète dans son miroir ; il est temps d'ôter ses parures. Plus de maquillage, plus de talons, plus de robe, plus de cheveux blonds. C'est la règle : Mademoiselle ne peut vivre qu'au coucher du soleil.

Mademoiselle Where stories live. Discover now