Le Goût de son Baiser

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Colette s'est retournée dans son lit et a tendu la main pour voir si Thierry était là. Le lit était encore chaud là où se trouvait son corps. Elle a fait semblant de dormir lorsqu'elle a entendu la porte s'ouvrir en grinçant. La chambre à coucher s'est emplie de l'arôme du café et le sol a grincé lorsque Thierry s'est faufilé à côté d'elle et a posé la tasse sur la table de nuit. Il s'est penché pour embrasser Colette sur la joue et, malgré tous ses efforts, elle n'a pu s'empêcher de sourire.

"Réveille-toi", a-t-il dit doucement, "sinon, nous allons le manquer, le lever du soleil."

"Quand j'ai accepté ta proposition, je ne savais pas à quel point il était tôt à 5 heures du matin," a-t-elle dit en bâillant.

"Je te promets, Colette, que ça en vaut la peine."

"Et si ce n'est pas le cas ?"

"Alors, comme punition, je suivrai ensemble avec toi une de ces séries mielleuses sur RTL que tu as essayé de me faire regarder."

Colette s'est assise debout dans le lit. "Tu promets?" a-t-elle demandé pour être sûre.

"Promesse, je te jure, chérie."

Thierry a embrassé son épouse tendrement. Le goût de son baiser... Colette en raffolait. Ce goût, ensemble avec un relent de son eau après-raser de Giorgio Armani, voilà une sensation unique qu'elle n'oublierait jamais...

Ils se sont habillés dans le noir. Elle a enfilé son short et une chemise de flanelle, car c'était le début de l'automne, et l'air du matin faisait frissonner. Colette s'est penchée pour mettre ses bottes. Elle a eu de la peine à nouer ses lacets. C'est pourquoi, tout à coup, elle s'est ravisée et a dit à Thierry:

"Peu importe ce que nous avons convenu. Au fond, nous ne devons aller nulle part. Les vues du Lac de l'Heure ne sont pas meilleures que celles que nous avons ici sur la Meuse."

"Oh mon dieu, arrête!" a-t-il soupiré.

"Eh bien, c'est pourtant vrai." a insisté Colette.

"Allons-y, ne tardons plus, petite mule."

"Bon, si tu me forces... Toi, tu marches en premier."

"Tu es si charmante, Colette, mais quand même impossible!"

Ils sont partis de la cabine qu'ils avaient louée au Camping du Lac pour le weekend. Le paysage était encore enveloppé de brume sans le soleil matinal pour la dissiper. Le sentier qu'ils suivaient pour arriver au lac était à quelques centaines de mètres de la route. Les champs étaient tout calmes et la route était déserte. Contrairement à ce qu'elle avait dit, Colette a descendu le sentier d'abord, ses bottes craquant sur le gravier. Thierry l'a rattrapée et a mis son bras autour d'elle avant qu'il l'embrasse encore sur la bouche.

"Oh?" a dit Colette en adoptant une attitude coquette, "Qu'ai-je fait pour mériter cela?"

"Tu avais l'air froid, c'est tout." a dit Thierry, ses mots dégoulinant de son charme de campagnard mosan.

"Eh bien, ma tête est la plus froide!" a dit Colette en prenant le chapeau de son mari pour le mettre sur sa propre tête..

"Helaba, madame, vous ne pouvez pas toucher le chapeau d'un homme."

"Trop tard."

Thierry l'a embrassée sur le front et ils ont continué à marcher. Enfin, ils sont arrivés à destination au rivage du Lac de l'Eau de l'Heure. Le sentier descendait jusqu'au lac, mais les deux sont sortis du sentier en escaladant une petite butte pour pouvoir s'asseoir et voir toute la plage. Pour cela, Thierry a posé sur le sol une couverture qu'il avait apportée dans son sac à dos.

"Je ne peux pas croire que tu n'aies jamais fait ça avant, Colette."

"Me lever avant l'aube n'est pas quelque chose dont j'aime prendre l'habitude." a-t-elle riposté en riant.

Ensuite, le soleil a commencé à se lever. Il n'y avait pas de mots pour décrire la beauté de ce soleil qui se levait sur l'eau. Ils sont restés assis là en silence. C'était un de ces moments uniques... Ils n'arrivent pas souvent, mais quand ils le font, ils doivent être chéris. L'on peut réduire la vie d'une personne à une poignée de ces moments exceptionnels, et celui-ci en était un.

"Ça, c'était quelque chose d'indescriptible." a dit Colette, toute émerveillée.

"Je te l'avais dit, chérie."

"C'était parfait. Je ne regarderai plus jamais ces fadaises à la télévision. La nature, dans toute sa splendeur, comme maintenant, c'est tout ce que je veux voir."

"Eh bien, tu devras commencer à te lever plus tôt."

"Cela pourrait en valoir la peine."

"Tu veux aller nager?" a demandé Thierry.

"Oui, j'aimerais bien, si l'eau n'est pas glaciale."

"Mais non, je te parie qu'elle est encore bonne en ce début d'automne..."

Ils sont redescendus vers l'eau. La plage était si vide qu'il semblait qu'ils ne devraient pas être là. Colette a enlevé ses vêtements et ses bottes.

"Viens-tu aussi?" a-t-elle demandé alors qu'il s'asseyait dans le sable.

"Non, vas-y, toi," a dit Thierry. Je veux voir comment tu nages la brasse si élégamment et me souvenir de ça."

"Comme tu veux."

Colette est entrée dans le lac. L'eau était froide, plus froide qu'elle ne l'avait pensé. Elle a failli crier. Elle s'est retournée pour dire à Thierry qu'elle allait sortir tout de suite de l'eau. Elle a essayé d'attirer l'attention de son mari. Mais il ne la regardait pas. Il gisait inconscient dans le sable, son visage tourné vers le ciel...

C'est alors que le rêve s'est transformé en cauchemar. Les jours de bonheur conjugal étaient révolus. Colette a appelé une ambulance, et ils ont dû retourner chez eux. Leur vie est devenue l'un rendez-vous chez le médecin après l'autre et l'une visite au CHU de Mont Godinne après l'autre. Jusqu'à ce que les visites ne soient plus nécessaires. Par un matin brumeux du mois de novembre, Thierry est mort dans les bras de sa femme...

Colette a pleuré comme elle n'avait jamais pleuré auparavant. Elle a pleuré des larmes amères à l'enterrement. Pendant des jours et des semaines, elle s'est retrouvée à pleurer comme si le chagrin était une vague qui l'emportait et qu'elle était seule dans un petit bateau en mer. Elle détestait se réveiller toute seule. Elle détestait qu'il n'y ait plus de café sur la table de nuit le matin. Elle ne savait plus dormir pendant des heures d'affilée. Soudain, elle se réveillait dans un cauchemar. C'était le même rêve qu'elle faisait toutes les nuits: le dernier jour où ils avaient été si heureux ensemble. Chaque fois qu'elle se réveillait, elle pointait les oreilles, elle entendait la porte s'ouvrir et pouvait sentir le café, mais la maison était vide. Et le baiser, le goût superbe du baiser que Thierry lui réservait. Elle pouvait le sentir dans ses rêves chaque nuit.

Sauf que cette fois, quelque chose était différent. Elle a mis sa main sur la joue de Thierry, et elle était froide, comme si un fantôme lui picorait la joue. Mais quand même, Colette a souri, sachant que d'une certaine manière Thierry était toujours là.

© Bruno Roggen, Anhée, 2021

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