Un - Nora

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Il y a toujours eu ce froid en moi, que je n'ai jamais pu consoler. Quand je me réveille, le 14 février, j'attrape mon pull en laine grise que j'ai laissé tomber sur le tapis la veille au soir avant d'entrer dans les draps, et l'enfile par dessus mon pyjama, mes cheveux coincés dans l'encolure. J'ai dormi avec des chaussettes Hello Kitty aux pieds. Je n'ai pas fait des beaux rêves : là où il y a du sommeil, il y a un espace vide. Même si je sais qu'elle n'a pas appelé, je tends le bras vers la table de chevet et vérifie. Pendant un instant je suis éblouie par mon fond d'écran - Paco et Fabian, assis chacun sur une épaule d'une grande statue, verte avec le temps, les joues rouges. Un jardin public, une allée en graviers. Mon cœur se serre contre mon gré. Stupide cœur.

Quelque part dans l'immeuble, un voisin très pragmatique se met à la perceuse. Grâce à une isolation du tonnerre, le son se réverbère dans l'air tout autour - derrière la fenêtre laissée entrouverte, dans la cage d'escaliers, à travers le plafond. L'ampoule au-dessus de mon lit tremblote faiblement. Le générique du télé-achat. Une mère crie, des petits pieds, une porte est fermée précipitamment. C'est un matin nerveux.

Dans le salon, tous les rideaux sont ouverts - surprise, il fait moche dehors, il pleuviote même un peu. Je me gratte le ventre en essayant de chasser la fatigue de mon corps. Sur la table basse, une boîte de Xanax est renversée, Albert Camus, la télécommande. J'ai laissé la télé allumée sur la 1. A l'écran, une femme blonde s'agite devant une rangée d'aspirateurs en faisant clinquer des bracelets cheap autour des ses poignets fins. Je me déplace lourdement vers la cuisine pour me verser ma première tasse de café. Les néons verdâtres grésillent un peu. J'ai mon mug préférée, celui qui représente une ferme en couleurs pastelles. Mes doigts me brûlent un peu. Au final je ne crois pas avoir dormi plus de 4 heures d'affilée, l'angoisse de voir mes bras disparaitre était trop grande cette nuit ; il n'est que 7h43. Aujourd'hui c'est le 19e anniversaire de Clarisse. Je lui ai emballé un petit cadeau dans du papier iridescent, qui repose entre les bons d'achat et les verres (sans fin) sur la minuscule table circulaire en faux marbre. J'y ai mis beaucoup de soin, alors j'espère qu'elle aimera. Je ne suis pas sûre d'où elle a pu dormir cette nuit. Je ne peux que prier qu'elle viendra. Nous avons tous peur je crois. Je ferme les yeux et je vois ses paupières étirées à l'eye-liner, son écharpe à carreaux qui sent la cigarette. Et aussi l'allure d'homme de fer qu'a Fabian, les rares fois où il danse. Je pince la peau sur le haut de ma cuisse, là où un parcours bien organisé de veines violettes et turquoises disparaissent dans un duvet foncé sous mon short de pyjama. Nous avons peur, mais aujourd'hui est joyeux. Un peu.

Sous la douche, l'eau glisse dans mes oreilles momentanément, comme des gros bouchons brûlants. Le savon fait des bulles blanches entre mes seins triangles. Mes cheveux noirs se collent à mes joues. Ensuite je m'enroule dans une immense serviette de bain, devenue grise et rêche. J'enfile une robe en lin vert olive, et par-dessus je remets mon pull gris. Sur le bas de la jupe je remarque des traces blanches de crépis. Mes collants sont filés au talon. Tant pis. Le tapis de bain oranger est roulé en un petit paquet humide, je le jette avec la serviette sur le panier à linge bleu ciel et calcairisé. Tant pis aussi. J'irai dans l'après-midi. En bas de mon immeuble, il y a un bar tabac exigu, rempli par trois tables grasses, des chaises en plastique et une odeur persistante de fumée et d'anis. J'y sors tous les matins, parce que le café n'est pas cher, et aussi pas très bon. Je suis devenue excellente à cette vie médiocre. Je me suis fondue avec l'environnement. On est tous sensés se retrouver devant les portes de Molière à 11h05, quand Clarisse doit sortir d'histoire-géopo, ce qui veut dire qu'on se retrouvera à 11H15. Je m'assois le dos contre la vitrine, et la chaise tire un peu sur mes cheveux. Mes yeux tombent légèrement. Un des deux serveurs habituels, celui qui n'est pas l'enfant des propriétaires, m'apporte mon expresso. Il s'appelle Danny Le, comme le frère de ma mère. Il a peut-être 27 ans et porte une barbe mal organisée de chaque côté de son visage se finissant dans le haut de son cou. Il a des yeux très disproportionnés. Je le remercie quand il m'apporte une addition et je paie en pièces de 10 et 20 centimes. Je sais que si je commande à nouveau, il ne me demandera rien.

Le petit écran plat accroché au-dessus du comptoir et des rayons de cigarettes est coincé sur BFM. Un accident d'avion. Quelle tragédie. Ruby m'envoie un message, mon téléphone vibre contre ma cuisse, dans la poche de mon sac à main.

clarisse a dormi sur le canap

j'ai khôlle souhaite-moi bonne chance xoxo

Le message est arrivé en retard.  Je réponds par un sourire triste et finis mon expresso en une gorgée. Vraiment dégueu, mais bon c'est comme ça. Clarisse a pu dormir. Je lui envoie un message d'anniversaire, même si elle ne le lira sûrement pas avant quelques heures, une photo de nous deux couronnée par deux emojis gâteau+bougies, et ensuite un cœur rouge. Les bouts de mes doigts sont rouges aussi, là où il devrait y avoir des ongles lisses et beiges, bien fixés dans la chair. Je touille la petite cuillière dans la tasse vide. Danny Le a oublié mon spéculos. Je vérifie encore une fois, au cas improbable où j'aurais pu manquer un appel de sa part. Non, rien. Je me retrouve rapidement dans nos messages, mais la fin de la conversation, une bulle bleue abrasive, reste en suspends : échec de l'envoi.

Je suis devant chez toi, j'ai sonné et personne n'est venu

Le 14 octobre. C'était une autre vie, celle où une fenêtre allumée rougeoyait dans la rue vide, celle où mon front me lançait là où elle pesait contre le mur en pierres orange brûlé. Je regarde les piétons défiler de l'autre côté de la vitre sale. J'aurais aimé que chaque voiture bleue lui appartienne. Avec ce souhait, je sens une migraine bien vicieuse se former derrière mes orbites. Je souffle avec agacement. Une notification whatsapp apparaît sous mon pouce tremblotant. Paco et Ruby iront chercher le gâteau avant de nous rejoindre ensemble. Je n'aurais qu'à m'occuper des chapeaux.

Au bout du pâté de maisons il y a un franprix. A force j'en connais toute l'organisation. Une grosse craquelure de la même forme qu'une toile d'araignée défigure la porte automatique. Il y a une fuite dans le plafond, juste au-dessus de la presse à oranges. En face de l'entrée il y a le pain de mie, les yaourts bio et le saucisson. Puis tout à gauche, les frites surgelées, l'alcool et les chapeaux d'anniversaire. Je fais tout de même le tour du magasin, tant qu'à faire. Je pourrais trouver mon bonheur au rayon pâtisserie et épices en conserve.

Au passage j'emporte une bouteille de rosé et du gel douche à la fleur d'oranger, en plus des chapeaux d'anniversaires en carton, jaunes à pois rouges. Une caméra de surveillance me vise dans le dos. Je m'observe sur le petit écran bleuté planté dans le plafond, entre les caisses. En plus d'être toute pixelisée, mes épaules sont affaissées. Je me sens laide. J'ai le teint gris, et le blush rose n'a pas l'air à sa place sur mes joues et l'arche de mon nez. Mes cernes sont profondes. C'est mon tour de payer.

- Bonjour !

La caissière s'adresse à moi fortement. Elle aussi a le teint cireux. Il est 8H46 et sa journée l'a déjà défaite. Sa bouche est un trait bancal à travers son gros menton. Je regarde mes mains. Le bip sonore de la caisse me transperce le front.

- Ça fera 5 euros 27 centimes, s'il-vous-plait

-Oui, voilà, merci, au revoir

En claquant la porte d'entrée de mon appartement, je pose le sac plastique contre le mur de l'entrée et me débarrasse de mes chaussures. Dans la cuisine, je prends un doliprane avec un grand verre d'eau, avant de retourner m'enrouler de mes bras sous ma couette. Je jette les oreillers hors de mon lit, un coin du drap s'est défait du matelas. La pluie se fracasse violemment contre le volet fermé. A 11H05, tout ira bien. 



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