1. L'immuable vous dans leurs esprits

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               Je dus - ou cela était-ce peut-être de mon propre chef - me coller l'étiquette de l'enfant Terre-à-Terre, de la petite sœur réaliste qui ne se fie qu'à la logique et au concret. Puisqu'il ne pouvait y avoir deux comme lui dans une fratrie, je dus être drastiquement différente (c'est du moins ce qui s'est imposé à mon esprit d'enfant).           

Je dus être la raison lorsqu'il était le délire, je dus être le freint lorsqu'il était l'accélérateur, je dus être l'équilibre lorsqu'il était l'esprit fantasque, la tâche réaliste gravitant aux côtés de son idéalisme. Cette association nous apporta la complémentarité mais plus encore, la fusion. Ce fut assurément la base de notre duo, mais aussi ce qui nourrit l'image que la famille ce fut de nous, de moi, celle qui nous survivra.    

Il est difficile de combattre après coup des préjugés qui ont pris racines dès l'enfance. En science, le moteur même de l'innovation est la remise en question (ou même la destruction) des acquis du passé. On pourrait par ailleurs l'appliquer à la littérature où un courant artistique finit toujours par succéder à un autre avec une idée nouvelle, mais aussi à la philosophie dont les penseurs prennent un malin plaisir à déconstruire les idées de leurs prédécesseurs. Mais au sein des relations familiales, il y a la dimension de l'immuable. Cela est très justement exprimé depuis l'antiquité par les dramaturges. La mythologie, bien qu'elle soit exagérément tragique, est un prisme qui décompose la réalité et les subtilités des relations familiales. 

Cette communauté si particulière, où rien ne change véritablement, constitue un mystère dont l'esquisse, bien que floue, s'apparente au barreaux d'une prison. Une prison infiniment grande et remplie de joie (dans la plupart des cas) mais qui ne permettra jamais d'accéder à certaines vérités. Puisqu'elle mêle les trois spectres temporels de la vie, les uns dépendants intimement des autres, il est impossible qu'elle puisse offrir une vision lucide de l'être à l'instant T. Mon grand-père n'arrivera probablement jamais à me dissocier de la petite fille franche et bornée que j'étais. 

Il est commun que les personnes âgés nie tout changement de personnalité chez un membre de leur famille en invoquant le bon fauteur de trouble qu'est la mode. La réalité placée hors de moi que m'offrit Lagarce dans sa pièce "Juste la Fin du Monde" me permis de réaliser que les idées toutes faites, devenues immuables, sont le refuge pour échapper à leur peur du changement. Révélateur du temps qui passe, de la vieillesse et de la mort prochaine, c'est évidemment l'objet des plus grandes craintes. La parfaite connaissance d'un être que l'on croit avoir acquis et saisit dès son enfance est sûrement le plus régénérant des remèdes, et je m'y conformerais bien si elle peut apporter un nouveau souffle à ceux qui veulent survivre au temps. 

Toujours est-il que je tente toujours vainement de rassembler en une forme solide et cohérente ce filet d'eau auquel s'apparente ma personnalité hors du cercle familial. En son sein, ses murs me structurent mais dès lors que je quitte ce chalet, je redeviens une vacuité indéfinissable qui, par instinct de conservation, tente de reprendre la seule forme qu'elle connaisse. Le résultat est hétérogène, invraisemblable et parfois même absurde. Il n'y a rien de plus affligent que d'observer un être peiner à être lui-même et j'en pleurs parfois lorsque mon reflet s'y essaye. 

Penser que nous sommes aussi multiple que les interactions entre les individus est pour moi la seule manière de ne pas m'acharner à me modeler selon mes propres acquis. Ce n'est peut-être pas le meilleur des stratagèmes mais parmi ceux qui me sont venus, il est celui qui m'aide le plus à vivre.

Cher Change-FormeWhere stories live. Discover now