Trompe-la-mort

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L'obscurité infinie de la scène. La chaleur des petits projecteurs du cabaret fixés sur elle. Son odeur de bois vernis usé. L'effluve poussiéreux de la fumée qui glisse sur les corps et que l'on ne remarque plus une fois au cœur du nuage remuant. Ce flou de la foule, à la fois perceptible et invisible, autant de faciès inconnus et d'yeux trop distants pour savoir s'ils vous fixent ou vous ignorent.

Mais je les vois. Ces visages d'abord indifférents, concentrés sur les autres êtres humains, sur les verres de champagne ou les serveurs pressés. Ces œillades fades parmi lesquelles je n'ai que quelques secondes pour chercher la perle rare, la créature qui ce soir me donnera l'inspiration.

L'on prétend que l'improvisation est l'apanage du jazz. C'est faux. L'improvisation n'existe pas. Elle n'est que le reflet d'une mélodie interne, d'un sentiment soudain, d'une humeur saisie dans la vie de son musicien. C'est une partition vide sur laquelle s'écrivent les notes de l'âme, un bout de soi arraché au cœur et dont la qualité brute fournit au virtuose toute l'expression nécessaire pour toucher ceux qui l'écoutent. La spontanéité est réelle, éphémère. Et je suis de ceux qui composent le morceau de toute une existence et l'oublient après que la transe est passée, tant et si bien que ce moment unique, voué à disparaître des mémoires mêmes, en est magnifié. Une vie faite chaque soir de surprises, de charmes et de perdition. Chaque nuit se succédant à explorer, d'abord par la musique puis par le corps et l'esprit, l'être que j'aurais choisi.

Sur le pupitre, j'ajuste le petit cahier de cuir noir enluminé d'argent dont je ne me sépare jamais. Je ne le regarderai pas de toute la cession : il est vide.

La lumière est soudain sur moi, bien que tamisée par l'ambiance douceâtre du cabaret. Elle semble rouge et or mêlée de filets sombres et je m'y fonds pour ne laisser briller, d'abord, que le cuivre de mon instrument. Une partie de l'assistance retient sa respiration lorsque je le porte à mes lèvres. Elle prépare son ouïe tandis que je prépare mes yeux. Elle attend le premier son, impatiemment, déjà séduite par le silence précédant l'apogée de l'artiste.

Enfin je souffle, produisant une note basse très légèrement vacillante, de celles qui semblent être un la donné, mais sont en fait le début d'une balade qui va tourner à la précipitation. La salle expire avec moi, longtemps, jusqu'à étouffer, incapable de vider davantage ses poumons. La note traîne, insiste, résonne un peu plus fort. Elle me laisse tout le temps dont j'ai besoin pour percer l'opacité de la pièce et découvrir mon auditoire.

Je scrute avec avidité, faisant frémir mon outil favori pour percevoir les ondes qu'il génère en eux. La plupart sont si insipides que je ne fais que glisser sur leurs silhouettes. Je cherche quelque chose d'intense, de différent pour satisfaire ma faim.

Je discerne une femme vêtue d'une longue robe nacrée, une autre personne au genre indéfinissable, aux pupilles étrangement électriques. Puis je le vois. Costume rouge, gilet brodé, cheveux crêpés au naturel, visage long, grands yeux aussi noirs que sa peau, débordant de vie. L'iris est presque farouche et pétille de malice, comme si toute son apparence était un fait exprès.

Je module le son, juste assez pour changer de note et attirer l'attention des derniers distraits. Nous y voici. La salle tout entière frissonne et je ne fixe plus que lui. Il souriait à quelque connaissance avant que je n'aie dirigé la note vers sa personne. Assez intense pour l'entraîner sans trop l'effrayer. Ses dents blanches luisent dans l'obscurité tandis qu'il sourit à la scène, incapable encore de voir qui se cache derrière la trompette.

Je dirige les ondes vers lui, les concentre. Bientôt je remarque la chevalière à son doigt, la délicatesse avec laquelle ceux-ci se sont légèrement tendus, sa concentration détournée par ma voix. Il est en chair, de ces sportifs qui, quoi qu'ils fassent, gardent l'épaisseur de leur corps par-dessus leurs muscles et n'en sont que plus impressionnants. Son costume voyant, de mauvaise facture, ne parvient pas à cacher ses larges épaules.

Trompe-la-mortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant