∞ 1 - Corbeau ∞

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— Tu es un trop gros oiseau pour tenir là-dedans ! Mais tu as raison, tu seras mieux sous un manteau fourré que dans la tempête. N'aie plus peur. Chez moi, tu pourras dormir près de la cheminée.

Sa voix, ses pas dans la neige, son corps si proche sont étonnamment humains pour une déesse. Est-ce Icenddr qui m'amène à son feu sacré ? Est-ce Océondine qui a apaisé la colère des flocons, ou Ruzaciel les caprices du vent ? Est-ce Niloaka qui me porte vers leur terre nourricière, où les âmes chantent et dansent en harmonie dans leur seconde vie ? C'est étrange... Je sens toujours mon corps. J'ai conservé ma mémoire. Mon passage au Royaume est-il incomplet ? N'ai-je mis qu'un pied chez les morts ? Puis-je me réveiller ? Je bondis à cette idée. Je me tortille dans la grotte poilue.

— Calme-toi... Nous y sommes presque.

Non, non, non ! Je refuse, je refuse ! Je ne succomberai pas ! Un horrible croassement résonne dans mon tombeau. Je déploie mes ailes trempées, où le givre fond en gouttes d'eau. Un bras m'enserre, m'empêche de quitter ma prison. Mon bec s'attaque à la laine. Je pince autre chose dessous, comme... de la peau.

— Aïe !

La pression se relâche. C'est l'occasion. Pourtant, je m'immobilise. Les déesses n'ont pas d'enveloppe charnelle. Les déesses ne connaissent pas la douleur physique. Les déesses n'accompagnent pas chaque âme, en marchant avec un bruit de neige craquelée.

— Par les dieux, tiens-toi tranquille ! S'il te plaît !

Les déesses ne jurent pas par elles-mêmes. Les déesses ne prient pas les hommes... Et si je n'étais pas au bord de la mort ? Du rêve, je reviens brutalement à la réalité. Non, je ne suis pas mort ! Le corbeau est là, transi de froid et de peur, autour de mon esprit humain ! Je croasse de joie. Ce corps n'est pas le mien, mais au moins ce n'est pas un poulet rôti. Je veux dire, il est encore plein de vie et d'envies ! Oui, promis, je ne bouge plus. Voilà ce que je souhaiterais répondre. Pour l'instant, seule mon attitude peut communiquer ces mots.

Ma sauveuse s'arrête. Je l'entends dégager de la neige, ouvrir et fermer une porte grinçante sur ses gonds, avec une délicatesse qui ne protège que moi. Je suis censé être un animal farouche ; je ne l'ai pas détrompée sur ce point. Le désarroi m'envahit. Elle doit me penser engourdi, faible et épuisé, ce que je suis. Pour elle, c'est tout ce qui a calmé la bête sauvage en moi. Même si je parviens à semer le doute sur ma domesticité... comment imaginera-t-elle que je suis un humain, victime d'un maléfice ? Comment lui ferai-je comprendre une telle aberration ?

Deux mains gantées m'extirpent de ma cachette. Non, ce ne sont pas des gants, rien que des mitaines effilochées. Le bout des doigts est rougi par le froid. Ma bonne étoile me ramène à la lumière, à cette lueur tamisée qui ne m'agresse pas la vue. De la cire fondue et des herbes séchées parfument mon cocon. Je suis enveloppé d'une couverture rêche mais chaude, puis déposé à terre. Je frissonne et m'ébroue des pattes à la calotte. Des jambes chaussées de bottes grossières passent devant moi, s'agenouillent près de l'âtre. Les bras reliés à ce corps remuent les braises avec un bâton et ajoutent une bûche. La fumée s'élève vers le trou percé dans le toit. Son odeur âcre recouvre les autres senteurs. Tu parles d'une cheminée ! Quelle misère ! J'ai l'impression de revenir en enfance. Ma grande sœur aussi s'occupait du feu, quand je n'étais pas dans ses jupes. Nous n'avions guère plus d'éclairage dans notre minuscule masure. Ma gorge se serre.

L'inconnue se redresse, ôte sa besace et sa pelisse, qu'elle plie sur le dossier d'une chaise artisanale. J'en profite pour observer mon environnement. Quatre murs de bois nous abritent de la fureur et du froid extérieurs, sans étouffer pleinement les sifflements du vent. À droite de l'âtre, un baquet et des bidons d'eau constituent un rudimentaire coin de toilette. Sur le mur d'en face, une longue table semble servir à la fois de cuisine, de plan de travail et de bureau. Des bols, des paniers, des seaux, des fioles, des livres, des plumes, des encriers, des outils, des vêtements à rapiécer et du matériel de couture s'y amoncellent. Un aquarium rempli de poissons chatoyants prend la moitié de la place. Au-dessus, des clous sortent des planches comme si une étagère était tombée. Mon hôte n'est pas meilleure bricoleuse que moi ! En revanche, elle a confiance en ceux qui l'ont aidée à construire sa cabane. Par accident, ces bougies disposées un peu partout ne risquent-elles pas de l'incendier ? Au plafond, des plantes diverses pendent à des crochets. Si les oignons, la ciboulette ou les régimes de bananes se mangent, j'ignore en quoi toutes ces fleurs qui se décolorent en séchant seraient vitales pour une simple humaine. Il n'y a pas non plus trace de viande. N'a-t-elle pas tué pour son douillet manteau de fourrure ? Ce petit monde clos m'apparaît comme un enchevêtrement de contradictions.

Sept corps en huis closWhere stories live. Discover now