Première lettre de Nicolás

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[Ce premier chapitre peut se suffire à lui-même ; de par le chemin qu'il esquisse. Mais si le sujet vous intéresse, j'écrirais probablement la suite. Il sera alors question d'amours pluriels, mais aussi de remises en question, d'insécurités, de communication, de compromis... ]

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La pièce était plongée dans les ténèbres, simplement éclairée par une petite lampe de bureau. Depuis bientôt une heure, Nicolás écrivait, raturait, froissait et recommençait inlassablement la même lettre.

Après avoir posé sa signature en bas à droite du deuxième feuillet, il les plia soigneusement en trois pour les glisser dans l'enveloppe... puis se ravisa pour les relire une dernière fois.

Eva,

Cela fait maintenant deux semaines que le Barbara de Braganza a atteint Rio, et que je t'ai tenue dans mes bras pour la dernière fois. Cela me semble si loin et si proche à la fois. Tu as dû voir ton éditeur, j'espère que le rendez-vous s'est bien passé et que le monde est sur le point de découvrir l'immensité de ton talent. Bien que tu n'aies reçu aucune nouvelle de ma part, tu n'as pas quitté mes pensées. Ce n'est pas la première fois que je prends la plume pour t'écrire, mais je n'arrivais pas à coucher mes sentiments et réflexions sur le papier. De nous deux, l'écrivaine c'est toi. J'espère que tu sauras me pardonner ce silence qui a dû te peser et te blesser. Plus que tout, je ne veux pas te faire du mal. Je donnerai tout pour te protéger, j'espère que tu n'en doutes pas.

Depuis deux ans, le livre de ma vie était figé, et sur un très déplaisant chapitre. Grâce à toi j'ai tourné la page, j'ai avancé, j'ai recommencé à vivre et à aimer. Tu es mon ange, ma raison de sourire. Je ne veux pas te perdre.

Lorsque j'ai reçu ce télégramme de Chantal, j'étais complètement désemparé, je ne savais plus quoi faire. La morale et l'honneur me commandaient, comme tu me l'as si bien dit, de lui répondre, de retourner vers elle. Chantal est ma femme après tout, et je l'aime. Mais cet amour n'est pas le seul. Il y a nous. Notre histoire ne se résume pas à quelques jours passés ensemble sur le Barbara de Braganza, elle est beaucoup plus profonde que ça. Toi et moi, je l'ai tout de suite ressenti comme une évidence, et tu as vite volé un morceau de mon cœur. Notre relation signifie beaucoup pour moi, et j'ose le croire pour toi. Je refuse d'y renoncer.

Chantal a traversé des choses horribles pendant la guerre. Elle a été raflée, envoyée dans un camp, torturée. Même si physiquement elle s'est remise de ses blessures ; elle ne va pas bien, pas bien du tout. Elle a besoin de moi. Contrairement à ce que j'ai pu envisager avant de la revoir, je ne l'abandonnerai pas. En tant qu'homme, qu'époux, c'est mon devoir de la soutenir ; de rester à ses côtés pour la rassurer, qu'elle puisse retrouver le sommeil lorsque les bruits ou les cauchemars la réveillent plusieurs fois par nuit, et qu'elle ne sait plus s'il elle est en sécurité ou encore là-bas, sur le point de subir la torture et les interrogatoires.

Mais ce n'est pas qu'une question de devoir. Elle n'est plus tout à fait celle que j'avais épousée il y a trois ans, et je ne suis plus le même non plus. Elle a ses traumatismes, et je t'ai toi. Je l'aime toujours, mais cela n'impacte pas l'amour que je ressens pour toi.

Tu m'as dit « Chantal est vivante, tu dois l'accepter comme une bonne nouvelle », et c'était tout à ton honneur. Mais te voir te sacrifier, nous sacrifier, m'a déchiré le cœur. Malgré tout, ni toi ni moi n'avons pu nous résoudre à tout arrêter, et nous avons timidement envisagé un futur commun. Ce que j'ai autant de mal à t'écrire, c'est que, même après deux semaines à retourner la situation dans tous les sens, à tenter de prendre de la distance... je dois être honnête avec moi-même, avec elle et avec toi : je vous aime toutes les deux. Je refuse de créer une hiérarchie, une priorité entre deux amours que mon cœur ne compare pas, ne met pas en concurrence. Comme l'amour d'un père pour un de ses enfants ne disparait pas à la naissance du suivant : je vous aime toutes les deux et je refuse de choisir, ce ne serait pas juste. Oserais-je te demander de l'accepter comme une bonne nouvelle ?

Eva, je ne veux pas que la seule chose positive de cette traversée de Vigo à Rio soit de l'inspiration pour ton prochain roman. Je ne te propose là rien de facile, pour aucun de nous trois. La société, le regard des gens... Mais la vie est trop courte pour ne pas tenter de suivre ses rêves. Je ne te suggère pas une relation dans l'ombre, je ne veux pas nous cacher. Je n'ai pas de solution toute faite. Pourquoi ne tracerions-nous pas notre propre chemin ? Pourquoi ne pourrions-nous pas, tous les trois, y réfléchir et créer un modèle qui nous convienne, notre propre façon de vivre ? Ne sommes-nous pas tous adultes ?

J'ai envie de m'investir dans notre histoire Eva, je veux croire qu'elle a un bel avenir, même si ce n'est pas celui que nous avions initialement imaginé. Je suis prêt à t'aider dans tout ce que tu entreprendras, je veux une place dans ta vie. Juges-tu tout cela acceptable ? Voudras-tu toujours de moi dans ces conditions ?

Prends le temps dont tu auras besoin avant de me répondre, mais par pitié, ne t'éloigne pas trop de moi.

Tu me manques.

Nicolás

Ça n'a pas besoin d'être si difficileOù les histoires vivent. Découvrez maintenant