Les gens comme nous

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Michel Grandbois avait laissé passer deux tramways avant de se décider à monter. Aucun, pourtant, n'était bondé ; ils étaient simplement trop neufs. L'Apocalypse avait eu le tort d'arriver partout à la fois. Il avait fallu prendre des mesures drastiques, les ressources ayant rapidement manqué. Aussi, sur les lignes, les voitures neuves côtoyaient des antiquités, que l'on était allé chercher jusque dans les musées. C'est dans ces dernières que Michel se sentait le mieux. Il croyait y entendre les chuchotements des gens qui les avaient empruntés jadis, en des temps moins moroses. Il avait besoin de cette courte rêverie.

Quelques jours de repos lui avaient suffi à reprendre ses esprits. Depuis longtemps, ses yeux intérieurs lui avaient imposé le spectacle de tant d'horreur. Cette fois, la possibilité d'agir avait rendu l'épreuve plus supportable. Il ignorait ce qu'il en serait de ses amies. Auraient-elles pour toujours peur du noir?

Il n'était pas encore tout à fait midi, et le wagon était peu encombré. Michel remarqua un homme qui lisait un journal. Il lui avait semblé l'avoir aperçu dans la rue. Depuis deux jours, il avait toujours l'impression d'être suivi.

Les grincements des roues sur les rails et l'odeur du métal écorché agissaient sur Michel comme une drogue. Il était à moitié assoupi lorsqu'il vit la maison jaune de Daniel. La brise de septembre, heureuse de le retrouver, souleva le pan de son manteau alors qu'il déposa le pied sur le trottoir ; ce soir, il lui faudrait un temps fou pour défaire les nœuds de ses cheveux. Il ne s'en souciait guère. Sur le palier, Maria l'attendait.

Elle lui sourit, de ce sourire un peu trop large qui s'illuminait chaque fois qu'elle le voyait, depuis longtemps déjà. Depuis Saint-Sébastien. C'était une femme à la beauté particulière, au visage anguleux où deux immenses yeux noirs avaient été collés par un artiste à la main heureuse. Le maquillage, qui soulignait à grands traits ses paupières et sa bouche si grande, amplifiait chaque mimique, comme dans un film expressionniste. C'était une beauté unique, une sorte de prototype créé pour inspirer aux hommes un désir plus tranquille, une adoration plus silencieuse. D'allure fragile, elle semblait toujours prête à se rompre, aussi Michel la serra avec beaucoup de délicatesse quand il lui embrassa les joues. Elle portait une étrange odeur d'eucalyptus et de laine, qu'il avait appris à reconnaître et qui le réconfortait. Lorsqu'il s'apprêta à entrer, elle le retint par le bras.

« Il ne va pas bien, dit-elle. J'aimerais que tu lui parles. »

Grandbois baissa les yeux. « Je ne peux pas grand-chose, mais je vais essayer. »

Depuis sa sortie de Saint-Sébastien, Maria habitait chez Daniel. Elle n'avait pas eu la chance d'avoir des parents aussi compréhensifs que ceux de Michel ; les siens priaient pour qu'on ne la laisse jamais quitter l'hôpital. Ils avaient accepté un temps de la garder avec eux, mais la peur ne quittait jamais longtemps leurs yeux. Peur d'elle et des phénomènes qu'elle engendrait, mais peur aussi des juges, de l'Inquisition qui ne détournait jamais le regard, et peur des voisins vifs à dénoncer. Michel n'y comprenait rien ; avoir une fille comme Maria et la considérer comme un monstre dépassait son entendement.

Daniel, qui avait aussi fait un long séjour à Saint-Sébastien, avait pris la place que ces gens étaient trop lâches pour occuper. La porte, qui avait besoin d'un coup de rabot, résista un instant avant de le laisser entrer.

Dans la cuisine, Daniel le gratifia d'un large salut, sans toutefois se lever. Sur la table face à lui, la bouteille de whisky était bien visible, droite comme un condamné.

« Viens t'asseoir, je t'en prie. »

La voix éraillée du vieil homme laissait penser qu'il n'en était pas à son premier verre. Ses épaules étaient voutées à en toucher la table. Alors qu'il retournait à sa boisson, on ne voyait plus que le sommet de son crâne dégarni, devenu rouge par la force des libations. Grandbois partageait l'angoisse de Maria : à ce train, l'alcool ne mettrait plus de temps à emporter leur ami. Michel tira à lui l'une des chaises. Avant de s'asseoir, il retira de sa poche l'enveloppe qui débordait de couronnes froissées.

Myriam et le Cercle de ferWhere stories live. Discover now