Antoine

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Jenny s'assit de travers sur une antique chaise cannée afin de pouvoir croiser les jambes. Elle défit la cellophane qui emballait des Marlboro sur lequel était rédigé l'avertissement «Fumar provoca el envejecimiento de la piel ». Elle comprit que je regardais le paquet de cigarettes avec des points d'interrogation dans les yeux.

La frontière est à moins d'une heure et demie par l'autoroute. De l'autre côté on achète sa dose de nicotine pour trois fois moins cher qu'ici...

Elle laissa sa phrase en suspension pour aspirer une profonde bouffée qui fit grésiller l'extrémité du tube de tabac. Après avoir gardé la fumée plusieurs seconde dans les poumons, elle détourna la tête pour ne pas exhaler le nuage empoisonné dans ma direction. Je lui fus grès de cette attention. Le patron déposa sur le guéridon entre nous deux express qui remplissaient à peine le fond des tasses.

Je me shoote à la caféine, dit-elle en souriant.

Je me suis retenu de lui répondre, j'aurai été désagréable. Je ne voulais pas casser le contact qui était en train de s'établir il me serait sûrement utile. D'autant que l'intermède café-cigarette semblait fini. Elle décroisa les jambes, approcha le siège de la chaise du guéridon, appuya les coudes sur la plaque de marbre ronde et joint les mains en posant le menton sur les pouces. Elle prit une profonde inspiration. Elle me donna l'impression d'être sur le parapet d'un pont enjambant une gorge vertigineuse, les chevilles attachées par un harnais relié à un long élastique: elle avait la trouille, ce qui était normal, tout en sachant qu'elle ne risquait pas grand chose et qu'elle allait prendre son pied.

Pourquoi est-ce que j'ai eu cette impression? Elle avait maintenant posé les mains sur ses cuisses maigrelettes mais elle était restée penchée en avant au dessus de la table. Elle commença à parler de telle façon que personne d'autre que moi ne puisse entendre ce qu'elle disait. Sa voix était si faible que je dû me pencher aussi au dessus du guéridon et je mis ma main gauche en coquille derrière l'oreille pour bien entendre.

Le texte qui a été publié ce matin dans « Sud » est en effet très sibyllin, trop pour ne pas cacher quelque chose. Qui voudrait cacher quoi? Vous n'avez sans doute pas prêté attention au signataire de l'article dont le nom ne doit strictement rien vous...

Effectivement, tartemuche ça ne me dit rien.

Ici ce type est connu comme le "loup blanc", c'est bien comme ça que vous dites? Any way, il est d'une famille de pêcheurs, ceux qui ont été surnommés les "va-nus-pieds" quand ils sont arrivés du Sud, chassés par la famine, c'était avant la guerre de 14. Je ne sais pas comment il a été engagé comme journaliste, pas pour la qualité de sa plume en tout cas, mais il contrôle complètement l'information sur le petit monde des pêcheurs. Et quand je dis petit, c'est un doux euphémisme. Les "va-nus-pieds" ont amassé en un petit siècle de colossales fortunes dans la pêche au thon, l'or rouge de la Méditerranée. La quatrième génération se fait faire des chaussures sur mesure par un célèbre bottier parisien et planque son pognon dans des paradis fiscaux tropicaux. Fermons la parenthèse. Ce journaliste est en quelque sorte l'agent de communication des "va-nus-pieds". Il y a quelques mois, par exemple, alors que tous les Cassandres prédisent la disparition prochaine du thon rouge de Méditerranée, lui, il a raconté qu'il avait vu des bans de thons frétiller non loin des Baléares et il laissait donc entendre que les mesures édictées par les autorités européennes pour éviter une catastrophe écologique avaient été prises par des technocrates incompétents qui ne se donnaient pas la peine d'aller sur le terrain vérifier leur intuitions.

Le journalisme communautaire est hélas! ma chère, une pratique de plus en plus répandue. On n'est plus à la recherche de la vérité, on raconte la vérité pour le groupe dont on défend les intérêts.

Combien de temps ce marin va-t-il souffler?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant