Machin

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J'allais quitter le bar en pétard contre le type qui essuyait les verres derrière le comptoir, un triste crétin qui ne voyait pas la nécessité de faire respecter dans son établissement une loi de bon sens interdisant de fumer dans les lieux publics. Une voix qui semblait sortie du nuage tabagique stagnant à l'autre extrémité du comptoir m'avait suggéré de ne pas perdre mon calme.

Je pense que si cette invite avait été faite avec un accent local, j'aurai répondu par une vilaine bordée d'injures ponctuées par un index tendu vers le ciel. La voix venait d'ailleurs, avec une sonorité propre aux cordes vocales astiquées avec des alcools forts. Une épave de la côte Est des Etats-Unis échouée là par chagrin d'amour ?

Je sentis ma joue gauche tirée par le petit rictus indiquant que je regrettais d'avoir raison quand j'ai découvert le visage qui émergeait lentement du nuage de fumée dissipé par la main couverte de tâches brunes battant l'air de droite et de gauche.

Il appartenait à une femme vêtue d'un jean noir et d'un blouson de cuir usé passé sur un t-shirt blanc.

Elle accusait dix ans de plus que son âge à cause des rides qui creusaient le coin de ses yeux et de ses joues et des paquets de fils gris qui étaient emmêlés dans sa tignasse noire. Je savais que mon estimation n'était pas très charitable. Après un bain et une bonne nuit de sommeil, elle paraîtrait sans doute moins défraîchie.

Était-elle agrippée au comptoir pour ne pas tomber sur le dallage jonché de mégots ? Elle semblait manifestement épuisée. Je la regardais, un peu interloqué, sans trop savoir que dire ou que faire, comme engourdi. La voix du patron du bar me réveilla.

─ Jenny, n'emmerde pas les clients ! Ça fait une heure que tu es sur le ''Sud'' tu vas le connaître par cœur, surtout que tu lis toujours la même page. Ça t'étonne toi qu'il ait disparu le "va-nu-pieds" ? C'est pas toujours comme ça qu'ils finissent les caïds, non ? Et lui, je peux pourtant te dire que c'était un dur de dur...

Le patron avait pris le journal et l'avait enroulé sur la baguette de lecture dans laquelle il était coincé par la double page centrale avant de le tendre à un bonhomme qui était assis devant un verre de blanc depuis un bon quart d'heure sans faire le moindre geste.

Pour le prix d'un ballon, ce bonhomme, qui n'avait pas l'air d'être abonné au Resto du Cœur, allait pouvoir tranquillement lire le quotidien local qui vaut vingt centime de moins. Pourquoi les patrons de journaux n'offrent-ils pas des coups à boire aux gens qui achètent encore leurs feuilles de choux ?

Je devrais noter cette idée, sûr que je vais avoir du succès auprès du service des vente qui se démonte la tête pour trouver des idées de promotion. En voilà une idée, une super-bonne idée, qui permettrait accessoirement de résoudre la crise de la viticulture. Journalistes-vignerons : même combat !

Mon petit délire s'arrêta quand j'ai réalisé que la femme au bout du comptoir me regardait fixement. Pas le regard hébété d'une pochtronne patentée. Un regard de procureur avant le réquisitoire. Elle était en train de me jauger. Dans les campagnes, les maquignons avait naguère ce regard quand ils achetaient des bêtes aux paysans venus les vendre sur les foirails où mon grand-père m'amenait les jours de marché de ma lointaine enfance paysanne.

Je ne suis pas un foutu bœuf promis à l'abattoir. Elle allait s'en apercevoir la morue dessalée. Je me suis accroché aux lèvres le sourire le plus hypocrite que j'avais en réserve. Et j'ai avancé vers elle en répondant à son invitation.

─ Un café avec la première personne sympathique que je croise dans cette ville? Ce ne sera pas de refus.

─ Pas la peine de vous donner du mal pour être aimable.

Combien de temps ce marin va-t-il souffler?Where stories live. Discover now