Khéops

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La liste des dirigeants d'un organe de presse, liste qui est publiée obligatoirement à chacune de ses parutions, s'appelle, dans le jargon professionnel, "l'ours". Jadis ce terme désignait l'homme qui, dans les imprimeries, mettait sous presse en raison des gestes supposés lents et lourds qu'il accomplissait pour exécuter sa tâche avec des caractères en plomb. Puis comme le nom de l'imprimeur dut figurer dans les informations légales relatives à la publication imprimée, c'est, par glissement sémantique, le pavé de texte comprenant ces informations qui s'est appelé ainsi, vers la fin du XIXe siècle, en même temps que la multiplication des journaux accompagnait l'adolescence de notre démocratie.

Figurer dans l'ours d'un journal est la marque d'une incontestable réussite professionnelle surtout si ce quotidien est le plus lu et le plus influant du pays. Guilhem Puech faisait partie de ceux qui ont cet honneur depuis la prise de pouvoir de la nouvelle direction du "Globe". Cela faisait quelques mois maintenant mais il n'y croyait pas encore tout à fait : "Directeur de la rédaction : Guilhem Puech".

Au dessus de cette ligne il n'y avait que trois autre noms, ceux des membres du directoire, en dessous il y avait la litanie des rédacteurs en chef et de tous les autres détenteurs d'une parcelle du pouvoir dans la maison. Il était arrivée presque en haut de l'échelle. Une place conquise de haute lutte mais difficile à tenir. Il en était parfaitement conscient. A tel point d'ailleurs qu'il ne pouvait pas s'empêcher de commencer la lecture du journal par cet ours, placé une fois pour toute en page 2 sous l'éditorial, pour vérifier que son nom n'avait pas disparu de la liste, qu'il était encore bien en place.

Dans le coin gauche, en bas de la deuxième page, sous un texte critiquant un projet de loi sur le stockage des embryons congelés, et une analyse sur la crise endémique du parti socialiste depuis la disparition de son fondateur, l'ours indiquait toujours bien que Guilhem Puech était directeur de la rédaction.

Les paupières qu'il avait plissées sur ses yeux myopes pour faire la vérification se relâchèrent. Son regard flotta dans le vide un instant puis il fronça à nouveau les paupières et entreprit de feuilleter rapidement les pages du quotidien qui venait d'arriver de l'imprimerie. L'encre n'était pas encore tout à fait sèche. Elle salissait les doigts.

Il plia le journal à la page culture et le posa sur son bureau avant d'aller se laver les mains dans les toilettes dont, privilège de la fonction, il avait l'usage exclusif ainsi que la salle de repos attenante. Il se frotta vigoureusement les paumes avec du savon de Marseille, le seul qu'il utilisa. En les passant sous le jet d'eau froide pour les rincer, il approcha son visage de la glace qui était au dessus de la vasque japonisante posée sur la tablette réalisée dans une essence rare de bois exotique.

Un léger nuage de buée grossissait puis rétrécissait sur le miroir au rythme de la respiration régulière de Guilhem Puech dont l'extrémité du nez était à moins d'un millimètre de la glace. Le directeur de la rédaction du "Globe" examinait son visage sans complaisance. La peau brune, creusée par de profondes rides autour de la bouche et sur le front, semblait dépourvue de derme et collée à même les os du crane. Les cheveux étaient complètement blancs.

Cette tête lui avait valu le surnom de "Khéops" en raison de sa ressemblance frappante avec le masque de la momie du pharaon. Elle faisait partie de la légende de Guilhem Puech. Il était considéré par beaucoup comme le journaliste revenu d'entre les morts.

Guilhem Puech demanda à la tête de momie qui le fixait avec des yeux noirs morts : "Comment est-ce qu'on va piéger ce petit salaud ?".

Il savait que le miroir ne lui donnerait pas de réponse. Il n'en avait pas besoin. "Faire la peau" d'un confrère, c'est-à-dire le mettre en situation de faute professionnelle, était chez lui un don naturel. Un vague sourire étira les lèvres de Guilhem Puech avant de se transformer en rictus. Sa patte folle venait de se rappeler à son bon souvenir. Il ferma les paupières. En une fraction de seconde il se revit devenir infirme et couvert d'honneurs.

Combien de temps ce marin va-t-il souffler?Where stories live. Discover now