Adam était heureux de retrouver Brûle-Charbon et Lucien. Son séjour dans la cité avait été une expérience merveilleuse. Pourtant, en sortir lui avait fait le plus grand bien. Tout comme pour l'étalon noir qui semblait heureux de se dégourdir les jambes, faisant quelques cabrioles dans la neige. Son maître jeta un regard en arrière pour admirer la ville. Ils n'allaient pas tarder à s'en éloigner. De nombreuses lumières scintillaient dans la nuit qui approchait, donnant l'illusion de milliers de petites étoiles. Les habitants avaient couvert leurs fenêtres de bougies et de décorations, et déposé des offrandes pour les esprits. Des parfums de pommes sucrées, de noisettes et de potimarrons s'élevaient même dans l'air. Ce qui rappelait à Adam qu'il avait faim. Il n'avait encore rien avalé de la journée et n'aurait pas refusé quelques douceurs.
— C'est aujourd'hui que démarrent les Tri Nox Samoni ? questionna Adam. Je n'avais pas réalisé que l'automne était aussi avancé. Je crois avoir perdu la notion du temps depuis le début de mon errance.
— Oui en effet, approuva Lucien sous son apparence féline. J'ai vu beaucoup de stands dans la grande rue qui mène à la cité. Ils vendent des tartes aux potimarrons et des pommes à la sauge frites dans du sucre. J'en ai chapardé un peu ce matin, c'était trop bon.
— Dès qu'on récupère les enfants, je les emmène pour leur faire goûter, souriait Adam. Je suis sûr qu'ils adoreraient participer à cette fête. À Camelot, ma mère me préparait toujours des beignets aux potimarrons. On en laissait sur la fenêtre pour mon père et ma sœur.
Adam voulut continuer de raconter ses souvenirs. Mais son cœur se serrait douloureusement en repensant à sa mère. Cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas vue, il se demandait comment elle allait. Peut-être qu'elle l'avait déjà oublié.
— On devrait y aller, soupira-t-il en talonnant son cheval.
Le groupe s'éloignait encore un peu de Monmouth, elle devenait peu à peu un point brillant dans l'horizon. Lucien s'était perché sur l'arrière-train du cheval sous sa forme de chat jaune. Il lui faisait la conversation tout le long du voyage. Brûle-Charbon se sentait à l'aise malgré la poudreuse qui lui arrivait jusqu'aux boulets. Il parvenait à avancer vite et sans effort. Mais, ils tournèrent rapidement en rond en ne sachant pas où chercher. Ils ignoraient quelle direction les sennothés avaient prise. Ils savaient seulement qu'ils partaient vers la grande forêt de conifères, alors que la neige tombante avait déjà effacé leurs pas. Heureusement, la meute de Métamorphosis les avait suivis. Ils proposèrent de prendre des transformations de loups pour flairer leur piste. Adam trouvait l'idée merveilleuse et descendit de sa monture. Son corps se changea en canidé, imité par ses congénères. Il se donna des yeux émeraude, de longues pattes élancées et une fourrure blanche qui se fondait dans la neige. Tous étaient devenus des loups blancs. Ils hurlèrent en cœur dans la nuit avant de s'élancer vers le nord. Brûle-Charbon suivit la meute, reconnaissant son maître malgré sa nouvelle apparence. Les Métamorphosis trouvèrent rapidement le chemin à suivre en sentant une forte odeur de caprins. Les sennothés avaient un troupeau de yulebocks avec eux pour le voyage, ce qui allait faciliter leurs recherches.
La meute galopait de longues heures dans le froid glacial. Elle contourna le parc volcanique situé au nord de Monmouth pour atteindre la seconde partie de la forêt de conifères. Adam, qui trottait devant leva son museau pour observer les pics rocheux qui les entouraient. Beaucoup de trolls s'étaient réfugiés dans les hauteurs à l'abri des hommes. La plupart d'entre eux dormaient sous des apparences de monolithes plus ou moins massifs. Certains pesaient plusieurs tonnes. La plupart avaient l'apparence de blocs de calcite blanc. Leurs éclats étaient si purs qu'ils ressemblaient à des sculptures de glace.
— C'est normal de voir autant de Métamorphosis par ici ? questionna Adam qui ralentissait de vitesse pour arriver à la hauteur de Lucien.
— Je suis aussi étonné que toi, admit Lucien en fronçant les sourcils. Je me demande si ce sont des exilés de Jötunhei.
— Les humains ne vont pas finir par nous remarquer ? Ils sont vraiment très nombreux.
— Si cela venait à arriver, nous ne serions pas en grand danger, assura Lucien d'un ton rassurant. Nous devons seulement faire attention à ne pas perturber leur quotidien ou attirer des humanoïdes d'Azgarr. Les humains de Midgarr ont plus à craindre de nous que l'inverse.
Adam n'ajouta rien de plus, et continua à galoper dans la neige à côté de sa meute. Sa nouvelle apparence canine lui plaisait beaucoup. Elle lui permettait de mieux se mouvoir dans cet environnement hostile. Dans sa course, il continuait de fixer les nombreux monolithes qui décoraient les flancs des volcans. Il poursuivit ses recherches tout au nord du continent. Le petit cheval les suivait toujours malgré la nuit et le blizzard qui s'épaississait. Il semblait si bien taillé pour les climats polaires qu'il n'avait pas l'air fatigué ou affaibli par ce voyage.
Ce n'est qu'à l'aube qu'Adam et ses compagnons arrivèrent à destination, alors que la nuit continuait d'envelopper les royaumes celtes. Au milieu de la forêt glacée, des amas de rochers aux formes cubiques jonchaient le sol ; certains étaient pris entre des racines de conifères. D'autres se tenaient sur les côtés du petit sentier. Plusieurs pierres atypiques longeaient une rivière, et semblaient si usées, qu'elles avaient l'air d'avoir fondu par endroit. Adam comprenait qu'il s'agissait de ruines. Peut-être des vestiges d'anciennes maisons.
Au bout de quelques mètres, ils traversèrent un pont en pierre qui semblait exister depuis de nombreux équinoxes. Comme la neige et le givre recouvraient tout, il était difficile d'analyser la nature de ces ruines et leur époque. Pourtant, Adam sentait au fond de lui qu'elles avaient des origines très anciennes, voire funestes. Ces lieux donnaient l'impression d'être lourds et maudits. Le loup aux yeux d'émeraude adressa un regard inquiet à ses compagnons. Brûle-Charbon s'était arrêté avant le pont, refusant de le traverser. Quant à la meute, elle aussi semblait partager son terrible pressentiment. Tous avançaient la queue entre les jambes et les oreilles couchées sur leur crâne.
— Je n'aime pas cet endroit, chouina un des Métamorphosis plus en arrière.
— On récupère les trois petits, et on repart, le rassure Adam en lui adressant un sourire réconfortant. Mais si vraiment tu as trop peur, tu peux rester avec mon cheval derrière le pont.
— On ne devrait pas se séparer, s'imposa Lucien. Il y a peut-être des ombres par ici. Si le gardien des ombres a trouvé refuge dans cette forêt, nous pourrions être en danger. D'ailleurs, tu ne faisais pas des recherches sur cette créature, Adam ?
— Si, en effet. Mais je n'ai rien trouvé de concluant sur lui. Alors, restons sur nos gardes.
Leurs pas les guidèrent jusqu'à une chapelle qui faisait peine à voir sous la neige et le givre. Elle avait été construite plus récemment par rapport aux ruines qui l'entouraient. Ses murs étaient construits avec du bois de sapin, mais ils pourrissaient et se faisaient dévorer par de la mousse. Son clocher était aussi dans un piteux état. Menaçant de s'effondrer à tout moment. De la fumée qui s'échappait de son unique cheminée intéressait tout de même les loups blancs. Car cela signifiait que les sennothés y avaient trouvé refuge. Ils entendirent même leurs yulebocks qui bêlaient non loin de là dans un petit enclos caché au milieu des conifères. Ces bestiaux étaient plus petits que des chèvres traditionnelles, ils possédaient un long pelage sombre qui les camouflait dans la nuit. Plusieurs trolls s'en approchèrent, attirés par des parfums de fromage.
— Tu crois qu'ils retiennent les petits ici ? questionna Lucien.
— Je vais m'approcher pour vérifier ça, approuva Adam. Restez en arrière, je reviens vite.
Tel un fantôme blanc, le loup se glissa d'un pas feutré vers une des fenêtres du bâtiment. Une odeur de moisissure et de brûlé lui sautait au nez. Il leva la tête en faisant preuve de discrétion, et observa une à une les personnes dans la grande pièce. À l'intérieur, une dizaine d'hommes adultes se tenaient en cercle non loin de la cheminée. Ils semblaient se réchauffer et manger. Tous portaient de longues capes blanches. Il était difficile de voir leurs visages. Adam pensait au début qu'ils ne faisaient que déjeuner, mais les effluves rances de leur feu lui firent tourner la tête. Ils semblaient y faire brûler des herbes aromatiques comme de la sauge et du thym.
Je ne vois pas les enfants, s'inquiéta Adam.
Il s'interrogea quelques instants devant leur absence. Hésitant à y aller sous son apparence humaine pour les confronter. C'est la vue du manteau d'un des orphelins posés sur une chaise qui le motiva à passer à l'action. Il reprit sa forme de jeune homme aux cheveux bouclés, habillé d'une veste noire et d'une chemise. Ensuite, il frappa à leur porte. Un homme lui ouvrit rapidement, le regard satisfait. Il retira la capuche de sa tête et appela son chef. Thyresias ne mit pas longtemps à le rejoindre. Une expression malfaisante tordait son visage creusé.
— Adam Chrysanthème, s'enjoua-t-il. Alors tu as réussi à survivre tout ce temps seul dans la glace ? C'est étonnant.
— Ne prenez pas cet air surpris, grogna Adam. Je sais que vous étiez à ma recherche.
— C'est vrai, nous n'avions pas fini notre petite entrevue de l'autre fois au château. Je suis surpris que tu sois venu à moi. La mort se fait-elle tant désirer depuis ton exil de Camelot ?
— Je suis là pour les trois orphelins. Où sont-ils ?
Thyresias agrippa fermement le poignet d'Adam, le regard de plus en plus malveillant. Il le tira vers lui pour tenter de le faire entrer dans la chapelle. Mais il s'étonna de ne pas y arriver, comme si le garçon était ancré au sol. N'insistant pas plus, le sennothé sortit un poignard de sa poche. Il lui adressa un sourire sournois.
— Nous avons effectivement croisé ces orphelins en te recherchant, admit Thyresias. Nous avions été très étonnés de les découvrir avec de l'or que tu leur aurais donné. Tu n'as pas pu sortir cet or de nulle part, ces fourchettes ne portaient aucun poinçon de Camelot.
— Alors, c'est à cause de cet or que vous les avez emmenés ? demanda Adam en lorgnant le poignard de son ennemi.
— Bien sûr que non, ricana l'homme en pointant sa lame vers Adam. En revanche, tu ferais bien mieux de nous révéler où tu as eu cet or si tu tiens encore à ta vie. Car j'ai très envie de t'ouvrir la pense pour voir si tu ne caches pas d'autres trésors à l'intérieur.
Adam chopa Thyresias à la gorge d'un geste vif. Le sennothé poussa un râle de douleur dès que ses doigts le soulevèrent. Il adressa un regard confus à Adam en ne comprenant pas d'où il sortait une force aussi démesurée. Il voulut le supplier de le reposer par terre, mais le jeune homme aux cheveux bouclés venait de se métamorphoser sous ses yeux pour prendre une forme de troll.
— Où sont, les petits ? hurla Adam en lui montrant chaque croc pointu de sa gueule béante.
L'homme semblait sur le point de se décomposer tant son teint était devenu livide. Alors que son visage était déjà naturellement cadavérique. Chacun de ses hommes se mit à crier en s'écrasant tout au fond de la salle, le regard tétanisé d'horreur. Ils n'avaient jamais vu une créature aussi monstrueuse.
— Ne me le faites pas répéter une seconde fois, ou je dévore votre chef ! grogna Adam qui ouvrait grand la bouche pour commencer à y mettre la tête de Thyresias, prêt à lui trancher la tête en deux.
Adam ne prévoyait pas de le manger. Pourtant il se délectait de leur peur en cet instant. La vengeance était un plat délicieux, et il prenait un malin plaisir à le savourer. L'horreur monta même d'un cran lorsque plusieurs des Métamorphosis apparurent aux fenêtres et aux portes pour empêcher toute fuite possible aux humains. Bloquant les accès sous leurs apparences de troll. Certains avaient même un yulebock dans la gueule, n'ayant pas pu résister à prendre un petit en-cas vivant dans l'enclos. Plusieurs sennothés s'évanouirent à la vue de la meute. D'autant plus lorsque l'un d'eux fit croquer les os de son repas sous sa mâchoire minérale. Engloutissant ensuite la bête dans un bruit dégoûtant.
Le troll ouvrit sa poigne, et laissa tomber Thyresias au sol qui tremblait comme une feuille. Pour une fois, il ne faisait plus le fier. Le sennothé pointa alors un tonneau de vin du doigt, tout en continuant de perdre le contrôle de ses mouvements sous la peur.
— Nous n'avons pas tout donné en offrande à notre divinité Heljabana. Il en reste des morceaux, mangez-les. Mais épargnez nos vies.
— Manger quoi... ? s'agaça Adam en ouvrant de grands yeux.
— Les enfants, sanglota Thyresias. C'est pour eux que vous êtes venus. On vous rend votre repas.
— Vous avez mis les orphelins dans ce tonneau ? Ils sont morts ?
Adam sentait une colère monter en lui. Incontrôlable.
— Nous les avons préparés pour invoquer notre déesse. En filets, avec du gros sel et des épices comme dans sa légende. Par ce sacrifice, nous souhaitions réveiller les morts, nous avions espoir qu'elle accepte de venir en échange de cette offrande. Avec une armée revenue du monde des morts, nous serions certains de gagner la guerre contre les Atlantes.
— Vous êtes de grands malades, déclara Lucien qui écoutait la discussion depuis la fenêtre la plus proche.
Adam resta muet, le regard anéantit. Il se voyait accompagner ces trois orphelins à la fête des Tri Nox Samoni. Il voulait leur offrir des beignets comme ceux que sa mère lui préparait quand il était petit. Il espérait les confier au roi Drake et leur permettre de retrouver la chaleur d'un foyer. Mais cela n'arrivera jamais, car ces sennothés venaient de leur voler la vie. Le troll leva sa tête vers le plafond, et hurla comme une bête.
— Je ne veux plus être un humain ! cria Adam qui en avait les larmes aux yeux. Je ne veux pas être comme vous. Jamais. Vous me dégoûtez !
Thyresias se recula sous la violence d'Adam. Il eut la chair de poule à la vue de la créature qui s'avançait vers lui. Les pupilles de ses yeux étaient dilatées, elles lui donnaient un regard de prédateur.
— Moi, je suis un monstre, grogna Adam en montrant ses crocs, bavant à moitié sur le sol. Si c'est mon destin alors, je vais tous vous dévorer.