8. Un ami ou deux.
Encore mordus par l'embarras, les deux garçons suivent Felix d'un pas peu sûr. Ils n'osent même pas se regarder, pas plus qu'ils n'osent croiser les yeux du maître des lieux. Si la situation semble étonnamment amuser le roux -qui est pour sûr au courant du béguin de Jisung-, il prend néanmoins la peine de s'arrêter sur le pas de la porte, derrière laquelle la fête continue de battre son plein.
Jisung se stoppe également dans son dos, Hyunjin en fait de même derrière eux.
Felix ne se retourne pas entièrement, il n'y a que sa tête qui pivote de moitié. Jisung a une vue partielle sur son profil, son œil brillant d'une brève crainte.
— Ça va aller ?
Et encore une fois, quelque chose se serre dans le cœur du cendré. Le fait que Felix décide enfin de prendre en compte ses barrières, ça a quelque chose de fragile et de chaleureux en même temps. Est-ce que Jisung ne sentira aucune gêne en retournant dans l'enfer qu'il a souhaité éviter de tout le long ? Hyunjin ne dit rien, discrètement, il baisse les yeux vers son voisin, mais ne voit que sa nuque.
Au-delà de toutes ces péripéties, Jisung tente un sourire. Il est petit ce sourire, mais il veut dire beaucoup.
— Ouais, t'inquiètes. On y va.
Il aurait aussi voulu y glisser un « J'suis désolé pour tout à l'heure », mais ça ne veut pas franchir la barrière de ses lèvres, c'est bloqué au fond, ça s'ancre au loin.
Felix lui rend son sourire, avec la même retenue et la même appréhension. Puis il ouvre la porte, la musique éclate, les lumières orange d'un Halloween pour grands viennent et parasitent les pensées. Dans l'immensité d'une demeure qu'il pensait bien connaitre, Jisung sait qu'il se retrouvera bien vite à nager dans le vide. Il y a pas mal de pièces au rez-de-chaussée, clairement pas moins à l'étage. Et s'il se fait distraire ne serait-ce que deux secondes, il perdra les deux autres. Ils avancent en une même impulsion, Felix en tête de file, comme contrôlant une mer qui se sépare en deux.
Donc, bien vite, Jisung se retrouve les pieds sur les premières marches de l'escalier, la peau passant sous les néons fluorescents. Le morceau change, c'est le moment de transition, et bizarrement, Jisung ne s'empresse pas tant que ça à monter. Même, son corps ralentit, il tourne sur lui-même. Un peu en hauteur sans pour autant avoir atteint l'étage, il cligne des paupières. Ses yeux tombent sur la foule plus bas, et les néons se refroidissent, l'orange devient plus pâle et plonge dans une ambiance violette. Still Don't Know My Name parait altérer l'atmosphère. Tout ralentit.
— T'attends quoi ?
Et devant lui, trois marches plus bas, Hyunjin l'observe, dérouté par son arrêt. Jisung penche la tête sur le côté, parce que cette soirée c'est de la merde. C'est tellement de la merde qu'il aurait presque voulu que d'autres choses se cassent la gueule. Avec toute la foule en mouvement derrière-lui, le blond a l'air d'être une sorte d'entité mystique, hors de tout.
— Jisung ? l'appelle Hyunjin en fronçant les sourcils.
— Parfois j'ai juste envie de tout envoyer valser.
— Pourquoi ?
Comme si tout passait au ralenti, le moment se dilate dans l'espace. Il descend de deux marches, se tient une seconde face à lui.
Et l'un comme l'autre sait très bien que qu'il va se passer.
— Je crois que c'est ce que tu ferais, toi.
La musique se brouille comme un passage sous l'eau, lorsque Jisung l'embrasse.
La main du plus jeune glisse dans sa nuque, effleure le collier de dentelle, celle de Hyunjin se retient sur la rambarde de l'escalier. Le bruit se désaccorde dans l'air, les basses résonnent en eux. Boum, boum, boum, comme un battement de cœur singulier. Ça ne dure pas longtemps, et en même, ça semble se prolonger sur une éternité. Leurs lèvres finissent par mouvoir de concert quand leurs yeux se ferment, à croire que personne ne les regarde. Alors que c'est faux, pendant une seconde, le monde a arrêté de tourner pour eux.
Et lorsque le cendré cherche un morceau d'oxygène, c'est la bouche de Hyunjin qui replonge sur la sienne.
La foule les acclame, ou les hue, on ne sait pas. Ce que l'on sait, c'est que cette même foule, demain, aura oublié ce qu'eux deux n'oublieront pas. Le huis clos de toutes les sensations, entre l'avant et le présent.
Jisung s'éloigne de lui, ne le regarde qu'un instant. Dans ses yeux, on ne peut savoir s'il regrette ou pas ce moment. Car si les mots de Jisung ont toujours été de ceux qu'on ne réfléchit pas, il semblerait que ce soir, certains gestes tentent de faire de même. Ne pas réfléchir. Ne pas se poser ce genre de questions.
Felix a vu, mais n'a rien dit. Parce que c'était un instant altéré, qu'on ne compte pas forcément dans le rapport d'une existence, et qu'ils seront les seuls à pouvoir décider d'en reparler, ou de l'enfouir au loin.
Jisung finit par se détourner pour concerter silencieusement son ami. Et cette fois, Felix voit quelque chose qui s'emballe dans les pupilles du cendré, pas aussi posé, pas aussi calme que la mer habituelle de son regard. Et Felix lui fait signe de le rejoindre, ils disparaissent dans le couloir du premier étage.
Hyunjin est étourdi, mais quand il reprend ses esprits, le morceau se termine et le monde se remet à aller bien trop vite. C'est la fin de la dilatation, et en mordant sa lèvre, il les rejoint.
Ils se retrouvent dans le grenier du résident, où il n'y a personne et où le bruit s'étouffe sous les planches de bois poussiéreuses. Hyunjin tente de se rapprocher de Jisung, pour sûrement lui parler même s'il n'a aucune idée de quoi dire. Et que Jisung n'a aucune idée de quoi répondre.
« Pourquoi tu m'as embrassé ? »
« Pourquoi tu as répondu ? »
Felix ouvre la trappe qui mène jusqu'au toit. La fraicheur de dehors s'infiltre sous leurs vêtements, les faisant comprendre qu'ils étaient loin d'avoir froid dans cette fourmilière de gens.
— Et là, tu trouves pas la situation bizarre ?
Grimpant la petite échelle à la suite de Felix, Jisung se tourne de moitié vers Hyunjn. Son air est indéchiffrable.
— Elle l'a toujours été en même temps.
Est-ce un reproche ? Jisung fait réellement un reproche à Hyunjin alors qu'il est celui qui l'a embrassé sans prévenir ?
Hyunjin serre les poings, puis le temps s'accélère. Ils se dressent tous les trois sur le toit, debout sur les tuiles et l'équilibre branlant.
Pas de trace d'Archibald.
Aucune.
Nada.
Jisung va juste se jeter du haut de l'étage, Hyunjin le tire en arrière par sa capuche « Reste-là imbécile ».
Felix ne comprend rien à la situation.
— Ça m'étonnerait qu'il ait pu sauter de cette hauteur... fait-il en se penchant dans le vide.
Jisung le rappelle pour lui dire de s'éloigner, il a encore un léger coup dans le nez, il pourrait facilement basculer.
— Il a réussi à venir jusqu'ici par lui-même, rétorque Hyunjin. A ce stade je suis sûr qu'il sait voler !
Le cendré inspire profondément, se pinçant l'arête du nez. Il lève le regard, observe l'horizon.
Il parvient à voir tout le quartier sous ses yeux, toutes les lumières.
Il entend tous les rires, ceux des enfants, ceux des adultes. Les gens qui chantent, le ciel étoilé. L'automne qui s'éparpille aux lueurs des lanternes, l'aspect festif de la ville toute entière.
Les groupes de garnements qui sonnent aux portes, et encore des cris, et encore des rires. Il voit tant de choses depuis ce toit. Parce que c'est Halloween est que les rues ne sont pas noires, c'est comme le jour dans le soir, la lumière dans le noir.
Regardez le squelette qui fait des acrobaties, la princesse qui tourne sur elle-même, les sept nains qui rencontrent Gargamel pour la première fois.
Les flammes luisent sous ses paupières, se fragmentent dans sa pupille.
Et c'est là qu'il comprend. Les choses ont toujours été à leur place. Jisung est le seul à tenter de les faire bouger, alors qu'il ne le faut pas.
Ce soir, c'est Halloween. Son choix a été de ne pas sortir, et si les choses s'étaient passées comme prévues, il n'aurait rien regretté.
Mais pourquoi entrainer les autres dans ses emmerdes ?
— On peut aller vérifier dans la cave ? propose Felix en faisant un pas vers la trappe. Je vous jure, cet endroit c'est une autre dimension, on y retrouve des trucs qu'on pensait avoir perdus en Australie !
Hyunjin hoche la tête en le suivant, mais Jisung ne bouge pas. Il reste là, il regarde devant lui. Il pense au temps qu'il prend aux gens, de peur de perdre trop du sien. Il est bien égoïste Han Jisung.
— Han tu viens ?
Felix l'appelle. Et Felix, il devrait plutôt être en colère, contre lui. Mais Felix est trop gentil, trop bon, trop généreux. Comme Hyunjin l'a dit plus tôt, Felix pourrait tout foutre en l'air pour lui.
— Je suis désolé...
Les deux garçons se retournent, leurs yeux se plissent lorsqu'ils tentent d'analyser le murmure de Jisung.
— Je suis désolé de vous avoir entrainés là-dedans, vous vouliez juste vous éclater à cette fête.
Et pas lui. C'est ça l'élément déclencheur, quand Jisung a eu l'idée idiote de garder un chat qu'il a fini par égarer. Un chat qui le fait tourner en bourrique et qui est peut-être bien loin d'ici. Alors que les heures s'enchainent, que Halloween prend de l'ampleur, et que Hyunjin se trimballe un costume de vampire qu'il n'a même pas eu l'occasion de mettre à l'honneur. Tout ça juste pour l'aider, alors qu'il n'a aucune raison de le faire. Jisung s'est mis tout seul dans cette mouise et il arrive à y plonger deux des seules personnes qu'il ne déteste pas.
La tête basse, vaincu, Jisung se rapproche de Hyunjin et lui tire la manche.
A quoi bon ?
— Tu peux me ramener chez moi ?
Archibald n'est pas là, Jisung fera face aux conséquences. Seul.
*
(20/10/20)