6. Tu te souviens du vasistas ?
21 :30,
Ça va bientôt faire trois heures qu'Archibald est porté disparu.
Mais maintenant, la seule chose qui occupe l'esprit de Jisung, c'est de savoir comment se sortir de là.
Assis dans ce canapé du salon, un verre de punch dans la main -dont il n'a pas siroté la moindre goutte-, serré entre bien trop de gens et attaqué par bien trop de bruit.
Felix est deux mètres devant, la balle de ping-pong qu'il tente de faire tenir en équilibre sur le bout de son nez. Il est quoi, une otarie ?
L'épaule d'une de ses camarades de classe lui écrase presque le torse, elle est pratiquement affalée sur lui et Jisung ne sait plus où se mettre. S'il y a une chose pire que d'être entouré d'inconnus bourrés, c'est d'être sobre, pas très sociable et entouré d'inconnus bourrés.
— Bois ! Bois ! Bois ! Bois !
Jisung se détourne du décor, ses yeux tombent sur Felix qui vide un gobelet entier d'il ne sait quel mélange de substances. La personne qui a inventé le bière-pong n'avait pas de notions très élaborées de l'intoxication hydrique. Il espère au moins que son ami a pensé à aller aux toilettes de temps en temps.
Il a besoin d'air, les effluves d'alcool, de tabac, et même de transpiration lui donnent le tournis. Cependant, à peine parvient-il à se défaire de l'enclume déguisée en diablesse qu'il a sur lui, que Felix se poste sous ses yeux, titubant légèrement. La table de ping-pong attend, au milieu de la pièce. Les verres lui fond de l'œil, mais pas question qu'il s'en approche.
— C'est qui qui va prendre la relève ? C'est qui c'est quiiii ?
Les autres hurlent en cœur.
— Han Jisung !
Jamais Jisung n'a autant détesté entendre son nom. Il a l'impression que maintenant, tout le monde sait qui il est. Et il n'avait pas besoin de ça. Peut-être que quelque part dans les recoins de cette immense demeure, Hyunjin aussi, a entendu son nom. Il n'a pas réussi à le retrouver depuis leur arrivée ici. C'est un mélange aigre-doux, il l'a fui en premier, mais comme toujours, c'est Hyunjin qui s'est volatilisé.
Les flashs sont aveuglants, Jisung plisse les yeux. Il se fait tirer jusqu'à la table de jeu et son corps ne semble même pas assez résistant pour contrer la poigne des gens. Tout ce qui lui reste, ce sont ses mots.
Et ses mots, ils ne plaisent pas. Ils ne sont pas là pour être jolis. Jisung n'est pas Felix, ils sont différents. Très différents. Peut-être même que ce soir, ils sont trop différents.
— Je veux pas !
Sa tête tourne, la fatigue, l'embarras et la peur. Cette semaine a beau avoir été merdique, la somme des jours passés ne s'approche en rien du dégoût que Jisung ressent envers cette soirée. Elle se casse la gueule depuis le moment où Archie s'est barré, elle ne s'est pas arrangée quand il n'a pas pu le trouver. Pauvre Mamie Cerise, pauvre chat, pauvre Felix qui finit par se prendre tout dans la gueule.
Felix justement, il se fige sous le ton tranchant de Jisung. Ses yeux s'écarquillent quand il envoie valser sa main, le visage rouge du cendré n'est clairement pas dû à l'alcool, mais bien à la colère. Cette colère, on ne sait pas à qui elle est destinée. Tout le monde, tout le monde sait que Jisung n'aime pas les fêtes. Alors même s'il se sent mal de ne pas faire d'efforts, savoir que personne n'a assez de considération pour respecter ses limites, ça lui fait mal à lui. Il n'a pas l'habitude d'avoir mal, et il ne réagit pas toujours comme il faut. Parfois, ça ricoche sur les murs et sur les seules personnes qu'il ne veut pas perdre.
Il ne veut pas perdre Felix, mais ce soir, il ne peut pas supporter plus.
— Han... Sungie, qu'est-ce que t'as ?
— Je voulais pas venir à ta fichue fête ! J'ai jamais voulu venir à tes soirées ! Je les supporte pas !
Il est en colère contre Felix, contre lui-même, contre Archibald qui est sûrement encore en train de se péter le bide quelque part.
Et contre Hyunjin.
Mais ça, ça ne date pas de maintenant. Son amertume envers Hyunjin, elle est plus ancienne.
Felix recule, l'agitation a faibli. La musique est toujours aussi forte mais les cris qui l'accompagnent se sont tus. Le monde veut s'éparpiller, ne veut pas regarder un carnage prendre place dans leur cocon de sureté. De la sureté ? C'est une illusion, c'est se soigner un soir et retomber malade le lendemain. C'est ça, pour lui, les choses sont éphémères et Jisung est si maladroit qu'il finit toujours par les briser.
Se rendant compte de tout ça, de ce qu'il a dit, Jisung plaque sa main à sa bouche. Son regard s'ouvre en grand, et c'est si foudroyant que devant lui, il ne parvient même pas à voir l'expression de Felix. C'est une silhouette qui est immobile, entourée de beaucoup d'autres silhouettes qui elles, bougent jusqu'à la fin de la nuit.
— Felix...
Et la silhouette s'évapore, comme une apparition dans un film.
Jisung hurle son nom sous le vacarme. Plus personne ne l'écoute, ne l'écoutez pas. Jisung, c'est plaintes et jérémiades, laissez-le se calmer.
Il sent une main attraper son bras, ni dur ni délicat. Juste un contact appuyé, et encore et encore, entre les corps, la chair et le tic tac d'une horloge, Jisung se fait entrainer.
Jusqu'à la sortie. Comme une gifle, il sent la fraicheur brutale de la nuit sur ses joues. Tout tourne, son cœur se comprime entre ses os et il veut respirer. Un, deux, trois, laisse-moi respirer.
Perdre l'amitié de Felix, c'est ce qu'il y a de plus effrayant.
Il sent à peine son corps basculer, dans le jardin de la cour avant, où il y a moins de monde et pas énormément de lumière. Son dos s'appuie contre l'écorce de l'arbre du jardin, et il y a une main sur son front, puis des mots qui se gribouillent dans ses tympans. Loin la musique, la peur de demain, de tout à l'heure, de ce qu'il y a encore de pire à attendre. Ce qui fait peur à Jisung, c'est qu'il n'en est encore qu'aux causes, qu'il a pas encore fait face aux conséquences.
— Jisung ?...
Bam.
Son cœur tape, une unique fois. Un peu plus fort, comme une percée dans l'air. Bam, reviens-là. Et Jisung cligne des paupières, sa pupille s'agrandit pour à nouveau capturer les fluctuations du monde. Le visage face à lui, proche, la main sur son front humide, le corps accroupi à ses côtés. Hyunjin.
Comme un mirage, comme un songe altéré.
Mais plus il revient à lui, plus il voit la mine inquiète de son aîné. Les yeux de Hyunjin qui cherchent les siens dans le néant, sans vraiment savoir comment gérer ce semblant de crise.
— Hey... Hey Sung, te mets pas dans cet état pour ça. C'est fini, c'est fini on est dehors, y'a plus les gens, y'a plus la musique. Tu vas mieux là ? Ça va mieux ?
Un bref ricanement passe entre les lèvres de Jisung. Si ça n'avait pas été cet imbécile, Jisung aurait été encore plus en colère. Dire à quelqu'un incapable de se calmer, qu'il doit se calmer, ça n'arrange absolument pas les choses. Souvent, ça les empire même.
La main de Hyunjin glisse sur son épaule, et le blond cligne une première fois des paupières quand Jisung y pose la sienne.
— Pourquoi on a arrêté de trainer ensemble ?
Hyunjin est pris de court par cette question, et Jisung revient un peu plus à lui, inspirant longuement. Il passe ses doigts dans ses cheveux, le vent souffle dans sa nuque moite, le faisant frissonner.
— On a grandi... Je crois.
Sa réponse ne le satisfait pas. Jisung grogne en penchant la tête sur le côté, passant sa langue entre deux canines. Sachant qu'il est plutôt sur les nerfs, ce geste a quelque chose de déstabilisant, car son regard est bien sombre.
Il y a des choses qui viennent sans prévenir. D'autres qui partent. Et sans crier gare, les deux garçons inséparables étaient devenus même moins que de simples connaissances. Ils sont devenus des inconnus avec un passé indélébile, une histoire qui a persisté, et personne ne sait vraiment pourquoi tout s'est effilé.
— C'est ça la raison ? le reprend Jisung. On a grandi ?
— J'en sais rien Jisung. Un jour je me suis planté devant chez toi et c'était plus comme avant. J'ai vu que t'avais envie de faire quelque chose de ta vie. T'avais des buts, des ambitions. Tu voulais plus perdre ton temps à faire les conneries qu'on fait à notre âge. T'avais de moins en moins d'intérêt pour les gens, tu disais qu'ils partiraient un jour.
— ...
— Je sais que tu penses que c'est moi qui suis parti, mais on est tous les deux partis en même temps, comme si on s'était mis d'accord alors que non.
Jisung se redresse, ses yeux se plissent légèrement. Le discours de Hyunjin est bien différent de ce qu'il avait en tête. Pour lui, Hyunjin avait avancé et pas lui.
— J'avais pas d'intérêt pour les gens ?
Hyunjin lève les yeux au ciel.
— A part pour Felix, et Mamie Cerise je suppose.
— Et toi ?
Le blond fronce le nez, comme si l'air avait soudainement une odeur amère.
— Justement, je voulais pas faire face à ça.
— A ça ?
— Au fait que tu t'étais aussi lassé de moi. Comme tu te lasses des autres.
Il y a un silence, un silence très lourd.
Même la musique n'arrive pas à combler ce vide. Il s'insère pour répondre aux questions, celles du passé. Trop de non-dits qu'on pensait dits, mais qui au final, n'ont jamais été avoués.
— Je pensais que tu le savais, reprend Jisung d'une voix faible. Mais en fait t'es juste pas très futé.
— De quoi tu parles ?
Le cendré redresse doucement la tête. Ses yeux se plantent dans les siens, ils brillent un peu. C'est un mélange à la fois moqueur et craintif, entre l'enfant du passé et l'adulte qui veut avancer.
— J'ai le béguin pour toi depuis qu'on a dix ans.
*
(14/10/20)