4. Trick or treat
— Refais le tour une dernière fois.
— Ça fait cinq fois !
Quand deux personnes ont toujours vécu dans le même voisinage, il n'est pas rare que la routine de l'un soit remarquée par l'autre. L'une des choses que Jisung a déjà noté concernant Hyunjin, est que son père le laisse parfois conduire sa voiture. Bien que le blondinet n'ait pas encore son permis, il s'en sort plutôt bien.
Jamais le garçon ne s'est fait attraper, surtout car il ne fait pas de grandes distances. Ses parents lui demandent parfois d'aller à la superette quelques rues plus loin, et Hyunjin n'y va que très rarement en usant de ses délicates gambettes.
Et ça, Jisung l'a remarqué.
Alors, les voilà tous les deux dans le véhicule du paternel Hwang, sillonnant leur quartier comme deux imbéciles perdus. La moitié du buste sorti, les cheveux au vent, Jisung tente de disséquer chaque parcelle des terrains. Mais s'il y a des lumières orange, des jeunes qui vagabondent de temps à autre, des murs décorés de fausses toiles d'araignées, pas de trace du gros matou qui s'est volatilisé.
Ce n'est pas très sécurisé, pas du tout même. Jisung se retient à la portière, la vitre baissée au maximum. Hyunjin grogne en lui ordonnant de reculer, mais il semblerait qu'il n'y ait que l'arrière-train du cendré pour lui répondre.
Mains sur le volant, sourcils froncés, le visage de Hyunjin est plus comique qu'autre chose. Il ne sait pas comment il s'est retrouvé dans cette situation, à suivre les directives du garçon avec qui il n'avait plus partagé un après-midi goûter depuis leurs douze ans.
— Ça ne sert à rien, lui confie-t-il alors. Tu vois bien qu'il est plus ici.
— Archibaaaaaaaald !
En se penchant un peu trop, ses mains dérapent et Jisung pousse un glapissement. Son corps bascule dans le vide, quand dans un dérapage tout de suite corrigé, Hyunjin propulse son bras dans sa direction pour le rattraper par la ceinture.
— Merde Jisung !
Le cendré retombe lourdement contre son siège, la paume glacée sur son torse et le souffle court. Sa capuche presque devant ses yeux, il se dit que ce n'est assurément pas comme ça qu'il espérait sa soirée du vendredi. Et le véhicule repart, les lampadaires résonnent sur l'habitacle.
S'il n'y avait pas un tel contexte, Jisung se sentirait très mal à l'aise à ce moment précis. Ce sont peut-être des choses qui jusque-là n'ont pas été évoquées, mais si Jisung est naturellement maladroit avec les gens, il le devient dix fois plus avec Hyunjin. Il n'y a qu'à repenser à leur incident de jeudi. D'ailleurs, Hyunjin profitera de cette interaction mensuelle pour faire en sorte que son cadet lui rembourse la chemise qu'il a gâchée.
Jisung se met à penser à trop de choses justement, ce qui l'empêche de prendre pleinement conscience du fait qu'il est en compagnie du blond. Ces choses qui lui donnent des sueurs froides. Il se demande ce que le karma lui prévoit encore pour une telle étourderie, s'il se réveillera avec la dépouille du chat devant sa porte demain matin, comme ultime point de torture. Il se demande où Archibald se trouve, s'il s'est fait capturer par des racailles qui voudront le sacrifier pour des rituels sataniques, si des extraterrestres l'ont emmené sur une planète lointaine. Il se met même à porter ses doigts à ses lèvres, mordillant son pouce avec les pupilles frémissantes.
Hyunjin se gare sur le bas-côté, il en a marre. Jisung le regarde de travers, et le vampire sort son portable de sa poche pour directement bifurquer sur ses réseaux sociaux.
— Tu fais quoi ? lui demande le passager de fortune.
— Ça se voit pas ? Je lance un avis de recherche, j'ai l'impression que tu vas faire une syncope.
— Quoi ? Non !
Jisung se redresse subitement, trop subitement. Il tend la main vers Hyunjin qui lève le bras sous la surprise. Sa pupille se rétracte face à la réaction vivace de son voisin, il ne comprend décidément pas à quel point ça le retourne, tous ces imprévus. Hyunjin lui-même n'est pas fan des imprévus, mais ça ne va pas jusqu'à le mettre au bord de la crise d'angoisse.
Il agrippe le bras de Jisung d'une main pour l'arrêter, mais l'appui n'est pas les plus stables avec son gant de velours.
— N'envoie rien, éructe le garçon en se débattant difficilement. Faut pas que ça se sache !
— Tu l'as déjà crié dans tout le quartier, et pourquoi il faut pas que ça se sache ?
— Mamie Cerise me fera plus jamais confiance !
Hyunjin soupire, lâche le bras d'un Jisung qui parait sur le point d'exploser. Le plus grand s'enfonce dans son siège et inspire longuement.
— HOUBA HOUBA !
Ils sursautent, trois adolescents passent devant la carrosserie en hurlant tels des dégénérés. Malgré leur accoutrement à l'honneur du marsupilami, Hyunjin peut facilement remarquer qu'ils ont leur âge. L'un d'eux frappe le capot du plat de la main, provoquant le juron mortifié du blond.
A la vue des bouteilles entamées qu'ils transportent sous leurs bras, Jisung conjecture facilement qu'ils se dirigent chez Felix. Il suppose aussi qu'ils ont déjà un bon coup dans le nez. Ça le fait grimacer.
— C'est pas la caisse du daron de Hyunjin ?
— C'est pas Hyunjin ?
Hyunjin entend leur voix, il n'est pas sûr de directement les connaître. Après, de toute façon, il y a des gens qui connaissent Hyunjin sans que la réciproque n'opère. De même pour Jisung.
Ils se sont un peu éloignés, mais au milieu de la route, deux des trois regards reviennent dans leur direction. Jisung voit son voisin se ratatiner derrière son volant en jurant entre ses dents.
Deux options se dressent dans l'esprit de Jisung pour interpréter la réaction de Hyunjin :
1. Il ne veut pas être vu par n'importe qui au volant, c'est illégal.
2. Il ne veut pas être vu avec Jisung, c'est la honte.
Jisung ne lui posera pas la question, pas parce qu'il s'en fiche, plutôt parce que le moment n'est pas opportun. Son ancien camarade de jeux se redresse. Lui aussi, il a l'air maintenant à la fin de sa vie.
— Cette soirée est aussi pourrie que la musique d'ambiance de Jojo le marchand de glaces...
— Jojo le marchand de glaces ?
Silence. Jisung analyse cette phrase un instant.
Comme si la bonne pièce du puzzle se mettait finalement à la bonne place, Jisung pousse un cri. Le poil de Hyunjin se hérisse -et ses tympans pleurent-.
— Tu peux pas avoir des illuminations silencieuses !
Si Hyunjin ne fait pas une crise cardiaque à la fin de cette soirée, il finira sûrement dans un ravin à la place. Mais ce qui est sûr, c'est que la nuit vient à peine de commencer. Jisung rabat sa capuche sur sa tête.
— Il est passé dans le quartier aujourd'hui ? s'enquiert-il. Le marchand de glaces.
— Il passe tous les vendredis, fait Hyunjin en fronçant les sourcils. Mais pourquoi tu demandes ? Tu prends jamais rien quand il fait sa tournée.
Le cendre ne relèvera pas cette remarque.
— A quelle heure ? Je me souviens pas qu'il soit passé.
— Avec toute l'agitation d'Halloween, il a été retardée. Je pense que c'était aux environs de dix-huit heures quarante-cinq.
Quand Jisung était profondément endormi.
— Archibald !
— Où ça ! panique le plus grand.
Pitié, cette soirée va le tuer. Hyunjin, pas le chat. Ou les deux.
— Archibald est toujours complètement hystérique quand Jojo arrive, Mamie Cerise doit le surveiller de près sinon il saute dans le compartiment arrière ! Il l'a déjà fait une fois !
— Putain, blêmit l'aîné. Imagine que ce gros tas ait plongé dans la friteuse quand il a vu le poulet...
— ...
— Un hot-cat.
— T'es pas drôle du tout.
— Roooh !
Jisung fronce le nez, essayant de se raccrocher à cette première piste. Ça l'aide à se contenir un peu plus, il pensait vraiment qu'il allait perdre la tête.
Jojo a commencé ses tournées en tant que simple marchand de glaces italiennes. Quand ils étaient enfants, Hyunjin et Jisung allaient souvent en acheter le mercredi et le vendredi après-midi, c'était leur gouter après avoir joué aux jeux-vidéos dans le grenier.
Au fil des années, alors que les garçons avaient commencé à se perdre de vue, Jojo avait un peu élargi sa gamme de produits. Passant des en-cas froids aux snacks plus vendeurs, surtout quand les saisons changeaient. On l'appelait toujours Jojo le marchand de glaces, mais il pouvait satisfaire une plus grande partie des demandes en devenant un vrai distributeur de malbouffe, c'est un peu à ce moment que Jisung a arrêté de sans cesse guetter l'arrivée de ce morceau d'enfance.
De la même façon, le commerce est de temps en temps sous la supervision du fils de Jojo, un métisse coréano-italien : Lee Minho Leonardo.
— Mais c'est quand même un camion qui sillonne la moitié de la ville, râle le cendré. Comment on peut savoir où il se trouvera ?
— Je crois que j'ai une idée...
Checkant son fil d'actualité en vitesse pour se renseigner sur les derniers retours de Halloween, Hyunjin fait signe à Jisung de se rapprocher. Le garçon se redresse sur son siège, regardant derrière l'épaule de son voisin.
— Minho..., marmonne Jisung. Il prévoyait d'aller à la Halloween Party ?
— Il n'est pas rentré chez lui avant de rejoindre la fête de Felix. Il a juste garé le camion dans son jardin... c'est quel genre de plan foireux de faire ça ?
Non !
Un cliché a été partagé il y a à peine une dizaine de minutes. Un attroupement de jeunes levant leurs verres au liquide volcanique vers le ciel. Devant le véhicule plus très neuf, aux allures de mystery machine, Jisung voit des filles assises sur le semblant de comptoir, savourant des glaces et des gaufres gratuites. Minho derrière les fourneaux, pensant sûrement que sa contribution de dernière minute le rendra plus populaire qu'il ne l'est déjà.
Et dans le coin, un bâton de mozzarella entre les dents, la tête pleine de jugement d'Archibald. Même à travers une simple photo, il semble sonder l'âme de Jisung. Humain idiot.
Te voilà !
Jisung n'a pas le choix.
Il doit rejoindre cette fête.
Et il le regrette déjà.
*
(07/10/20)