Un premier membre du Conseil entre dans la pièce. Cela a pour effet de me rendre hyper nerveuse et anxieuse. J'appréhende mes résultats: vais-je passer? Ou m'a-t-on fait couler mon test par simple haine? J'avale de travers et fixe avec inquiétude le Conseil qui se place devant nous. Nous, les dix-neuf Nouveaux, sommes assis au petit salon alors que nos dirigeants sont debout devant nous. Quelques journalistes entrent, question de pouvoir informer le peuple demain les résultats du test. Je soupire de nervosité. Si j'échoue ce test, alors le peuple ne va plus croire que je suis la fille de la prophétie, et tout va tomber à l'eau...
- Ça va, Jenn? Tu es toute blême.
C'est Fabien qui vient de parler. Il se tient juste à côté de moi. Ses grands yeux violets me considèrent avec inquiétude. Je me ressaisis un peu et réponds:
- Ça pourrait aller mieux. Tu n'es pas nerveux, toi?
- Si, un peu, mais tu n'as aucune raison de t'en faire, contrairement à moi. J'ai fait le clown en publique et je crois que ça va me coûter cher, disons. Mais toi... T'étais, comment dire...?
Il détourne le regard, un grand sourire aux lèvres, l'air rêveur. Puis, quelques secondes plus tard, il reporte son attention vers moi.
- T'étais très belle à regarder, finit-il en me souriant.
Je sens le rouge me monter aux joues. Pour camoufler mon embarras, je lui assène un petit coup de coude dans les côtes. Lorsque les choses dépassent légèrement la zone de l'amitié, avec lui, ça me gêne. Fabien éclate de rire et s'apprête à riposter, lorsqu'on se fait interrompre par Atenas:
- Nouveaux et Nouvelles! J'ai l'honneur de pouvoir maintenant vous dévoiler les résultats du test d'aujourd'hui. Ce test était bien entendu celui du combat et de l'habileté physique. Sans plus attendre, je vous dévoile les résultats. (Il prend un légère pause et reprend, en me regardant bizarrement:) Oh, j'oubliais presque. Nous avons retracé les coupables du crime d'hier soir, aux appartements des humains. Nous tenions simplement à vous en informer.
Quelques murmures fusent un peu partout. Je sens ma mâchoire se décrocher. Le crime d'hier. C'est ce que Fabien et moi avons fait, hier soir, en libérant Kat! On nous aurait retracé? Je jette un regard consterné à Fabien. Il me répond par un haussement d'épaules peu rassuré, puis il lâche un juron avant de me murmurer:
- Merde, Jenn! Les vélos! C'est cela qui a dû nous dénoncer... Je suis vraiment bête!
Tout cela ne me dit rien de bon.
- À présent, procédons au dévoilement des résultats, déclare Atenas.
C'est ainsi que plusieurs résultats sont dévoilés. Jess, Tess, Anna, Amé: elles passent toutes. Je suis anxieuse. Moi, vais-je réussir? C'est alors que vient le tour de Fabien de se faire annoncer.
- Fabien Gray, poursuit Atenas. Malgré le manque de sérieux et l'étrangeté de votre présentation, mon équipe et moi avons pris la décision de vous faire passer tout de même votre test, à vous et à votre compagnon, Jacob.
Je suis très heureuse pour lui. C'est une bonne nouvelle! Néanmoins, étant toujours prise dans le stress du moment, je ne peux pas pleinement le féliciter pour sa réussite. Et le moment vient où on me nomme. Je retiens mon souffle
- Jennifer Akson, annonce Atenas. Mademoiselle Akson - oh, pardon, je voulais dire Jennifer, je sais que vous n'aimez pas trop votre nom de famille - ...
Je fulmine. Il essaie de se faire gentil devant tout le monde, et ça fonctionne très bien. Mais au fond, ce type-là me déteste. Ça tombe bien: je le déteste aussi.
- ... votre performance nous a bien impressionné. Vous faîtes preuve d'une grande force et d'une agilité surprenante...
- Est-ce vrai, chef, que cette fille a des pouvoirs surnaturels? lance une journaliste en-arrière.
Nous nous retournons tous vers les vingt journalistes qui sont là et prennent des notes sur l'évènement. C'est une petit femme mince qui vient de couper Atenas. Elle tient un magnétophone dans les mains, ne voulant rien manquer du verdict d'Atenas.
- Elle n'a aucun pouvoir qui sort du commun, elle n'est pas celle que vous croyez, lui assure-t-il.
- Ce n'est pas ce qu'on dit, insiste un autre journaliste. Soyez honnête, sauf votre respect. Est-ce elle?
- Non, répond-il durement. Ce. N'est. Pas. Elle. N'en parlons plus, je vous prie.
Un silence froid s'installe, dans lequel on lit clairement dans le visage des journalistes qu'ils ne croient pas du tout Atenas. Ils sont convaincus que je suis la fille de la prophétie, et j'en suis vraiment satisfaite. J'ignore vraiment ce dont Alex voulait parler, en disant que ce n'était peut être pas une bonne chose que le peuple soit au courant...
- Enfin bref, poursuit Atenas. Jennifer, nous avons néanmoins le regret de vous annoncer que vous ne passez pas le deuxième test non plus.
Mon coeur manque un bond. Quoi? C'est une blague, j'espère? Personne n'ose parler. Nous sommes tous sous le choc. J'étais si sûre de le réussir, celui-là! J'étais pourtant la plus avancée, la seule qui ne s'était pas battue avec d'autres Nouveaux! Je ne peux m'empêcher de demander:
- Pourquoi?
- Nous avons nos raisons, et elles sont personnelles, répond Atenas d'un ton faussement bienveillant.
- Ça me concerne, riposté-je. Je dois savoir.
- Suite à l'infraction à nos lois que vous avez commis hier soir, aux appartements des humains, nous avons pris la sage décision de simplement vous faire échouer votre test. Nous sommes très généreux envers vous, Jennifer. Nous aurions pu vous envoyer en prison ou pire.
Tous les regards se retournent vers moi. Ça y est. Je suis considérée comme une criminelle, à présent. C'est alors que Fabien se redresse vivement et persifle, à l'intention du Conseil:
- Et après? Moi aussi, j'y ai participé.
- Nous avons aussi des raisons personnelles sur l'échec de Jenn, n'insistez pas, tranche Atenas.
- C'est révoltant! se fâche Fabien en se levant d'un bond du sofa.
- Fab, murmure Jacob en lui posant la main sur l'épaule. N'insiste pas.
Fabien serre les poings et jette un regard assassin à Atenas avant de se rasseoir près de moi. Je suis toute chamboulée par la façon dont Fabien a pris ma défense. Il faut du cran pour tenir tête au chef de sa race comme ça. Je suis très touchée par sa gentillesse.
C'est ainsi que le Conseil finit par quitter le Toit, nous laissant nous, les Nouveaux, seuls avec la vingtaine de journalistes. Ces derniers nous sautent dessus dès les membres du Conseil sortis. Ils veulent entendre nous commentaires, je suppose.
Cependant, la moitié d'entre eux sont amassés autour de moi. Je me sens claustrophobe. J'ai beaucoup trop d'attention sur moi présentement.
- Mademoiselle Akson, s'écrie un journaliste en se ruant à moi. Êtes-vous celle que nous croyons? Nous voulons entendre votre propre réponse!
- Que pensez-vous de la décision du Conseil? demande un autre. Est-ce bien vous qui avez libéré les humains? Et si oui, qu'est ce qui vous a poussé à le faire?
- Nous ne somme pas aveugles! hurle une journaliste en me fichant son magnétophone devant la bouche. Nous savons que votre performance de cette après-midi n'avait rien de naturel. Pouvez-vous nous faire une description plus précise de vos pouvoirs? Nous sommes en direct à la radio, parlez.
- Mademoiselle, dans la fameuse prophétie qui vous annoncerait, on dit que vous tenteriez d'unir notre peuple à celui des Étamiens. C'est ridicule. Pensez-y un peu!
Une dizaine de journalistes m'entourent et me crient des questions sans que je puisse y répondre. Je ne sais plus où m'en donner la tête. Je finis par dire, à l'intention de tous les journalistes:
- Si je vous disais que j'étais bien celle que vous croyez, est-ce que vous... Vous réagiriez bien?
Ils se taisent tous d'un coup. Je profite du silence pour parler: je sais que je suis en directe à la radio et que beaucoup d'habitants attendent d'entendre mon verdict. Je dois avoir l'air forte, assurée.
- Est-ce que le peuple me suivrait? Ou bien tenterait-il de m'arrêter? Est-ce que cela empêcherait une guerre de se produire, ou en déclarerait une nouvelle?
Un court moment où les journalistes réfléchissent à mes paroles. Puis, un d'eux répond:
- Il y a près d'un mois de cela, le Conseil a déclaré que nos temps de paix avec les Étamiens tiraient à leur fin, et que la guerre devra bientôt commencer. Dans, disons, à peine quelques mois. Je ne crois pas moi, personnellement, que vous pourriez stopper cette guerre et encore moins réunir nos deux peuples.
- Mon but ne serait pas d'arrêter cette guerre-ci, mais d'empêcher d'autres de se produire, réponds-je avec une timidité camouflée. Le peuple des Étamiens et le nôtre ne sont pas si différent, non? Et lorsqu'on y repense, il n'y a pas de nuits sans jours, ou d'hivers sans étés. Nos peuples sont deux contraires qui se complètent.
Les journalistes griffonnent frénétiquement mes paroles sur leurs calepins. Ils semblent tous excités d'avoir déniché un aussi bon article.
- Devons nous conclure, mademoiselle Akson, que vous êtes bien celle de la prophétie de l'Aube? articule lentement la journaliste au magnétophone.
Un sourire mal assuré se dessine sur mes lèvres. Je voudrais bien leur répondre que oui, je l'étais sûrement, mais je repense à ce que Alex m'a dit à ce sujet tout à l'heure. Que peut-être que le peuple ne devrait pas le savoir tout de suite. Je hausse les épaules et réponds simplement:
- Je ne confirme rien pour l'instant.
La journaliste semble bien déçue de ma réponse, mais s'en contente.
Les minutes passent et je réponds à toutes les questions du mieux que je le peux et en mentant à certaines. Par exemple, j'ai dit que j'avais libéré les humains car je croyais que c'était une bonne cause, mais que je regrettais maintenant. (Je ne voulais pas commencer à expliquer que Kat était ma copine et que je voulais la sauver... ) Ou lorsqu'on ma demandé quelle était ma relation avec l'unique Étamien d'Alteran, Alex, j'ai dit un petit mensonge en disant que nous n'entretenions rien de plus qu'une relation amicale. Je ne pouvais pas me permettre de tout déballer.
Une fois les journalistes partis, la vieille dame grincheuse (c'est comme ça que Fabien et Jacob l'appellent) est venue annoncer l'heure du couvre-feu. Les garçons sont donc partis prendre leur douche et nous sommes retournées dans notre dortoir. Je me rends à ma chambre après avoir fait ma toilette et m'être mise en pyjama. Je suis exténuée. Anna est déjà là, sur son lit, à regarder les photos qui tapissent son mur. Elle ne retourne même pas la tête à mon arrivée. Je vais donc la rejoindre sur son lit.
- Ça va? lui demandé-je.
Elle hoche faiblement la tête, sans quitter son mur de photos des yeux.
- Qu'est-ce qui ne va pas? insisté-je.
- Je ne sais pas trop, en fait... répond Anna d'une voix brisée. (Elle retourne sa tête vers moi, et je réalise que ses yeux violets sont humides.) Je... je crois que... Je ne veux pas, je ne veux plus...
Elle se met à hoqueter. Je suis désemparée. Je ne sais pas comment réagir. Que faire lorsque notre meilleure copine (meilleure copine Alteranne, devrais-je dire) se met à pleurer sans que l'on en sache la raison? Je la serre dans mes bras pour la calmer un peu.
- Ça va aller, Anna, dis-je doucement. Dis-moi ce qui ne va pas.
La pauvre se défait de mon étreinte. Ses lentilles de lunettes sont mouillées par ses larmes. Elle les retire pour pouvoir s'essuyer les yeux avec sa manche de pyjama. Elle renifle et dit, d'une voix tremblotante:
- Jenn, je suis désolée pour toi et pour tout ce qui se passe. Tu n'as pas décidé d'être celle que tu es, mais pourtant tout le monde t'en veux. C'est injuste.
- C'est pour ça que tu pleures? m'étonné-je. Pour moi?
- En partie... Mais c'est aussi car, moi non plus, je n'ai pas choisie d'être ici. Je ne veux pas être ici. Je veux sortir d'ici. Ça ne te manque pas, le soleil, Jenn? Le vent, l'air frais, le chant des oiseaux? Les rires de tes copines à l'école, ou les sourires de tes parents? Tu n'as pas envie de sortir d'ici, toi, de pouvoir revoir ces choses-là et de les revivre encore et encore?
Je détourne la tête. Je ne sais pas quoi répondre. Maladroite comme je suis avec les mots...! Je décide de simplement lui livrer la réponse qu'elle doit vouloir entendre.
- Tu sais, lorsqu'un malheur imprévu survient, on ne doit pas s'y arrêter. On ne peut rien y changer. Par contre, c'est à toi de choisir comment tu vois la chose. Ta transformation et ton arrivée à Alteran, ça peut aussi bien être le pire de tes cauchemars et la chose la plus terrible qu'il te soit arrivé, ou l'événement le plus marquant et le plus fantastique de ta vie. C'est à toi de choisir comment tu vois la chose.
Anna me remercie du regard. Nous demeurons quelques secondes sans parler, toutes deux songeuses. Puis je me décide à poser quelques questions qui me tourmente à Anna: après tout, elle semble connaître très bien le monde dans lequel nous nous trouvons maintenant.
- La prophétie... elle est connue de la population?
Anna lève des yeux surpris vers moi. Mais elle répond tout de même à ma question:
- La prophétie de l'Aube? Oui, elle l'est. Les jeunes Alterans l'apprennent lors de leurs cours d'histoire. C'est un ouvrage très connu, ici. On raconte que la fille, dans la prophétie, serait une Nouvelle qui aurait d'abord été attaquée par un tagnum - tu sais, les monstres noirs dégoûtants - puis qui serait entrée en relation avec un Étamien. Puis cette personne développerait une force incroyable, une presque insensibilité à la douleur et une capacité de se guérir très rapidement: une vraie machine à combattre, quoi.
- Une machine à combattre? m'estomaqué-je. Que veux-tu dire par là...?
- Oui, c'est comme ça qu'on décrit la fameuse fille dans cet ouvrage. Elle serait faite pour combattre, pour libérer son peuple. Son but serait d'unir le sien à celui des Éta...
- Je sais déjà tout ça. Là n'est pas ce qui importe. Ce qui me tracasse réellement, c'est... Enfin, tu crois que ce serait bien si le peuple savait?
- Savait quoi?
- Que c'était moi, cette fille? Cette sorte d'élue?
Anna fronce songeusement les sourcils. Elle finit par me répondre, en haussant les épaules:
- C'est à toi de voir, au fond. Je te conseillerais peut-être d'attendre la fin des tests, il n'en reste que trois à passer. Et après, tu pourras passer à l'action: tu seras officiellement considérée majeure, donc responsable et autonome.
- Génial...
Moi, responsable et autonome? Ça n'a rien de très rassurant. Je ne suis même pas capable de me faire cuire des pâtes sans me brûler, ou de trancher une carotte sans me couper. Je ne sais pas trop comment je vais me débrouiller, dans quatre jours, lorsque je serai officiellement "adulte" selon les lois alterannes.
- Tant qu'à me poser des questions, et je vais t'en poser d'autres, dis-je. Les bracelets - les stillads plutôt, - ... Vais-je en remettre une à quelqu'un, un jour?
- Oui, bien sûr! Tout le monde remet une stillad dans sa vie.
- Quand?
- Ça dépend. Certains la remette dès qu'ils ont dix-sept ans et demi, mais pour d'autres, ça peut attendre jusqu'à ce qu'ils soient des vieillards.
- Comment sait-on lorsqu'on doit donner une stillad à quelqu'un? demandé-je, émerveillée par la façon dont ce système fonctionne.
- Il parait que ça vient tout seul, comme le jour où tu es partie de chez toi. Tu le sais, c'est tout. On m'a raconté que tu te réveilles le matin, et une petite stillad repose dans le creux de ta main. Et tu sais d'instinct à qui la remettre.
- C'est impossible, m'exclamé-je. Comment le bracelet peut-il se retrouver là, dans ta main, un matin?
- Magie! rigole Amé en faisant de drôles de signes avec ses mains.
Je m'esclaffe. Ça fait du bien de rire, au travers de tout ce qui je vie d'anormal, ces temps-ci.
Nous bavardons et rigolons pendant près d'une heure sur le lit d'Anna. On s'échange des confidences, raconte des histoires. Vient le moment où nous ne pouvons plus nous parler correctement sans bâiller ou somnoler et où nous sommes forcée de fermer les lumières pour dormir. Et là, à ce moment précis, je me sens bien. Je prends une grande respiration et expire longuement. Je suis impatiente d'affronter la journée de demain. Peu importe ce en quoi consistera le test. Peu importe ce que fera le traître parmi les Nouveaux pour me faire vivre l'enfer. Peu importe ce que le peuple pensera de moi et de mon rôle dans la prophétie.
Je n'ai plus peur.