Je m'avance encore un peu sur le sable d'une blancheur extrême de l'arène. Dans mon dos, les portes se referment lourdement. Ça y est. Je suis seule dans cette immense aire de combat sous le regard de milliers de spectateurs. Je me sens minuscule... J'ai les jambes qui tremblotent un peu, mais je trouve tout de même la volonté de m'avancer au centre de l'arène. Atenas, dans les loges, se lève pour passer un message au micro.
- Alterans et Alterannes! Nous avions omis de vous informer que la Nouvelle ici présente a des... besoins particuliers, donc elle devra nous démontrer ses talents non pas avec des Nouveaux, mais bien avec des soldats de notre armée.
Je m'attendais à un tonnerre d'applaudissements. Mais c'est un silence inquiet déchiré par quelques murmures consternés qui suivent son discours. Que se passe-t-il? Pourquoi tout le monde est-il si tendu, tout à coup? Je suis encore plus nerveuse. Puis, profitant du silence, un spectateur cri, à l'intention du Conseil:
- Est-ce elle? Est-ce bien celle que nous croyons?
Un autre silence. L'homme faisait-il référence à la prophétie? Cette prophétie, est-elle connue de la population alteranne? Je suis un peu confuse. Je tourne la tête vers le Conseil. Atenas semble réfléchir à sa réponse.
- Je vous répondrai que non, dit-il enfin d'un ton posé. Elle est simplement talentueuse, mais elle ne détient ni une force surnaturelle, ni de pouvoirs particuliers. Elle n'est pas celle que vous croyez, cher peuple.
Le visage de la plupart des spectateurs demeure incertain. Tout le monde se met à parler à voix basse en me jetant de petits regards de temps à autres. Je soupire. Que vais-je faire, lors du combat? C'est alors qu'une idée me vient.
Le peuple croit que je suis la fille de la prophétie. Et si je leur montrais que je la suis probablement, comment vont-ils réagir? Je ne sais pas trop. Raison de plus pour ne pas utiliser mes pouvoirs, ou du moins, le moins possible.
- Veillez accueillir son premier opposant, Anthony Houston! déclare Atenas pour briser le silence tendu qui règne dans l'arène.
La foule répond par quelques applaudissements forcés. Tentant d'oublier le public qui m'entoure, je me tourne vers les grandes portes de métal qui sont en train de s'ouvrir. Un jeune homme plutôt costaud et qui a probablement deux têtes de plus que moi en grandeur fait son apparition. Je suis terrifiée. Je ne dois pas échouer ce test. Tant pis si mes pouvoirs se manifestent de temps à autre. Advienne que pourra par la suite. Le seul truc qui importe, c'est que j'aie l'air le plus normal possible.
Mon opposant et moi nous saluons en se penchant lentement. Le stade est plutôt silencieux, à comparé de tout à l'heure. Nous commençons simplement par tourner en rond, faces à faces, notre épée de bois tendue au bout de nos deux bras.
- Pas trop effrayée, petite? ricane mon opposant, un certain Anthony.
J'ignore sa question. Je dois me concentrer. Je dois réussir. Puis, tout se passe très rapidement. Il tente de m'atteindre au ventre, mais je réussis à bloquer son coup en interposant ma lame entre la sienne et sa cible. Mon adversaire pousse de toutes ses forces sur mon épée pour me faire céder, mais je riposte en poussant sur la sienne. On demeure plusieurs secondes ainsi, tremblants, à attendre que l'adversaire flanche. Je me décide à utiliser un peu plus ma force surnaturelle: je pousse violemment ma lame sur la sienne. Étourdi sous le choc, mon adversaire recule en titubant. Je profite de ce moment pour mettre fin au combat en l'atteignant au bras droit - le bras avec lequel il tient son épée. Anthony tremblote un peu sous la fatigue. Il quitte rapidement l'arène, sans demander son reste. La foule entière se met à applaudir et à rugir. Je souffle de soulagement, un sourire flottant sur mes lèvres.
Je m'en suis plutôt bien tirée, et j'ai usé de mes pouvoirs de manière subtile. Je feins l'essoufflement, question de faire croire au public que ce duel m'a épuisé.
- Maintenant vient le tour du prochain concurrent, James Adams, décrète Atenas dans le micro.
Je ne sens aucune colère dans sa voix... Même qu'il semble agréablement surpris que j'aie choisi de cacher mes pouvoirs au peuple... Mais pourquoi? C'est alors que je comprends.
C'est son but depuis le départ. Il veut m'utiliser pour apaiser les tensions qui naissent au sein de la communauté. Atenas sait que, si le peuple connaissait mes pouvoirs, il se diviserait en deux: le groupe qui me suivrait et qui voudrait réunir le peuple alteran et étamien, et celui qui serait du côté du Conseil et de la guerre contre les Étamiens.
Je fais exactement ce que Atenas souhaite: faire comme si j'étais normale. Mais je ne veux pas faire ce qu'il veut! Je sens la détermination monter en moi. Changement de plans. Je dois montrer au peuple qui je suis vraiment.
Ce sera le premier pas vers la réalisation de la prophétie.
On appelle le prochain guerrier. Il est plus fort et effrayant encore, mais cette fois-ci, je n'ai pas peur du tout. Je suis propulsée par l'adrénaline, je sens mon pouls se déchaîner et mon corps être traversé par une énergie surnaturelle. Je ne laisse aucune chance à mon adversaire: dès le premier coup, je lui balance mon épée dans le flan. Le guerrier tombe sur le sol sous l'impacte, gémissant de douleur.
Je me sens un peu mal pour ce que je viens de faire, mais ma culpabilité s'envole rapidement, remplacée par un sentiment du puissance, de détermination. Le public réagit exactement comme je le voulais: elle hurle, se plaint, m'acclame, m'insulte, lance des injures ou questionne le Conseil. Je m'amuse malgré moi de la réaction d'Atenas. Malgré son air impassible, je devine sa colère et sa consternation. Génial. Tout fonctionne comme prévu. La rumeur comme quoi la fille de la prophétie est arrivée va rapidement courir à travers Alteran, et la rébellion contre le Conseil pourra commencer.
S'ensuivent ensuite une bonne dizaine de combats. Guerriers après guerriers, victoires après victoires, je demeure infatigable. Au contraire, je me sens de plus en plus puissante. Au bout de quelques temps, on finit par me faire sortir de l'arène et je retourne dans les coulisses, derrière les grandes portes de métal. On me retire ma cuirasse noire et mes bottes, puis je vais m'affaisser sur les bancs qui longent les murs de pierres. Fabien et les autres ne sont plus là, ils doivent être retournés dans les gradins... Tant pis. Je leur parlerai tout à l'heure. Je laisse malgré moi un sourire percer mon visage. J'ai réussi. J'ai réussi à réveiller le peuple. Ils savent qui je suis. Je ne peux m'empêcher de me répéter mentalement ces paroles. Je n'arrive pas à croire que la fameuse prophétie commence déjà à se réaliser!
- Jenn!
Quelqu'un me saute dessus et me serre très fort dans ses bras. Je reconnais cette voix, cette odeur fraîche et ces cheveux châtains.
- Alex, murmuré-je en répondant à son étreinte. Tu es revenu de l'école... Comment a été ta journée?
- Très bien, répond-il sur le même ton. Avec sa réapparition, Kat fait la une des journaux et fait fureur partout sur les réseaux sociaux.
- Ah bon? Elle doit être ravie.
- Ouais. Bah, elle aurait bravé son ravisseur et ce serait évadé.
Je me rappelle qu'Alex ne connaît pas la vraie histoire. Il ne sait pas que c'est moi qui a délivrée Kat... Oh, et puis on s'en fiche. Tout ce qui compte, c'est qu'il ne soit plus fâché à cause de la dispute d'hier soir, près de la piscine. Alex me relâche doucement. Il me sourit et vient s'asseoir à mes côtés.
- Et toi, ta journée? me demande-t-il.
- Ça pourrait être mieux.
- Ne me dis pas que tu t'es déjà attiré des ennuis?
- Comment ça, "déjà"? rigolé-je.
- Tu as appris que tu étais la fille d'une prophétie hier et déjà tu as des problèmes?
Je soupire.
- Et si je te disais que j'avais déjà gravi la première marche? De la réalisation de la prophétie?
- Je ne te croirais pas, répond Alex en fronçant les sourcils.
Je lui explique tout de façon très détaillée: les entraînements ce matin, l'incident de ce midi, ma discussion avec Atenas et les combats que je viens de mener. Après mon récit, Alex secoue la tête et répond:
- Je n'aime pas ça. Atenas te manipule, Jenn.
- Je ne me laisse pas faire, m'exclamé-je. Je viens de me battre et de prouver au peuple que je suis vraiment là, que je vais les mener vers un autre air!
- Je n'aime pas t'entendre raisonner ainsi. Ça ne te ressemble pas.
- Qu'est-ce que tu racontes? me fâché-je. Je change, c'est normal! Je deviens une personne plus forte et plus libre.
- Tu deviens une machine de guerre! Le Conseil va tenter d'utiliser tes pouvoirs à leur compte. Tu fais exactement ce qu'ils veulent, en dévoilant ainsi tes pouvoirs au peuple.
- Tu te trompes! hurlé-je en me levant d'un bond. Le Conseil voulait que je garde tout secret, et en me révélant au peuple, je me suis opposée à lui!
- Comment peux-tu en être sûre? s'exclame Alex en se levant à son tour. Qu'est-ce qui te dit que c'est le Conseil qui vient de marquer un point, et non toi?
- Arrête de ma parler comme ça! Je suis capable de gérer ce genre de chose. Tu me prends pour qui?
- Je te prends pour la fille raisonnable, calme et honnête pour qui mon coeur a flanché, dit-il d'une voix brisée.
Ma gorge se noue. Mes yeux me piquent. Je baisse les yeux. Je ne sais plus quoi penser.
- N'oublie pas, Jenn, souffle Alex en me prenant tendrement les mains. N'oublie pas d'où tu viens, qui tu es. N'oublie pas d'où tout cela a commencé.
Je me remémore alors un détail qui m'a échappé depuis longtemps. Ma soeur et Daniel: tous deux m'avaient dit cette phrase: "N'oublie pas." Je vois ce qu'ils voulaient dire, maintenant. Ils ne voulaient pas que je change, que j'oublie qui j'étais.
- Changer, ce n'est pas toujours mal, n'est-ce pas, Alex? murmuré-je en retenant un sanglot. Je ne suis plus la même personne, mais est-ce si grave que ça?
- Changer lorsque c'est pour être une meilleure personne, c'est tout à fait souhaitable, sourit Alex. Mais changer au point de s'oublier, c'est la pire chose qu'on puisse se faire.
Les yeux remplis de larmes, je redresse la tête et lui dis:
- Qu'est-ce que je ferais sans toi, Alex?
- Rien du tout, répond-il moqueusement.
J'éclate de rire au milieu de mes larmes. Alex s'apprête à lancer autre chose, lorsque son visage se fige durement. Il fixe quelqu'un derrière mon épaule. Intriguée, je me retourne. C'est Fabien. Il vient de pénétrer dans la pièce et semble totalement ignorer la présence d'Alex. Il passe devant lui et s'interpose entre nous deux.
- Salut, me dit-il avec son gigantesque sourire.
Alex fulmine derrière lui.
- Bonjour à toi aussi, grogne Alex en empoignant l'épaule de Fabien et le retournant à lui.
- Oh, je ne t'avais pas vu, l'Étamien, râle Fabien. Désolé, mais je ne t'ai pas sonné.
Alex serre les poings, mais n'ose pas riposter. Il est beaucoup plus petit que Fabien, mais les deux garçons sont tout de même beaucoup plus grands que moi. Sans plus de façon, Fabien tourne dos à Alex pour me faire face. Je fulmine. Fabien ne peut-il pas laisser Alex en paix?
- Viens, Jenn. Je crois qu'on devrait retourner au Toit, question de manger un peu et de s'éclater. La majorité des Nouveaux qui ont déjà passé leur test y sont déjà.
J'hésite. Et Alex, lui?
- Mais... les résultats? dis-je. Quand vont-ils les annoncer, dans ce cas?
- Ce soir, après le goûter, répond Fabien en souriant. Allez, allons-y.
Il est déjà en train de se diriger vers les escaliers qui mènent hors de l'arène. N'ayant pas d'autres choix, je lui emboîte le pas. Je salue tristement Alex du regard, en priant qu'il comprenne que je ne veux pas l'abandonner comme ça. Il me répond d'un signe bref de la tête.
C'est ainsi que Fabien et moi rentrons au Toit pour la soirée. Une fois arrivés, je réalise qu'au moins la moitié des Nouveaux ont déjà passé leur test et sont tous déjà rassemblés dans la salle commune des garçons. Ni Amé, ni Anna, ni Tess ni Jess ne sont déjà arrivées. Je n'ai pas vraiment d'autres choix que de rester en permanence avec Fabien et Jacob (ou de rester seule, mais je n'ai pas envie d'avoir l'air asociale, vous savez). Nous mangeons, puis nous nous installons tous dans l'espace salon pour jouer aux cartes.
Tout le monde se parle, hurle, rigole, mais moi, je ne fais que m'afficher un sourire au visage, car en fait je suis vraiment ailleurs. Je réfléchis à ma conversation avec Alex, et à tous les sujets plutôt intenses qui ont modelés ma journée. Je pense au Conseil qui est sûrement en train de mijoter une façon de me rabaisser, à ma sœur qui doit forcément penser à moi de temps en temps, à la prophétie que j'ignore si je vais réellement réussir à réaliser, à Daniel qui doit avoir le cœur brisé présentement et qui doit se morfondre encore et encore sur son passé dans cette cité, à mes parents qui sont sûrement en pleine dépression, à Kat qui devra garder le lourd secret de l'existence de cette ville toute sa vie, bref, à tout ce qui me tracasse en permanence. Je ne peux pas échapper à mes problèmes. Je suis forcée de constamment penser à eux. Ça me dépasse. Je voudrais tant en finir, avec tout ça...
Les minutes passent. Je déprime. Finalement, je me lève et quitte le salon. J'ai besoin de prendre l'air.
Je sors du Toit et referme la porte ronde dans mon dos. Il fait plutôt frais. J'inspire un bon coup et relâche mon air dans un grand soupir. La vue sur la ville est toujours aussi magnifique, d'ici. Je marche quelques secondes et vais m'installer dans les escaliers. Ceux-ci semblent descendre à l'infini devant moi.
Je reporte mon regard à la cité illuminée, rêveuse. Ça me fait du bien d'être seule, sans le moindre regard... Je peux simplement me perdre dans mes pensés.
J'entends des voix derrière moi. Je sursaute et me retourne vivement. Je ne vois personne. D'où peuvent bien provenir ces voix? Je me relève et avance de quelques pas. Au loin, très loin au bout de la longue plate forme, je voix deux silhouettes d'Alterans adultes qui semblent discuter, ou devrais-je dire, se disputer. Je me plaque contre le mur pour ne pas me faire voir, et m'approche lentement pour distinguer les voix. Ce sont celles...
D'Atenas et de Carnata, un des membres du Conseil.
Je fige. Bon sang, que font deux personnages aussi importants au beau milieu de la ville? Je ne peux m'empêcher d'écouter leur conversation.
- Elle n'a pas rempli correctement sa mission, la gronde Atenas. Elle était censée la mener sur la bonne façon d'agir dans l'arène!
Je devine qu'il parle là de la traître, qui n'aurait "pas rempli sa mission". Je retiens mon souffle. Vont-ils enfin nommer le traître, mon amie en qui je ne devrais pas faire confiance?
- Elle croyait que l'intervention du midi l'aurait aidée, bégaye Carnata. Il faut avouer que le coup de la noisette était une très bonne idée de sa part.
- Ça n'avait pas suffi, maugrée Atenas. Le peuple sait, maintenant. C'est une bonne chose, d'une certaine façon. Mais d'une autre, non.
- Q-que voulez-vous dire, maître?
- Nous reprendrons cette discussion dans quelques jours. Maintenant, allons rejoindre les autres.
Je n'y comprends plus rien. Ai-je bien fait? Ai-je commis une erreur? Et qui est donc le traître? Je cours me réfugier dans le Toit et m'installe avec les autres Nouveaux dans le salon. Nous sommes tous arrivés, cela signifie donc qu'on va bientôt nous annoncer les résultats. Je suis hyper nerveuse. Je dois passer ce test. Le Conseil ne pourra pas me faire échouer celui-ci.
N'est-ce pas?