Kendall en média
Je contemple le paysage sans le voir.Pour la deuxième fois de la journée, je suis assise sur le siège passager de la voiture de Noah. Je me sens rabaissé parce que, d'une certaine façon, je dépends de lui en ce moment. Je suis dans son véhicule, il me ramène chez moi, et c'est lui qui m'a secouru tout à l'heure.Nous sommes restés une heure de plus à l'hôpital pour qu'au bout du compte, les radios prouvent que je n'avais pas de lésions cérébrales, sinon un mal de tête phénoménale. Et une autre couche d'humiliation lorsque Noah a déclaré ne « jamais avoir passé autant de temps avec une fille sans avoir couché avec elle ».
Il est dingue. Complètement fracassé. Je plains ses parents.
Et pourtant, il s'est montré gentil, d'une certaine façon. Je suis consciente que c'est disgracieux de ne pas lui témoigner de gratitude mais je n'y parviens pas. Certes, j'ai un ego légèrement surdimensionné, comme tout le monde, mais de là à ne pas réussir à le remercier de m'avoir empêché un viol ? Je ne me comprends pas.
Un silence bienvenue plane. Depuis qu'on est sortis de la pharmacie, il n'a pas prononcé un mot. Lorsque nous arrivons dans mon quartier, il se contente d'arrêter la voiture sans même me regarder, attendant que je descende. J'ouvris alors la porte et, au moment de sortir, je parvins à articuler :
— Merci... pour tout à l'heure. Et d'avoir attendu avec moi à l'hôpital.
Silence radio. Rien du tout. Me drapant de ma dignité, je claque la portière et marche d'un pas naturel jusqu'à l'entrée de mon immeuble. Dans l'ascenseur, je ne cesse de repenser au faciès blasé de Noah. Ce con aurait moins pu me répondre.
Je tourne amèrement la clef de la serrure et sans surprise, mon appartement est vide. L'absence de ma mère est facilement remarquable : son habituel odeur de parfum manque à l'appel. Ça ne me dérange pas d'être seule, j'ai besoin d'être au calme pour me remémorer les événements d'aujourd'hui.
Après m'être lavée les mains, je me rends compte qu'être seule, finalement, c'est pas terrible. Quand j'habitais encore à New York, j'avais pour habitude de traîner chez Judith après les cours. Ou alors elle venait chez moi. Nous avions toutes deux des mères célibataires donc nous étions souvent ensemble pour éviter la solitude.
Je ne sais pas qui l'emporte entre la rancœur et le chagrin quand je repense à mon ex meilleure-amie. Je la connaissais depuis l'âge de treize ans et il a suffit d'un stupide désir charnel pour que tout vole en éclats. Ou alors aime-t-elle réellement Peter ? Dans ce cas-là, elle aurait dû me le dire. C'est ce que font les vraies amies, en général.
Le silence du salon m'étant insupportable, je me réfugie dans ma chambre. Pour une raison qui m'est inconnue, l'envie d'appeler Judith me dévore l'esprit. Peut-être aurait-elle une explication rationnelle à m'apporter ?
Il n'y a pas d'explication rationnelle. Elle a couché avec ton petit-ami, point.
Je me sens encore plus trahie par elle que par Peter. Il est évident que l'amitié est plus important que l'amour. L'amour, c'est trop compliqué. Il suffit d'un petit faux-pas pour qu'un couple se réduise à de simples souvenirs tandis que les liens de l'amitié sont plus forts que ça, normalement.
En fait, je n'ai plus d'amis. Une barrière naturelle s'est dressée avec ceux que j'avais à New York. Un État nous sépare, alors il est logique que nous perdions contact. J'aimerais tant pouvoir retrouver une complicité comme celle que j'avais avec Judith. C'était une si bonne amie. Toujours là pour moi dans les moments difficiles, drôle et attachante. Je n'aurais jamais pu douter de ce qui allait arriver. Je n'aurais jamais cru qu'elle allait se révéler être une peste.
Pourquoi m'as-tu fait ça, Judith ?
Et Betty ? Sera-t-elle à la hauteur de mes attentes ? Je l'apprécie énormément et cela semble réciproque mais pourrai-je m'en faire une meilleure amie ? En moins de dix secondes, mon portable est dans mes mains et je clique sur le contact de Betty.
Je fais vraiment pitié.
— Allô, Kendall ?
— ... Salut Betty.
— Tu vas bien ? Ta voix est un peu bizarre, s'inquiète-t-elle.
— Tu ne devineras jamais ce qu'il s'est passé tout à l'heure.
Je lui relate les faits. Elle m'écoute attentivement, émettant des vocalises horrifiés aux moments opportuns. Mon anecdote achevée, un silence abasourdie s'installe.
— C'est... oh bordel, c'est dingue !
Je m'allonge sur mon lit et fixe le plafond.
— Une chance que Noah soit venu, sinon...
— Je préfère ne pas imaginer. En fait, je préfère oublier. Mais bon, ajouté-je en hâte. Changeons de sujet, tu veux ? Tu viens toujours chez moi demain pour se préparer ?
— Oui. Tu vois, Nadine, tout à l'heure ? Je me sens tellement mal pour elle. C'est horrible ! Même si j'étais choisie dans le jeu, ce serait moins grave parce que j'aurais moins peur. Elle doit flipper grave étant donné son âge.
J'approuve et après une demi-heure de papotage, nous raccrochons. Je repose mon portable et prends la direction de la salle de bain. Après une douche rapide, je me mets en pyjama et commence mes devoirs pour me changer les idées. Je suis tellement ennuyée que j'en viens à faire des exercices de maths de mon plein gré, c'est pathétique !
Les maths. Dire que je suis à côté de Noah ! Noah qui, tout à l'heure, m'a ignoré comme une malpropre.
Quel connard.
J'arrête aussitôt mes exercices, avant même de les avoir commencés. Lorsque ma mère revient deux heures plus tard, je suis plongée dans une série.
— Bonsoir chérie, comment s'est passée ta journée ? me salue-t-elle lorsque je descends dans le salon.
Comme hier, elle a ramené à emporter. Des pizzas, cette fois-ci. Alors que nous ouvrons les cartons huileux, je dis :
— Demain soir, je suis invitée à une soirée. Je peux y aller, hein ?
— Bien sûr, accepte-t-elle. Les fêtes, ça se fait le vendredi soir maintenant ? Ne rentre pas après une heure du matin.
Elle me bombarde de questions pour savoir si je me suis fait des amis. Je lui assure que oui même si en réalité, ce n'est pas exactement le cas.
Alors que je débarrasse les assiettes et les cartons, en mon fort intérieur, je prie de passer une journée meilleure que celle-ci demain.
*
Quand j'arrive au lycée, j'ai l'agréable surprise de rencontrer Betty qui m'attend à mon arrêt de bus. Lorsqu'elle me voit, son visage s'éclaire.
— Hey ! Tu viens ? On a une heure de libre exprès pour les essais. Tu pourrais t'inscrire, non ?
— M'inscrire où ?
— Chez les pom-pom girls ! s'exclame-t-elle d'une voix teintée d'impatience. Ce serait super cool que tu rejoignes l'équipe ! Les filles sont géniales et l'ambiance est extra. Le seul défaut, c'est Annabeth qui en est la capitaine.
Je grimace doucement.
— Je vais passer mon tour. Les pom-pom girls ? C'est pas mon truc. Avec Annabeth pour me donner des ordres en plus de ça ?
J'imagine le tableau avec une precious hors-norme : Annabeth hurler des directives telle le cliché américain de pom-pom girls garce, moi incapable de lui obéir et l'insultant de tous les noms
Non, vaut mieux pas que je passe trop de temps avec cette fille.
Betty m'agrippe le bras avec des yeux suppliants, style le Chat Potté.
— Allez, s'il te plaît ! S'il te plaît ! Ça va être sympa, tu verras !
On n'a pas la même définition de sympa. Je refuse qu'Annabeth ai un quelconque pouvoir sur moi.
— Non, désolée. Mais si tu veux, je t'accompagne.
La blonde soupire et accepte sa défaite. Je l'escorte jusqu'aux vestiaires où elle se change en enfilant un top écarlate et une minijupe de la même couleur, tout deux ornés des insignes de Turnwood. Nous nous rendons sur l'immense étendu vert que se trouve être le terrain. Une vingtaine de fille s'échauffent, sautillent, rient et bavarde avec animation. Leur dynamisme est palpable, un peu comme celui de Betty.
Comment c'est possible d'être aussi énergique dès le matin ?
— Salut ! s'exclame mon amie.
— Salut, répondent-elles en chœur. Tu vas passer les essais ? continue une autre en s'adressant à moi.
— Non, sourié-je. Je suis de passage.
— Tu veux dire que tu restes jusqu'à la fin des essais, rectifie Betty.
J'acquiesce et elle me présente quelques-unes de ses amies. Quelques minutes plus tard, sans que je ne comprenne comment, la conversation tourne autour du Temptation's Game.
— Annabeth a l'air fière d'avoir été choisie, fait perfidement remarquer une fille du nom de Stella.
— Ne dis pas de bêtises, la contredit une autre. À aucun moment Beth ne s'est réjouie d'avoir été choisie.
Comme par enchantement, "Beth" déboule sur le terrain, ses longues ondulations blondes retenues en une queue-de-cheval excessivement haute. Le plus surprenant, c'est qu'elle est maquillée, contrairement aux derniers jours. Sa bouche est peinte en rouge pétard assorti à son uniforme. Elle est jolie, il faut le lui accorder. Jolie, mais manquant cruellement de classe.
Je ne peux m'empêcher de me demander si c'est à cause de son appartenance au Temptation's Game qu'elle se maquille maintenant.
— Qu'est ce que tu fais là, toi ? me remarque-t-elle. Ne me dis pas que tu te présentes ?
Elle me toise comme si j'étais un déchet toxique.
— Tu as du rouge à lèvres sur les dents, Annabeth, répliqué-je avec dédain.
La fausse blonde s'empourpre rapidement sous les rires discrets des autres filles.
— Cette année, j'ai un peu changé les choses, annonce-t-elle en passant furtivement la langue sur ses dents. Toutes celles qui étaient là l'an dernier peuvent se présenter aux essais sauf...
Elle énonce les noms de cinq filles au total dans un silence abasourdi.
— Tu ne peux pas faire ça ! s'écrie Betty. C'est contraire aux règles !
— Les règles, c'est moi qui les fait, Stone. Je suis la capitaine. Tu devrais t'estimer heureuse de ne pas faire partie de la liste des éliminées.
— Normalement, chacune peut passer les essais pour réintégrer l'équipe, déclare une fille dont la voix tremble un peu. Tu n'as pas le droit de nous virer.
Le malaise s'imprègne en moi face à cette scène à laquelle j'aurais souhaité ne pas assister. Ces cinq filles sont entrain de subir une humiliation orchestrée par leur capitaine, qui plus est.
— Tu ne fais qu'empirer la situation, intervient celle qui a défendu Annabeth tout à l'heure. Pars et conserve ta dignité intacte.
Une à une, les filles se lèvent et quittent le terrain. Sans même protester. Certains insultent vertement Annabeth et d'autres ont l'air effondrées. Indifférente à ces réactions, la peste souffle.
— Bien. Qui passe les essais, maintenant ?
À ce moment précis, une fille magnifique fait irruption. Sincèrement, on aurait dit une pub de shampoing. De longs cheveux blonds comme les blés et flottants, une bouche pulpeuse, un nez en trompette et des yeux comme on n'en a jamais vu : tout chez elle respire la beauté pure.
Son arrivée nous laisse toutes bouche bée.
— Salut. Je ne suis pas en retard, j'espère ?
Elle esquisse un sourire contrit.
— Sophia ! s'enthousiasme alors une des pom-pom girls en se précipitant dans ses bras.
La dénommée Sophia l'étreint tandis qu'Annabeth observe le spectacle, son bec enfin cloué. Elle qui se prend pour une reine absolue, l'apparition soudaine de Sophia vient de la mettre à terre.
— Tu es là pour les essais ? s'enquiert-elle avec une mine qui laisserait croire qu'elle vient de croquer un citron.
— Oui. Je peux commencer ? J'ai quelque chose d'urgent à faire juste après.
Sa voix est mélodieuse. Cette fille transpire la gentillesse. Annabeth semble comprendre que si elle refuse, les filles de son équipe se retourneront contre elle. Elle hoche alors la tête à contrecœur.
Sophia remue un peu les épaules comme pour s'insuffler du courage, sourit puis entame une chorégraphie. Il est évident qu'elle a des années d'entraînement derrière elle. Ses mouvements sont coordonnés et son corps se mouve avec expertise.
— Il faut qu'elle soit prise, me murmure Betty au creux de l'oreille.
J'opine du chef. Une minute plus tard, la blonde achève sa chorégraphie avec un jeté de cheveux et un mouvement de bras théâtral. Un petit silence s'ensuit avant les applaudissements éclatent.
— La liste des recrutées sera affichée dans quelques jours, lâche Annabeth avec une évidente mauvaise foi.
Sophia hoche la tête, nous salue puis quitte le terrain afin de laisser place aux autres. Après son départ, les filles se mettent à cancaner.
— Je l'aime bien, elle est douée.
— Mais pas suffisamment.
— Ne dis pas de bêtises, Charlie, elle est superbe. Perso, je trouve que son niveau est supérieur à celui d'Annabeth.
— Son fessier est trop volumineux et sa poitrine pas assez, je trouve. Ça, vous ne pouvez pas le nier.
— Elle est géniale. Mais un peu trop timide, si vous voulez mon avis.
Sidérée, j'assiste à ces échanges. Toutes ces filles qui applaudissaient et complimentaient Sophia émettent désormais des critiques sur son corps, sa façon d'être et sa manière de bouger. Pas toutes, mais en grande majorité, ce sont de véritables pestes. Je commence à cerner la mentalité des gens du lycée Turnwood : ils sont mauvais.