Avoir un père strict n'est décidément pas de tout repos : Raelen le réalise une fois de plus en terminant sa dissertation de philosophie. C'est dans ces moments-là qu'elle se demande s'il a eu une adolescence normale. Pour lui, être en vacances ne signifie pas se la couler douce, bien au contraire : cela signifie plus de temps libre pour étudier. Il l'a donc inscrite à un programme virtuel pédagogique qui lui envoie des devoirs toutes les semaines. De cette manière, le procureur peut suivre sa progression en temps réel et vérifier qu'elle rend bien les devoirs à temps. Bien entendu, impossible de trouver les corrigés sur internet puisque l'ordinateur modifie les exercices à chaque session. L'adolescente vient de sacrifier sa matinée pour boucler son devoir ; sans quoi son père l'aurait appelée pour lui remonter les bretelles.
Raelen fait appel au service room pour débarrasser son petit-déjeuner ; l'employé lui demande si elle souhaite qu'on lui apporte le déjeuner. La cliente refuse, étant donné qu'elle se rend à la piscine.
<< - Mais je veux bien que vous m'apportiez le goûter s'il vous plaît. >>
Raelen est accueillie par tout ce dont elle avait besoin : le chlore et le silence. Elle tout commence par une session de brasse pour se vider la tête. Mais son entraînement est rapidement interrompu par un visiteur extérieur : quelqu'un plonge bruyamment dans le couloir voisin, provoquant une gerbe d'eau. La jeune fille est intriguée par le nouveau venu, qui est tout sauf un amateur. Raelen s'est souvent vue répéter qu'on peut reconnaître un bon nageur rien qu'au bruit de son plongeon. Eh bien, c'était le cas : celui qu'elle venait d'entendre était parfait. Subitement, elle est impatiente de voir qui va émerger de l'eau. Un athlète médaillé ? Un coach sportif de renommée internationale ? Mais c'est une personne beaucoup plus banale en réalité.
« - Luke ? » appelle-t-elle, presque déçue
L'intéressé se retourne et sourit en la voyant. Tandis qu'il s'approche, les détails de ses muscles s'affinent. Elle était loin de se douter qu'il avait un physique aussi sportif. Elle détourne le regard de peur d'avoir l'air de le reluquer.
« - Tu nages aussi ? s'étonne-t-il lorsqu'il arrive à proximité. Je l'aurais jamais cru.
- Moi non plus, avoue-t-elle. Tu pratiques depuis longtemps ?
- Depuis le collège : mon père m'a laissé le choix entre la natation et la danse. Disons que les tutus et les chaussons ce n'est pas ma tasse de thé.
- C'est drôle, le mien voulait aussi m'imposer la danse au début. Mais je me suis entêté à refuser, et il a été obligé d'accepter.
- Il n'y a rien de pire que de pratiquer un sport que tu détestes. >>
Il s'assoit à côté d'elle sur le rebord. Ses cheveux sont encore plus noirs quand ils sont mouillés. Raelen aimerait presque tortiller ses doigts à l'intérieur.
<< - Excuse-moi, je dois finir mon entraînement, prévient-elle en retournant dans l'eau. Ça me stresse sinon.
- Je t'en prie, fais comme si je n'étais pas là. »
Se faisant, elle repart sur le ventre pendant une dizaine de minutes. Luke l'observe avec intérêt, comme s'il avait sous les yeux un poisson rare. Il ne la quitte pas des yeux même lorsqu'elle se blottit dans sa serviette pour se réchauffer.
« - Sur une échelle de un à dix, à combien tu situes ton niveau ? lance-t-il sans prévenir
- Heu... sept ?
- Pas mal. Que dirais-tu d'une petite course ? Tu ferais un bon échauffement.
- D'accord. » dit-elle après une courte hésitation
Son arrange l'agace quelque peu : elle voulait lui montrer qu'elle était plus qu'un simple échauffement. Ils se placent tous les deux sur un podium. Comme à son habitude, Raelen accorde quelques secondes à l'étude de son adversaire : sa position est parfaite, et son assurance indique qu'il a de l'expérience. Il est plus grand et plus fort qu'elle ; il a donc un avantage naturel. Ce ne sera pas facile de le battre. Mais elle balaie ses réflexions pour focaliser toute son attention sur le couloir - ses muscles sont tendus à l'extrême.
« - A vos marques... commence-t-il. Prêts... partez ! »
Réagissant avec une vivacité déconcertante, ils plongent à une seconde d'intervalle. Mais cet écart est fatal lors d'une compétition. Le fossé se creuse inexorablement, en dépit des efforts de la nageuse. Il est tout simplement trop rapide : ses gestes sont plus puissants, économes. Gagnant de plusieurs secondes, il éructe de joie. Raelen réclame une seconde manche, gagnée par l'esprit de compétition. Nouveau départ, nouveaux plongeons. Cette fois-ci, elle parvient à se maintenir à son niveau pendant un temps. Mais la nature est cruelle : son concurrent la distance rapidement. A nouveau, le vainqueur crie de joie. La perdante exige une autre manche. Puis une autre. Et encore une autre.
Ils ne s'en rendent pas compte, mais ils passent ainsi l'après-midi à faire la course. Luke, lassé de gagner, décide de mettre un terme à leur compétition. Sa prétention de tout à l'heure n'était pas superflue : il a vraiment un bon niveau. Peut-être même meilleur que le sien. Raelen essaie de la jouer bonne perdante. Mais au fond, elle est frustrée de ne pas avoir décroché la moindre victoire.
« - Félicitations, tu m'as battue à plate couture.
- Arrête de sourire comme ça, tu fais peur.
- On remet ça une prochaine fois. Je dois y aller. »
Seulement, sa vision bascule soudain. Le plafond s'éloigne à toute vitesse, et l'adolescente entre en collision avec l'eau. Elle remonte à la surface, la respiration courte et les narines emplies de chlore. Luke est hilare.
<< - Désolé, c'était trop tentant. >> dit-il entre deux rires
Mais il ne tarde pas à rejoindre sa victime : Raelen lui attrape le mollet et l'attire dans la piscine. Cette fois, c'est son tour d'éclater de rire. Luke, qui ne l'entend pas de cette oreille, se met à la poursuivre en prétendant être un requin. La jeune fille joue le jeu et s'enfuit en hurlant. Leur petite comédie dure un moment. Puis ils nagent en sur place en gardant le menton au-dessus de l'eau.
<< - Et si on reproduisait les scènes de films cultes qui se passent dans l'eau ? propose-t-il
- Tu m'excuseras mais ma culture cinématographique se limite à Titanic, rétorque-t-elle
- Ne t'en fais pas, c'est pareil pour plein de gens, rit-il. Mais il en existe des tas d'autres : Abyss, Les Dents de la mer, Pearl Harbor, A la poursuire d'Octobre rouge, 20 000 lieues sur les mers, Le grand bleu...
- On commence par Titanic, décide-t-elle. J'ai toujours voulu jouer la scène du naufrage. >>
Luke est beaucoup plus cultivé qu'il n'y paraît, peut-être parce qu'il baigne dans le septième art depuis l'enfance. Il lui apprend même quelques dialogues, le contexte et les références historiques. Raelen a l'impression d'assister à la fois à un cours de natation et de cinéma - étrange, mais intéressant.
<< - Un film est la représentation d'une époque, murmure-t-il sur un ton quasi religieux. C'est bien plus qu'un script et des décors. C'est l'Histoire en elle-même. >>
Le ciel est presque noir ; l'ambiance changée subitement. À présent que le silence est revenu, on peut entendre le doux clapotis des vagues et le chant des cigales. Raelen est parcourue d'un frisson ; ils sont si proches que leurs épaules se touchent. Elle a le sentiment que quelque chose d'important est sur le point de se produire. Mais la magie du moment est brisée par un horrible son : son estomac qui hurle à la mort. Sa gêne est indescriptible.
« - Je crois que c'est l'heure d'aller manger, la taquine Luke
- Je crois aussi. »
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Après avoir mangé, Raelen est de retour dans sa chambre. Le service-room lui a laissé à manger, comme promis. La jeune fille grignote tout en regardant sa série du moment - Ratched. Mais une notification l'interrompt à un moment crucial - elle a reçu un SMS.
Luke
J'ai hâte de te mettre une nouvelle raclée demain !
Ils se sont échangés leurs numéros de téléphone tout à l'heure. Raelen espérait secrètement qu'il lui enverrait le premier message. Elle attend cinq minutes avant de répondre.
Raelen
Dans tes rêves. La prochaine fois, c'est moi qui gagne.
Quelques minutes plus tard, son téléphone vibre à nouveau. Elle sourit en imaginant la réponse de son ami. Mais le message n'est pas de lui cette fois-ci. Il provient d'un numéro masqué. Il n'en faut pas plus pour que son rythme cardiaque s'affole. Même si l'expéditeur est anonyme, le message, lui, est horriblement familier.
Inconnu
Je sais ce que vous avez fait. Je n'oublie jamais.
Soudain, sa barre chocolatée prend un goût amer. Elle en oublie complètement sa série, et sa conversation avec Luke.
<< - Putain, dites-moi que je rêve. >>
Raelen a l'impression de vivre un cauchemar. Elle bloque le numéro en espérant ne plus rien recevoir. Puis elle se blottit un peu plus sous la couette, comme pour se protéger d'un attaquant invisible. A présent, impossible de s'endormir. Méline et Valentine - ses amies du collège - ont sûrement reçu le même message qu'elle, comme autrefois. Devrait-elle les contacter ? La plus susceptible de lui répondre est Valentine, mais va-t-elle répondre après plusieurs semaines de silence ? En tout cas, son ancienne amie est connectée sur Instagram - probablement en train de liker des photos de chats. Après une longue réflexion, Raelen écrit, le cœur battant.
Raelen
Salut, Val. Tu as reçu un message de tu-sais-qui ?
Étonnement, la réponse vient moins de trois minutes plus tard.
Valentine
Oui.
Sa tension monte encore d'une cran. Elle a l'impression d'être ramenée des mois en arrière, lorsqu'elles recevaient toutes ces séries de menaces. Elles étaient alors complètement paniquées. Mais cette fois-ci, Valentine a l'air drôlement sereine.
Raelen
Et Méline ?
Valentine
Oui.
Raelen
Comment il a fait pour nous écrire alors qu'on l'avait toutes bloqué ?
Valentine
J'en sais rien, il a peut-être utilisé un logiciel pour le faire ?
Raelen
Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
Valentine
J'en sais rien.
T'as qu'à lui demander directement, tiens.
Valentine est en train d'écrire.
Écoute, tu ferais mieux d'oublier cette histoire. C'est sûrement un type qui cherche à nous faire flipper. C'est impossible que ce soit la même personne - c'est ce que j'ai dit à Méline aussi.
Raelen
Et si c'était le cas ? Si c'était la même personne ?
Valentine.
C'est impossible.
Raelen
On n'a jamais vérifié son corps ce jour-là. Méline et toi étiez trop occupées à sauver votre peau.
Valentine
Toi non plus tu n'as pas fait grand chose pour l'aider, Raelen. Elle ne peut pas avoir survécu à un tel choc. Elle est morte. Oublie-la.
Valentine : connectée il y a 1 minute.
Raelen quitte l'application encore plus confuse et énervée qu'elle ne l'était en y entrant. Elle est surprise de voir à quel point son ancienne amie a changé : elle est devenue le sosie de Méline, froide et indifférente. La fille douce et sensible n'est plus qu'un lointain souvenir. En tout cas, cette conversation ne l'a pas rassurée. Au contraire. Sans savoir pourquoi, elle a l'impression d'être observée. La nuit risque d'être longue, très longue.
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