Cazan, 20 mai 1998.
Depuis que nous sommes en déploiement dans l'océan Indien avec le porte-avions USS Enterprise, nous effectuons chaque jour une patrouille pour surveiller notre périmètre de sécurité. Aujourd'hui je vole en duo avec Cougar. Je ne suis que son ailier, mais j'ai bien l'intention d'être leader un jour. Lorsque les radars de notre bâtiment détectent un appareil en approche, nous recevons un message :
— Ghost Rider, ici Strike. Cible non identifiée en rapprochement porte-avions. Le target est dans le zéro quatre-vingt-dix.
Nous virons aussitôt pour aller voir ce qu'il en est tandis que mon navigateur transmet notre position par rapport au signal sur notre radar.
— Porte-avions à Mustang, ici Ghost Rider deux zéro trois. J'ai une piste cible. Un target au cap deux sept zéro. On est à 10 nautiques, vitesse de rapprochement 900 nœuds.
— Ghost Rider, ouvrez de dix gauche au zéro trente.
Nous nous préparons à intercepter le visiteur indésirable. Cougar décide de le contrer par la droite et vers le haut pour voir s'il est solo, tandis que je me présente en face à face. Au premier contact visuel, nous avons la mauvaise surprise de découvrir qu'il n'y a pas un, mais deux bandits. Quand le radar indique qu'ils sont à moins de 250 nautiques du porte-avions, le commandant nous ordonne de les virer de là. Nous nous répartissons aussitôt les cibles. Tandis que mon coéquipier prend le MiG un, je m'occupe du numéro deux.
Il ne me faut pas longtemps pour mettre en fuite mon adversaire. Je me place dans son cul, l'engage et l'accroche au radar. Ça lui fout la trouille, il se dégage et se replie aussitôt. Quand j'en ai terminé avec lui, je retourne vers Cougar qui est en difficulté. Il a perdu sa cible dans le soleil et le MiG-28 en a profité pour venir se placer dans ses six heures. Ce fumier l'a accroché au radar et l'a engagé. Mon coéquipier n'arrive pas à s'en défaire et me demande de le dégager. Il commence à flipper, d'autant plus que le commandant ne nous a donné qu'une autorisation de tir restreint. Je pense que le MiG veut nous mettre les jetons, car bizarrement il n'a pas encore tiré alors qu'il est bien placé. Je vire et l'approche par l'arrière. Je ne peux pas me pointer comme ça, il faut que Cougar m'aide à l'engager alors je lui ordonne de ramener ce connard en serré à droite. Dès qu'il est en position, je plonge derrière lui. Cougar pique, le MiG lui colle au cul et je ne peux pas tirer ce fumier. Le risque est trop grand pour mon leader. Si je ne peux pas le shooter, je peux au moins le déstabiliser pour qu'il lâche Cougar.
Je suis dans les cinq heures du MiG, au-dessus de lui, la position idéale pour ce que je veux tenter. J'annonce mon intention de faire une manœuvre un peu osée à mon navigateur :
— Allez, on va voir si on peut faire joujou !
J'incline le manche vers la gauche pour renverser mon F14 Tomcat et le mettre sur le dos.
— Ah ! Parce que c'est comme ça que tu fais joujou toi ? râle Goose dans la radio, dès qu'il a la tête en bas.
Dans cette position, je me rapproche du MiG et je me place au-dessus de son cockpit. À travers la verrière, je vois que le pilote du MiG et son navigateur renversent la tête en arrière pour nous regarder. Ils ne doivent pas en revenir ces cons ! C'est en jubilant que je relève mon majeur pour adresser un doigt d'honneur très expressif à ces enfoirés.
— Salutations !
Goose n'est pas en reste et s'empresse de sortir son polaroïd.
— Regardez les zoziaux !
À peine a-t-il fini que le MiG rompt l'engagement et se barre.
— Oh la vache ! J'en rigole dans ma barbe ! s'exclame mon navigateur.
— Et moi, je rigole de ta connerie ! Qu'est-ce que tu fous avec cette banane entre les jambes ?
Je sursaute en entendant cette voix moqueuse. Le retour à la réalité est violent. Chiotte ! Ma frangine est rentrée ! Pour une fois, elle n'a pas claqué la porte et je ne l'ai pas entendue débouler dans la salle à manger. Il faut toujours qu'elle se pointe au mauvais moment et me casse mon trip !
Elle me regarde en ricanant, son sac à dos négligemment accroché à son épaule. Je déteste quand elle fait la peste comme ça ! Pris en flag, je m'empresse d'éplucher ma banane en haussant les épaules le plus nonchalamment possible. Inutile qu'elle sache que je me servais de la banane pour remplacer le manche et faire semblant de piloter.
— J'ai plus le droit de bouffer une banane pour le goûter maintenant ?
— Mais ouais, c'est ça !
Elle jette un coup d'œil à l'écran et grogne :
— Encore ? Mais t'en as pas marre de regarder ce film ?
Inutile de lui répondre. D'autant qu'elle connaît la réponse : jamais ! Je préfère ignorer la grande perche qui mâchouille son chewing-gum à côté de moi et me concentrer sur l'écran de l'énorme télévision de nos parents. J'ai profité qu'ils ne soient pas encore rentrés du boulot et d'être seul à la maison en rentrant du collège pour visionner mon DVD fétiche. J'adore ce film ! Sa première diffusion dans les salles de cinéma date de l'année de ma naissance et je l'ai vu pour la première fois, il y a deux ans à peine. C'est mon père qui me l'a fait découvrir un week-end après être revenus d'un meeting aérien. Nous étions allés assister à une démonstration de la patrouille de France sur la base de Salon-de-Provence. Il a vu que j'avais adoré regarder les chasseurs exposés au sol, alors il m'a sorti sa super cassette vidéo. Comme elle était vieille et la qualité des images plus au top à force de la regarder, je me suis fait offrir le DVD pour mon anniversaire l'année dernière. Depuis j'ai bien dû regarder le film au moins vingt fois ! Je le connais par cœur, mais c'est pas grave ! Je ne m'en lasse pas et je me marre toujours autant quand Maverick retourne son F14-Tomcat pour faire un doigt d'honneur au pilote du MiG-28 ou quand il fait des passages bas au niveau de la tour de contrôle. Par contre, le combat final... ça, c'est autre chose ! Je kiffe toutes les scènes de combat aérien. Elles déchirent ! Mais mon moment préféré, c'est l'affrontement avec les six MiG-28. C'est grandiose.
— Ça fait combien de fois que tu le regardes ? me demande ma chieuse de frangine.
Si elle croit que je vais perdre mon temps à lui répondre, elle peut se brosser ! D'autant plus que j'ai fait une avance rapide et c'est le début de la scène que j'attends avec impatience. Les pilotes vont bientôt avoir le visuel sur les MiG et se rendre compte qu'ils sont six et non pas deux ni quatre ou cinq. Ils se rapprochent et... Mais merde ! Qu'est-ce qu'elle fout devant l'écran ?
— Pousse-toi !
— Je bougerai quand tu m'auras répondu, moustique.
Comme elle ne se décale toujours pas, je bondis hors du canapé pour la contourner, mais elle se place encore devant moi, cette emmerdeuse.
— Dégage, girafe !
— Combien de fois, microbe ?
— Fous-moi la paix ! T'es chiante !
— Non, mais... comment tu me parles ! Je te rappelle que je suis ta grande sœur, tu me dois le respect.
— Dans tes rêves !
— C'était pas déjà assez que tu passes tout ton temps à lire les Buck Danny ou à regarder tous les épisodes des Têtes brûlées et ceux des Chevaliers du ciel avec papa ?! Maintenant il faut aussi que tu monopolises la télé pour regarder ce film en permanence ! T'as intérêt que ce soit fini dans un quart d'heure ! Ça va être l'heure de mon épisode de Hartley !
— Tu me fatigues avec ton Drazic !
— Tu peux pas comprendre, t'es pas une fille ! Je te préviens, si j'en loupe une seconde à cause de toi, je dis aux parents que tu regardes des films dès que tu rentres du collège !
— Cafteuse !
— Tu sais qu'ils aiment pas que tu mates la télé quand il n'y a personne à la maison ! Ils veulent contrôler ce que tu regardes.
— Si tu caftes aux parents, moi je leur dirai que tu as regardé Hartley avant de faire tes devoirs ! Tu sais que t'as pas le droit.
— Espèce de balance !
— Comme toi ! Bon maintenant tu me laisses voir ma scène, oui ? Sinon tu vas louper le générique de ta série à la noix.
Vaincue par mon argument, la peste se tait enfin et va poser son sac de classe dans sa chambre. Pendant ce temps je me saisis de la télécommande. À cause d'elle, j'ai raté le début, il faut que je revienne en arrière !Je suis tellement absorbé par la scène de combat que je ne me rends même pas compte que le canapé s'enfonce à mes côtés. Ce n'est que lorsque le générique défile que je réalise que Rébecca est assise à côté de moi et mastique toujours son Malabar. Elle m'énerve quand elle fait ça, on dirait une vache en train de ruminer, sauf quand elle fait de grosses bulles. J'aimerais trop qu'une énorme lui éclate à la figure et qu'elle ait du chewing-gum collé partout sur la tronche !
! Que nous les filles, on mate Tom Cruise c'est normal, mais toi... Ne me dis pas que tu es amoureux de cet acteur sinon les parents vont en faire une jaunisse.
— N'importe quoi !
— Alors pourquoi t'as des posters dans ta chambre ?
— J'adore son perso dans Top Gun. Je serai comme lui plus tard.
Mon idiote de sœur se marre comme une baleine. Elle fait même mine de s'étouffer de rire pour se moquer de moi.
— Dans tes rêves, microbe !
— Je serai comme Maverick, tu verras !
— C'est tout vu ! Tu t'es regardé dans un miroir ? Lui, il est beau, musclé et il a un sourire à tomber. Alors que toi... toi... tu es tout minus, tout gringalet et t'as vu ta tronche de cake ?
Si elle croit me faire de la peine cette espèce de garce, elle se met le doigt dans l'œil !
— Je vais grandir ! Papa a dit que c'est normal et que ça commence plus tard chez les garçons. Et puis t'as pas regardé le dossier spécial dans Star Club ? Il y a des photos de Tom Cruise quand il était ado ! J'en ai vu aussi dans OK Podium. Et tu sais quoi ? Ben, je lui ressemble ! J'ai la même couleur de cheveux et les mêmes yeux. Même maman l'a dit !
— N'importe quoi ! T'as pas les cheveux noirs, t'es châtain.
— Elle trouve aussi que j'ai le même sourire que lui alors ferme ta boîte à camembert !
— Ah, ça c'est vrai ! Tu as les dents de traviole comme lui ! Et en plus tu ressembles à une calculette tellement tu as de boutons ! Tu ne risques pas de plaire aux filles.
— Tu t'es regardée, toi ? T'as pas de tétés, tu risques pas de plaire aux garçons non plus !
Vexée, elle ne sait plus quoi répondre et finit par me balancer une vacherie comme elle sait si bien le faire depuis que je suis dans le même collège qu'elle.
— T'es qu'un p'tit con ! Je vais dire à mes copines que tu t'imagines ressembler à Tom Cruise, elles vont bien se foutre de toi !
— Rigole tant que tu veux, je m'en tape ! Un jour je serai comme Pete Mitchell « Maverick » ! Je piloterai un super avion de chasse, j'aurai une super moto et je ferai craquer les filles ! Même qu'elles seront toutes à mes pieds et je pourrai choisir celle que je veux !
— Dans tes rêves, minus !
— Retiens bien ce que je te dis !
Ah, tu m'en crois pas capable ? Tu te moques de moi ? Tu vas voir ! Je vais devenir pilote de chasse et ce jour-là je te rappellerai tes méchancetés et je te fermerai ton clapet ! Et tes copines, au lieu de se foutre de moi, elles me courront après !
----- Notes bas de pages-----
Bandit : avion ennemi dans le jargon des pilotes américains.
MiG-28 : Cet avion n'existe pas, les Mikoyan-Gourevitch (appelés MiG) de production portant des numéros impairs. Cette contrefaçon a été inventée pour les besoins du film, les scénaristes ne pouvant obtenir un avion de combat soviétique en pleine période de guerre froide. Il s'agit en fait de Northrop F-5 Tiger II version améliorée du Freedom Fighter, avions américains dont l'apparence a été modifiée.
Il s'agit de la retranscription d'une des premières scènes de Top Gun, un film américain réalisé par Tony Scott et sorti en 1986.
Les têtes brûlées : série télévisée sur une escadrille de chasse dans le Pacifique pendant la Deuxième Guerre mondiale, diffusée pour la première fois entre 1976 et 1978 puis abondamment rediffusée par la suite.
Les chevaliers du ciel : série télévisée sur un duo de pilotes de chasse français. La version originale a été diffusée entre 1967 et 1969 puis elle a été reprise et modernisée et une nouvelle version a été diffusée entre 1988 et 1991.
Hartley cœurs à vif : série télévisée diffusée en France pour la première fois entre 1995 et 1999.
Drazic : personnage emblématique de la série Hartley cœurs à vif.
Top Gun : film « culte » sur la chasse embarquée américaine sorti en 1986 au cinéma et avec Tom Cruise dans le rôle principal de Pete Mitchell « Maverick ».
Tronche de cake : déformation communément admise de l'expression provençale « tronche de quéco » qui est une variante en argot occitan de « tête de nœud ».
Star Club : revue pour adolescents éditée entre 1988 et 2015.
OK Podium : revue pour adolescents éditée entre 1993 et 2000.