Il est sept heures moins quart du soir. J'attends nerveusement que Fabien sorte du Toit. Il est allé chercher de la corde suffisamment solide pour nous soutenir. En fait, nous allons nous attacher tout les deux à chaque extrémité de la corde de façon à ce que, si l'un de nous tombe, l'autre le retient. Ce plan m'angoisse vraiment: je sais pertinemment que, si Fabien tombe, eh bien je ne le retiendrai pas: je tomberai avec lui! Je suis certaine qu'il est beaucoup trop lourd pour moi! Je compte sur lui pour ne pas perdre pied lors de l'escalade...
Il vient me rejoindre hors du Toit. Lui aussi, il doit être terrifié, mais il ne le laisse pas paraître du tout. Au contraire, il semble prendre plaisir au fait que nous allons risquer notre vie pour une fille qu'il ne connaît même pas.
Nous suivons un petit sentier en banlieue, un peu à l'écart de la grande ville. D'un pas énergique, il marche vers les appartements des humains. Et il y a moi qui le suis du mieux que je le peux sur ses talons! Il va drôlement vite, et je m' essouffle au bout de quelques minutes.
- Fabien! lui crié-je alors qu'il s'éloigne en avant de moi. Tu ne pourrais pas m'attendre, une minute?
- Non, répond-il en tournant la tête vers moi.
- M-mais, pourquoi? m'irrité-je.
- Parce que t'es mignonne lorsque tu cours.
Je sens le rouge me monter aux joues, et ce n'est pas à cause de mon effort physique. Fabien s'est arrêté pour me laisser le rejoindre. Il a un petit sourire indescriptible aux lèvres. Il me pointe une dizaine de bicyclettes alignées au bord du sentier. Je fronce les sourcils:
- Ouais, ça me serait bien utile, mais...
- Prends-en une, dans ce cas! lance-t-il en allant vers les bicyclettes.
Elles sont attachées à des poteaux par des cordes de fer liés de cadenas. Il colle sa stillad sur un des cadenas et il se déverrouille immédiatement, le laissant prendre un des bicyclette Je reste un peu sceptique:
- Et... on est autorisé à faire ça?
- Bien sûre, c'est la ville qui a mis en place ce système. Ainsi, elle sait qui prend les vélos et à quelle heure. Elle sait aussi si quelqu'un n'a pas rapporté le sien: tout ça, grâce à nos petits bracelets. Cool, non?
Je souris à Fabien. C'est vrai que c'est plutôt astucieux, comme façon de faire. À ma plus grande stupeur, Fabien me fait signe de prendre place sur la bicyclette.
- Je croyais que c'était la tienne, débuté-je.
- On ira les deux sur la même! déclare-t-il.
- Tu veux rire?
- Non, pas du tout! Allez, les dames d'abord...
Je rigole, un peu incertaine. J'embarque sur le siège du vélo, et Fabien demeure debout, les deux pieds sur les pédales. Je commence à me demander si nous n'allons pas mourir avant même d'atteindre la destination...
Fabien commence à pédaler avec ses puissantes jambes. Moi, je me cramponne le mieux que je le peux au siège, car Fabien a les mains sur le guidon. Je déteste les manèges et les parcs d'attractions! J'ai donc horreur de cette "balade en bicyclette"...
Devant nous, la route se met à descendre. Je panique: je n'aime pas les côtes! Elles me donnent une impression désagréable dans le ventre, comme si des papillons me chatouillaient à l'intérieur. Je hurle, par-dessus le brouhaha du vent qui siffle dans nos oreilles:
- Ralentis, Fabien!
- Je ne peux pas: nous allons tomber si nous n'avons pas de vitesse!
Rassurant. Après une légère pause, il me dit:
- Jenn, lâche tes mains!
- T'es malade? le grondé-je.
- T'en fais pas: c'est vraiment bien.
Je réalise qu'il ne tient déjà plus le guidon lorsqu'il prend mes mains. Les miennes sont très petites comparées aux siennes. Il les détache du siège et les lève doucement. Je suis maintenant là, assise sur une bicyclette roulant à toute allure, les deux bras écartés comme un oiseau. D'abord terrifiée, je finis par être à l'aise dans cette position. Le vent, qui n'existe pas à Alteran, souffle dans ma figure grâce à la vitesse du petit appareil. J'entends au loin le gazouillement d'un petit ruisseau. Le sentier est illuminé par des milliers de petites lucioles qui dansent autour. C'est tout simplement magique. Juste derrière moi, Fabien est désormais complètement debout, les bras écartés. Il se met à hurler de rire:
- La pente arrive!
J'allais fermer les yeux, mais j'ai pris mon courage à deux mains et les ai demeuré ouverts. L'impression de chatouillement dans le ventre y est, mais pourtant je ne le trouve pas désagréable. Au contraire, je joins mon rire à celui de Fabien.
Notre voyage se continue ainsi. Je me surprends même à être déçue lorsqu'il tire à sa fin. J'aurais voulu que cette promenade à vélo dure pour toujours. Bon, je sais, ce n'est pas du tout mon genre de dire ce genre de chose, mais là, c'était différent. J'ai tout simplement adoré. Les cheveux ébouriffés, essoufflé, les yeux toujours brillants d'adrénaline, Fabien va ranger le vélo sur le bord de la route.
- Dépêchons: il est déjà sept heures et quart, si on veut que tout soit fait avant huit heures, faudra se dépêcher, me presse Fabien en chuchotant.
On est au pied d'un des immenses parois de la cité, juste en-bas des appartements où Kat est enfermée. Enfermée, c'est un grand mot: mais c'est comme ça qu'elle doit se sentir dans ces petits appartements clos. Fabien saisi la solide corde pour nouer l'extrémité à sa taille. J'en fais de même.
- Alors voilà, nous somme attachés ensembles, explique Fabien. Si tu tombes, je te retiens; si je tombe, on tombe tout les deux.
- T'as tout compris! m'exclamé-je, sarcastique.
Je ne suis vraiment pas certaine de notre plan. Notre ascension pourrait prendre quinze minutes comme elle pourrait en prendre quarante! Et puis, il y aura forcément la descente. Quoique... peut être que nous n'aurons pas à redescendre et à passer par l'arche et qu'il y aura une sortie par les appartements? Nous verrons bien.
Fabien prend une grande inspiration et s'engage dans l'escalade de l'abrupte mur de pierre. Bientôt, la corde qui nous lie se tend. Je sais que cela signifie que mon tour est venu. Tremblotante, je m'agrippe solidement à la paroi noire violacée et, un pied, une main à la fois, j'escalade très, très lentement...
L'énorme plafond en dôme violet se rapproche progressivement de moi. Je refuse de regarder en-bas. Dans tout les films, lorsque les héros font cela, ils tombent. Je n'ai pas particulièrement envie de tomber.
L'escalade en soit n'est pas trop difficile. La texture irrégulière du mur permet de trouver facilement différents points d'appuis. Après quelques minutes passées en silence, je me risque de prendre la parole:
- Ça va toujours, là-haut?
- Ouais, ça va...
Au même moment, un horrible son de craquement retentit. Un morceau de la paroi se détache! Et je réalise, avec effroi, que ce morceau était celui auquel Fabien était agrippé! Déséquilibré, ce dernier n'a aucune chance de se retenir, et tombe. Je suis terrifiée. Il tombe! Je vais tomber, moi aussi! Je serre les pierres auxquelles je me tiens à me faire blanchir les jointures. Je me risque à regarder en-bas. Fabien pend au bout de la corde, inconscient. Il a dû se frapper la tête, ou un truc du genre, le pauvre... Une seconde. Je ne suis pas tombée. Je retiens Fabien. Comment est-ce possible? Je continue à escalader. Fabien me semble léger comme une plume, je grimpe avec la même aisance que tout à l'heure. Seraient-ce mes capacités surnaturelles qui continuent à se dévoiler? Tous ces rebondissements et nouveaux "pouvoirs" qui apparaissent sans crier gare commencent franchement à me faire flipper.
Un pied à la fois. Une main à la fois. Je tente de ne pas trop frapper Fabien contre la paroi. La voûte qui recouvre Alteran est maintenant très près, alors que le bas de la cité me semble si petit. Je réalise que nous sommes - ou plutôt, je suis - à deux doigts de réussir. J'accélère le rythme.
Je ne peux pas croire que j'y suis arrivée. Je me glisse sur la passerelle qui mène aux petites cellules des humains. Je prends quelques secondes pour tirer Fabien en-haut. ll est toujours inconscient, et sa nuque, ensanglantée. Son coeur bat toujours. Pfiou. S'il était mort, je ne me le serais jamais pardonné... Je me défais de la corde qui me rattache à lui.
La vue de la ville est époustouflante. On pourrait comparer la ville à un ciel étoilé, tellement elle est brillante. Je n'ai pas vraiment le temps de m'y attarder longtemps: je dois libérer Kat et la conduire loin de ce monde qui n'est pas le sien. Les "appartements" (et, oui, je me permets de les mettre entre guillemets) sont en fait quatre petites fenêtres et une porte incrustées dans le mur de pierres. Point. Rien de plus. Très doucement, je me faufile jusqu'à la porte. Elle n'est même pas verrouillée. Je l'entrebâille très lentement. Je serre les dents: elle grince. Je croise les doigts pour passer inaperçue.
Je découvre, au-delà de la porte ronde, quatre lits. Je vois aussi une petite salle de bain, et un minuscule salon. Eh voilà! Le monde de Kat depuis cinq jours. Je ne l'imagine tout simplement pas vivre ce genre de vie. Je dois la sortir de là.
Je vois que des humains dorment dans ces lits: un vieillard à la longue barbe blanche, une femme d'âge moyen, un homme à l'allure sévère qui doit être dans la trentaine, et une adolescente aux cheveux blonds.
Kat.
À pas de loup, je vais la rejoindre et lui tapote l'épaule pour la réveiller.
- Kat! Kat, réveille-toi, tu dois partir d'ici, chuchoté-je.
Ma copine se retourne quelques fois dans son lit avant d'ouvrir ses petits yeux bruns fatigués.
- Jenn, c'est toi?
- Moins fort! Pas de question. Tu sais où est la sortie?
Visiblement confuse, elle pointe une porte métallique au fond de la pièce. Elle secoue tristement la tête:
- C'est barré.
Je me décide à tout de même tenter de l'ouvrir. Après tout, je suis dotée d'une "force incroyable", comme disait le vieux bouquin, non? Je serre solidement la poignée de la porte et je la tourne d'un coup sec tout en poussant sur la porte. J'entends un petit "toc", et la porte s'ouvre.
- Mon dieu, Jenn! s'écrie Kat de sa voix stridente et hystérique. C'est juste débile ce que tu viens de faire! Tu es donc l'une d'eux, pas vrai? Une Alteranne?
- Ferme-la! sifflé-je entre mes dents. Entre là-dedans et plus un mot.
Kat se jette dans la sortie. Au même moment, j'entends une sirène retentir. Ce n'est pas vrai! La pièce s'éclaire d'une lumière blanche et aveuglante. Je me dépêche de suivre Kat vers la sortie et ferme la porte derrière moi.
Après avoir gravit une panoplie d'escaliers, on arrive dans ce qui semble être une maison abandonnée.
- C'était ça, l'adresse d'Alex, pleurniche Kat. C'est horrible.
- Mais non, ce n'est pas la maison de ton beau Alex, soupiré-je. Viens , je t'expliquerai.
Nous déguerpissons de l'habitation. Nous sommes de retour à la station de métro. Je pointe à Kat la série de petites maisons.
- Ça, Kat, ce sont des appartements autrefois habités par des gens travaillant au métro, expliqué-je. Mais maintenant, ils sont abandonnés. Ou presque: les gens habitants à Alteran se doivent d'indiquer dans le bottin que leur adresse est l'une de ces maisons. Et si, par malheur, un humain viendrait à découvrir notre monde et entrer dans les appartements - qui, soit dit en passant, renferment des documents très importants sur la cité - on l'empêche de retourner à la surface et dénoncer notre monde. Il devient donc une sorte d'agent pour Alteran. Alors, je t'en prie, je viens de te délivrer au péril de ma vie, alors je te demande une faveur: oublie ce que tu viens de vivre, d'accord?
Ma copine hoche la tête. Elle semble avoir le coeur brisé, j'ignore pourquoi. Elle me serre dans ses bras.
- Tu vas me manquer, murmure-t-elle.
- Alex te donnera de mes nouvelles, souris-je.
Kat hoche la tête et relâche son étreinte. Puis, on entend le hurlement étouffé de la sirène venant des maisons désaffectées. Paniquées, je presse Kat:
- Cours, vite! Ne te fais pas remarquer!
Peut être que mon "ne te fais pas remarquer" était vain. C'est un peu difficile de passer inaperçue en pyjama rose pétant. Avant de partir définitivement, Kat se retourne vers moi et lance:
- Mais, Jenn... j'ai entendu des supérieurs parler de toi, et...
- Qu'est-ce qu'il y a?
Kat secoue la tête:
- Méfie-toi, tout simplement. Désolée, je n'ai pas trop saisi ce qu'ils disaient, mais lorsqu'ils parlaient de toi, leur ton de voix ressemblait à tout, sauf de la joie.
- Ça va aller... merci.
- Je peux te poser une question? demande-t-elle après quelques secondes.
- Oui, je t'écoute...
- Qu'est-ce que tu es vraiment?
Je souris faiblement:
- Ce que les autres ne sont pas.
Et je regarde Kat partir en courant. C'est alors que je réalise, affolée: Fabien est toujours sur la passerelle! Sans plus attendre, je refais le chemin inverse. Je vole vers la vieille maisonnette, dégringole les escaliers. Le son de l'alarme s'amplifie. Je réalise, toute soulagée, que les autorités ne sont pas encore sur les lieux. Les trois humains restant me regarde, sceptiques. Je hurle pour couvrir le son des sirènes:
- Fuyez si vous le voulez! La porte est débarrée!
Avec plus ou moins d'hésitation, les trois humains s'entassent vers la sortie. Je vais retrouver Fabien, qui est toujours sans connaissance. Je rattache la corde qui nous lie ensemble à ma taille. Je réalise qu'à ma gauche, il y a un couloir exigu qui semble mener jusqu'en-bas. Fabien sur les épaules, je m'y engouffre sans plus attendre.
Le cri de l'alarme s'obstine à me briser les oreilles durant toute ma descente dans le long couloir. Une fois arrivée à la fin, je m'empare de la bicyclette qui nous a conduite ici et me défais du lien entre Fabien et moi pour permettre d'attacher Fabien au siège. Debout en équilibre sur les deux pédales, je tente de pédaler le plus vite possible. Au fond, Fabien et moi avons inversé les rôles...
Mon compagnon reprend conscience. Il regarde un peu autour de lui, l'air désorienté. Il bafouille:
- Tu as réussi?
- Oui! Nous filons maintenant! crié-je
- Où?
- À toi de me le dire...
- À la piscine, dans ce cas!
Nous échangeons maladroitement de place sur la bicyclette: je ne connais pas le chemin par coeur pour m'y rendre. Le son assourdissant de l'alarme s'éloigne derrière nous. Je suis très satisfaite: nous ne nous sommes pas fait prendre!
Le voyage en bicyclette dure à peine dix minutes. Nous arrivons à la piscine. Piscine qui se rapproche très vite...
- Arrête ce fichu vélo! hurlé-je à Fabien. On va tomber dans la piscine!
- Le frein! panique-t-il. Le frein ne fonctionne plus!
La grande piscine illuminée est bondée de monde. C'est la fête: musique très forte, un bar, et la piscine est remplie... de mousse. Oui, de la mousse, comme on met dans nos bains. J'éclate de rire.
- Tu te rends compte, Jenn, qu'on est sur le point de tomber à bicyclette dans une piscine remplie de mousse? rigole Fabien alors que le vélo file à toute allure vers la fête.
- Oui! m'époumoné-je, les larmes aux yeux à force de rire. Qui aurait cru?
Le temps est suspendu. J'ai l'impression que la bicyclette vole au-dessus de la piscine. Puis, un éclat de couleurs et de la mousse, beaucoup de mousse. Je sens de l'eau fraîche m'éclabousser la figure, et la bicyclette couler dans l'eau. Attendez...
- Oh, non! Fabien! m'affolé-je en plongeant dans l'eau.
J'avais oublié de le détacher, cruche comme je suis! Fabien semble se débattre pour nager vers la surface, mais le pauvre est lié à la bicyclette. Je nage vers lui et détache astucieusement la corde, en tentant de garder mon calme malgré mon souffle qui commence à manquer. Aussitôt fait, nous remontons à la surface.
Je prends une énorme inspiration, suivie de plusieurs courtes. J'ai eu si peur! Tant d'émotions aujourd'hui: le premier test, la rencontre avec ma soeur, la libération de ma copine qui a inclut l'escalade de la ville et une formidable balade à vélo, puis ça! Sous l'émotion, je serre très fort Fabien dans mes bras.
- Oh, je suis tellement désolée! hoqueté-je.
- Ça va, rigole-t-il en répondant à mon étreinte.
Tout le monde qui est dans la piscine ou autour éclate de rire. Fabien et moi mettons fin à notre étreinte et joignons nos rires aux leurs. J'ai juste envie de m'amuser un peu, comme une adolescente normale. J'en ai marre de toutes ces histoires de pouvoirs et de prophétie.
Alors que je commence à faire la fête dans la piscine, je réalise que, à l'ombre de tous les autres invités, les beaux yeux bleus d'Alex me fixent. Ils reflètent la tristesse, l'amertume, la jalousie, et, par-dessus tout, la douleur.
- Alex? Que fais-tu ici? lui lancé-je.
Mais il était déjà parti. Bouleversée, je sors de la piscine et cours à ses trousses. Je dois lui parler sérieusement.