Le Voyeur

By ParkArtemis

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Il y avait moi et ma vie ennuyante et il y avait lui, le voisin d'en face. Il y avait nous dans nos deux appa... More

Avant-propos
DISCLAIMER
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Épilogue
Notes

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By ParkArtemis

« Jamais. »

Mais pourquoi j'avais dit ça ?

Encore allongé dans mon futon, je me frappai le front de la main. À l'extérieur, le jour se levait, passant à travers toutes les fenêtres de la pièce principale mais ça m'importait peu, mon esprit tout entier n'était focalisé que sur une seule chose.

« Jamais. »

Mais quel abruti !

Je fermai les yeux en me tournant sur le ventre, la tête s'enfonçant dans l'oreiller avant de pousser un juron étouffé.

Probablement une insulte que Jimin utilisait d'ailleurs, qui devait sûrement venir de Yoongi hyung lui-même.

Voilà que j'utilisais maintenant les expressions de ce hyung.

C'était vraiment la fin des haricots.

La catastrophe planétaire.

Le déluge total.

La fin d'une ère.

Le...

Ok, je m'emballais.

Reprenons.

J'avais fait une promesse à un Jungkook en larmes, ma plus grosse faiblesse à jamais.

Zut, j'avais encore dit « jamais ».

Quelqu'un devait faire passer une loi pour que ce mot soit banni des dictionnaires et des vocabulaires du monde entier et ce dans toutes les langues.

Je m'emballais à nouveau, mais comment j'allais faire maintenant ?

J'avais juré que jamais plus je ne le laisserais mais il fallait quand même que je rentre un jour ou l'autre aux États-Unis, que je retourne travailler.

À moins que je l'emmène avec moi ?

J'appellerai ça « Évasion II, le retour. »

Notez ce titre à couper le souffle.

Un craquement me fit sursauter et je me redressai, faisant semblant d'être naturellement en train de me lever alors que ça faisait des heures que mon esprit imaginait déjà mille et un scénarios.

C'était insensé.

Le fourbe, il m'avait eu dans un moment de faiblesse et voilà maintenant que je m'arrachais les cheveux pour un simple mot prononcé.

Jungkook sortit de sa chambre avec le fauteuil tout en baillant, me lançant une vague salutation nonchalante sans aucune trace d'un « hyung » dans sa phrase, ce qui me déçut plus que je ne voulais l'avouer. Il avait mauvaise mine et se dirigea immédiatement vers la machine à café.

Je fixai son dos, ses cheveux longs et abîmés qu'il fallait couper, la forme de ses épaules coincées dans ce fauteuil.

Je n'allais plus pouvoir garder mon sang-froid maintenant.

Je n'allais plus pouvoir maintenir une distance face à la situation.

Mes sentiments étaient là, ressuscités d'entre les morts et je me sentais mal, bien, fiévreux, et enthousiaste.

Vivant.

Et ce constat m'effrayait tout autant qu'il me donnait envie de sourire comme un idiot, mon cœur était là, à l'intérieur de moi, brûlant, me poussant à vouloir l'embrasser à pleine bouche et explorer son corps de mes lèvres.

Jusqu'à me rappeler qu'il avait une femme, une épouse, et même s'il parlait de divorce je n'en avais aucune preuve.

Tout ce que je savais, c'est que quelque part dans le temps, Jungkook m'avait oublié.

Je fermai les yeux en pliant mon futon et en ramassant mon oreiller mais un bruit terrible me fit sursauter et à un mètre de là, la machine à café en face de Jungkook, religieusement posée sur le plan de travail, coincée entre le cuiseur à riz et la théière en fonte, se mit à vibrer comme un gros insecte avant d'exploser.

Le bruit nous fit sursauter, mais plus que tout, mon bien malgré lui colocataire se retrouva aspergé d'eau et de café moulu, des pieds à la tête.

Une violente odeur de cramé emplit la pièce alors que Jungkook se retournait vers moi, violemment :

— Voilà ce qui arrive quand on possède une machine du siècle dernier ! Rachète une machine convenable, bordel !

Je me mordis l'intérieur de la joue en le détaillant de haut en bas mais il me fusilla du regard :

— Je t'interdis de rire !

— C'est juste qu'on dirait que la machine vient de te vomir tout le café moulu à la figure...

J'eus du mal à me retenir et un gloussement m'échappa alors que sa mine se faisait mauvaise :

— Ne rigole pas ou ça va très mal aller pour toi !

Mais déjà mon rire m'échappait jusqu'à ce que je me mette à m'esclaffer pour de bon. Mon hilarité devint incontrôlable quand il se lança à ma poursuite tout autour de la table, faisant rouler son fauteuil à toute vitesse :

— Reviens là ! Arrête de rire !

Mais maintenant, il était impossible pour moi de m'arrêter et il se mit à beugler encore plus fort avant d'abandonner en voyant qu'il ne me rattraperait pas. Fâché, il se décida à partir vers la salle de bain en tentant de rester digne.

Ce qui était peine perdue, avouons-le.

— Tu me fais chier, lâcha-t-il devant mon fou rire. De toute façon ta cafetière ne m'aimait pas, cette sal...

— N'insulte pas la cafetière de ma grand-mère !

— Elle vient de me dégueuler à la tronche !

Mon rire repartit et il me menaça du doigt :

— Tu sais quoi, en dédommagement je veux que tu m'en achètes une neuve et une que j'ai choisie, pareil pour le cuiseur à riz ! Achète du matériel compétent qui ne saute pas au visage des invités !

Il claqua la porte de la salle de bain tandis que je reprenais mon souffle pour lever mon pouce en direction de la cafetière :

— Bien joué ma vieille.

En réponse, la machine fut atteinte d'un nouveau court-circuit et se mit à flamber me faisant crier de panique, la porte se rouvrit sur le sourire narquois de Jungkook :

— Bien fait !

— C'est en train de brûler ! criai-je en trempant un torchon dans l'eau et en le jetant sur l'appareil.

— Maintenant qu'elle est décédée, va en acheter une autre.

— Il n'est même pas huit heures du matin...

— Je ne peux pas survivre sans café, ne discute pas.

Son sourire taquin resta et je vis dans ses yeux quelques étincelles jusqu'alors disparues.

— C'est le karma, tu ne peux rien y faire.

— Dois-je te rappeler qu'elle t'a explosé à la figure il y a quelques minutes ? lui lançai-je.

— Dans tes rêves.

Et la porte se referma sur son sourire tandis que je secouai la tête avant d'attraper mon téléphone et vérifier où je pouvais acheter une nouvelle machine à café.

Une demi-heure plus tard, je n'étais toujours pas parti : Monsieur Jungkook avait décidé, en sortant de la douche, de m'indiquer le modèle particulier que je me devais d'acheter.

Armé de ma tablette, il se mit à me montrer tout objet « utile » à ajouter à la cuisine, avant qu'on ne dérive sur un débat de décoration d'intérieur sans queue ni tête.

Moi, j'étais bien parti pour acheter des veilleuses en forme de lama, de dinosaure et de licorne beaucoup trop mignonnes pour mon petit cœur mais le regard qu'il m'avait envoyé m'avait signifié que je n'étais plus un gamin et qu'à trente ans passés je devais avoir du « goût ».

La poisse.

Toujours pas de café dans le sang, Jungkook râlait mais se calma quand je fis du chocolat chaud en me demandant pourquoi il n'y avait pas de marshmallow à mettre dedans.

Et après c'était moi le gamin, hein ?

Notre débat s'éternisa une bonne partie de la matinée où je me retrouvai à devoir partir faire des courses avec une liste longue comme mon bras, convaincu et un peu manipulé, du moins j'en avais l'impression, d'acheter un certain nombre de choses inutiles.

Aucun de nous deux ne parla de la nuit dernière, de ce peu de tendresse et de cette promesse que j'avais faite dans l'ombre.

Pourtant, cette ambiguïté semblait voler autour de nous et peser dans l'air.

C'était comme si nous avions ouvert un nouveau tiroir de non-dits.

Néanmoins, sur le perron, Jungkook sembla presque triste que j'aille faire les courses sans lui, comme s'il avait soudain envie de m'accompagner, mais lorsque je lui proposai il me répondit :

— Non... Je... je ne veux pas que quelqu'un me reconnaisse, qu'ils sachent où je suis...

— De quoi as-tu peur ? osai-je demander.

Il sembla surpris par ma question avant de se mordre la lèvre et de hausser les épaules, faisant demi-tour tout en affirmant, à moitié sérieusement :

— Ma machine à café est ta priorité.

— Parce que c'est « ta » machine maintenant ?

— Évidemment, tu peux la faire graver, demande à mettre les initiales JJK dessus.

Je pouffai en levant les yeux au ciel.

— Sois sage, je reviens.

Mais cette phrase fit comme écho à notre échange de la nuit et j'ouvris la portière pour cacher mon malaise.

Plusieurs minutes plus tard, fraîchement arrivé dans le gigantesque supermarché à l'entrée de Daegu et devant le rayon d'électroménager, je restai figé.

Les rayons s'étalaient sur une surface gigantesque en dessous de néons lumineux qui me donnaient mal aux yeux. Sur des étagères reposaient par dizaines des appareils de toutes formes, de toutes couleurs, servant à des choses qui me paraissaient totalement mystérieuses.

Trop de choix.

Surplus d'infos.

Chômage technique de mon cerveau.

Heureusement que Jungkook avait orienté mes achats en m'indiquant la marque et la référence du produit, sans cela je serais resté ici pendant des heures, sans bouger, devant l'overdose visuelle que me proposait le rayon électroménager.

Ma bouche s'ouvrit et mes sourcils se froncèrent en voyant le prix de ladite machine à café de Mr Jungkook, aka colocataire malgré lui, aka l'homme-que-j'aimais-et-à-qui-j'avais-fait-une-promesse-que-je-regrettais-depuis-ce-matin.

Je soupirai avant de récupérer la boîte puis de consulter ma liste. Armé de mon caddie, je finis par déambuler sans rien acheter de plus que la machine à café et ce, même s'il figurait plusieurs choses sur la liste de Jungkook.

J'étais allé voir ce qu'il souhaitait mais j'étais resté peu conquis par les descriptifs des produits.

Mais en me promenant devant le rayon presse et papeterie, mon regard s'arrêta sur des piles de magazines, notamment des hebdomadaires sportifs en papier glacé. Ce fut alors là que mes yeux, ces traîtres, se posèrent sur les magazines à potins aux couleurs criardes et au mauvais goût absolument terrifiant.

Le nom de Jeon Jungkook attira mon regard et, naïvement, je me mis à m'inquiéter.

Son père avait-il porté plainte ? Lancé à nôtre poursuite policiers, militaires, hélicoptères, dans le but de retrouver son fils ?

Le journal de vingt heures avait-il évoqué le fait que Jeon Jungkook, alias Golden Maknae, l'un des joueurs les plus connus du pays, avait disparu dans la nature ?

Mais il n'en fut rien et mes yeux trop curieux s'ouvrirent de douleur en tournant les pages, constatant que les photos de sa « lune de miel » datant tout de même d'il y a plusieurs mois, s'affichaient à nouveau, comme s'il y avait encore quelque chose à en dire.

Le visage magnifique de sa femme et de son corps en maillot de bain sur les plages de Hawaï, s'étalait sur plusieurs pages alors que le magazine affirmait avoir les preuves qu'il y aurait « de l'eau dans le gaz » depuis cette lune de miel à Hawaï et qu'un « avocat de Séoul connu » aurait été consulté en vue d'un divorce.

Je refermai le magazine brusquement, m'insultai mentalement pour l'avoir ouvert.

Mais le moral soudain à zéro, je décidai de revenir sur mes pas et d'acheter tout ce qu'il avait inscrit sur la liste. Je refis un tour, pris d'une pulsion d'achat bien étrange, avant de tout refourguer dans la voiture.

En arrivant devant la maison de mes grands-parents, j'étais encore morose, parasité par les images et pourtant tout s'effaça en un instant, au moment où sur le perron, un Jungkook aussi heureux qu'un gamin le jour de Noël s'exclama :

— Tu as tout acheté, j'y crois pas !

Je lui jetai un regard tandis qu'il gloussait, amusé et plutôt satisfait, en soulevant et secouant les boîtes.

Mon organe vital me fit douloureusement mal mais c'était une douleur que j'avais presque oubliée, une de celles que je ressentais souvent avant quand il vivait avec moi. Il battait beaucoup, tressaillait, s'arrêtait, redémarrait, courait un véritable marathon.

C'était ce que mon cœur était avant de s'éteindre brutalement.

« Jamais. »

Je me mordis la lèvre avant de continuer de décharger la voiture et de revenir, les bras chargés, vers la pièce principale de la maison.

— Tu sais que j'ai eu plein d'idées, on peut faire un millier de choses ! s'enthousiasmait-il dans son fauteuil en déballant la machine à café posée sur la table avec dextérité. Non mais imagine ! Il faudrait casser le mur entre la chambre de tes grands-parents et la cuisine pour faire un salon. On y aurait la place pour faire une cuisine américaine et un salon. Ce serait super lumineux. La petite chambre pourrait devenir un bureau avec une bibliothèque et on pourrait aménager le grenier pour faire un étage avec des chambres.

— Tu es devenu architecte l'espace d'une heure ? m'étonnai-je.

— Ça ferait une villa, hyung, t'imagines ?

Cette dénomination fit sauter mon cœur dans ma poitrine.

— À l'étage, tu pourrais faire une des chambres avec un toit vitré pour observer les étoiles la nuit, ce serait trop cool, non ?

— Ça va surtout représenter beaucoup de travaux, marmonnai-je en déballant le nouveau cuiseur à riz. Un toit vitré représente aussi la responsabilité de devoir nettoyer les vitres régulièrement, ce n'est pas dans mes projets. Il faut déjà que je réaménage les pièces actuelles...

— Je ne parlais pas de faire des travaux maintenant, mais à l'avenir. Déjà, hyung, si tu veux réaménager les pièces actuelles correctement : il te faut une télé ! Tu ne peux pas vivre ici sans télévision !

— Je n'ai pas besoin de télévision, assurai-je. Je ne la regarde jamais.

— Même à Los Angeles ?

Je secouai la tête :

— Non.

Il fit la moue mais j'ajoutai :

— Où voudrais-tu mettre une télévision ici ? Il n'y a même pas la place pour un canapé.

— À moins de la mettre dans une chambre, dans la tienne par exemple, enfin celle de tes grands-parents, la peinture est presque sèche, j'ai regardé. Tu achètes un nouveau lit et en face, on y accroche un écran plat au mur ! s'exclama-t-il avec entrain.

— Je suis contre l'idée d'une télé dans la chambre.

— Comment veux-tu regarder les films et les séries sur les plates-formes ? demanda-t-il brusquement.

— Je ne les regarde pas.

— Mais comment tu fais chez toi ? se scandalisa-t-il.

Je haussai les épaules en me débarrassant du papier bulle autour de l'appareil.

— Je ne le fais pas.

J'adorais le papier bulle, ça me reposait d'éclater chaque petite bulle d'air les unes après les autres.

— Tu fais quoi de ton temps libre, alors ?

— Je marche, je prends des photos en ville ou à la campagne, je vais dans un café avec un livre et dans les musées.

Il roula des yeux :

— Trop ennuyant...

— Hé ! m'offusquai-je.

On installa les nouveaux appareils, la nouvelle vaisselle, les nouveaux mugs et tout un tas de joyeux accessoires colorés sur lequel Jungkook avait flashé.

J'étais tout de même frustré de ne pas avoir trouvé de petite lampe de chevet en forme d'alpaga.

Tandis que je ramassais les anciens appareils en me disant que quand même, le cuiseur à riz était peut-être vieux et lourd mais il fonctionnait encore et que c'était du gâchis, Jungkook reprit :

— C'est comment de vivre à L.A ?

Je haussai à nouveau les épaules.

— C'est correct.

— Correct ?

— Disons que c'est agréable dans l'ensemble mais qu'on s'en lasse vite.

— Tu t'es fait des amis là-bas ?

Je me mordis la lèvre :

— Pas vraiment, je sors parfois boire un verre avec un de mes collègues.

— Tu es sûr d'aimer vivre là-bas ? insista-t-il en fronçant les sourcils.

Je me retournai face à sa question sans parvenir à déchiffrer son regard.

— Je n'aime pas particulièrement la ville, repris-je, mais j'aime beaucoup travailler là-bas.

— Je me demande comment on peut aimer travailler dans ce service... avoua-t-il à demi-mot.

C'était une véritable question intéressée et pourtant pleine de peur et d'incompréhension, comme toutes les personnes que j'avais rencontrées et qui avait posé la même interrogation.

— C'est clairement l'un des services les plus difficiles de l'hôpital, admis-je.

Un petit sourire commença à fleurir sur mon visage :

— Mais c'est un endroit incroyable, émouvant et puissant dans sa prise en charge.

— De voir des enfants mourir ? ajouta-t-il avec un air circonspect.

— Non, bien sûr que non. C'est juste que les enfants sont magiques, Jungkook. Ils sont malades, ils le savent mais ils restent incroyables, forts, positifs et touchants. C'est davantage eux qui nous rassurent nous les adultes, plutôt que l'inverse. Ils parviennent à nous donner des leçons de vie et d'espoir à un si jeune âge en vivant une vie si difficile.

Il me fixa avant de froncer les sourcils.

— Et tu comptes faire ça le reste de ta carrière ?

— Pas vraiment, avouai-je, on conseille au médecin d'aller dans d'autres services car rester en oncologie pédiatrique reste difficile à supporter pour l'esprit.

— Et revenir ici, en Corée ?

Je me figeai mais lui ne bougeait pas, me fixant avec un sérieux monstre.

— Comment ça ?

— Revenir travailler ici, dans le pays, ça ne t'a pas traversé l'esprit ?

— Si, mais non... Je ne sais pas.

Je revis alors le visage de Jin hyung dans ma tête et la proposition qu'il m'avait faite avant de soudainement me rappeler de quelque chose de fondamental qui m'était sorti de la tête depuis ce matin.

— Je dois passer un coup de fil ! lâchai-je brusquement en reposant les cartons vides.

— À qui ? s'étonna-t-il automatiquement.

— À mon responsable.

Il refronça automatiquement les sourcils mais j'ajoutai :

— Je vais lui demander un peu plus de temps avant de rentrer.

On y était à nouveau, cette fois il serait impossible d'échapper à la scène d'hier soir, Jungkook détourna les yeux avant de tenter de reprendre contenance, s'arrachant un rictus.

— Tu peux rentrer si tu veux, je m'en fous.

— Je ne sais pas encore ce qu'il me répondra mais je sais qu'il me reste des congés à poser...

Je sortis mon téléphone et il bougea ses mains, mal à l'aise, avant que je ne sorte pour passer ma communication dehors.

J'étais en réalité assez nerveux de demander ça, d'exiger ça à mes collègues en sachant que j'étais déjà absent depuis un mois dans le service. J'avais l'impression de fuir mes responsabilités, chose qui m'était difficilement acceptable.

Néanmoins, mon esprit était tiraillé. Je ne voulais pas exiger plus de vacances que j'en avais déjà et en même temps je savais que partir maintenant, laisser les choses en état, et notamment Jungkook, m'était totalement impensable.

Ce serait bien trop déchirant pour ma personne.

Heureusement, Steffen décrocha rapidement et la négociation se passa relativement bien. Il ne sauta pas de joie bien évidemment, mais il m'offrit quelques semaines supplémentaires, salvatrices.

Quatre pour être exact, mais il n'y en aurait pas plus, le service pouvait tourner en l'absence d'un médecin car les internes étaient là en cette période, mais il serait impossible de désorganiser le service plus encore.

Jungkook était occupé à faire fonctionner les appareils à mon retour dans la cuisine, semblant faire tout pour ne pas s'intéresser à moi.

— J'ai quatre semaines supplémentaires mais je dois être rentré à L.A pour le 23.

— Tant mieux, répondit-il évasivement en réglant le broyage des grains de café.

Il agissait comme s'il n'en avait rien à faire.

— Tu...

Je bégayai, me raclant la gorge avant de reprendre :

— Tu veux rester ici, le prochain mois ?

Il s'immobilisa avant de hausser les épaules, toujours sans m'accorder un regard avant de marmonner :

— J'ai besoin de rééduquer ma jambe, de toute façon.

— Je ne suis pas kiné, le prévins-je.

Cette fois, il m'accorda un regard un brin agacé :

— Je sais bien.

Puis il ajouta :

— La machine à café c'est bon, il me faut un lit correct et une télévision et ce sera suffisamment confortable pour rester ici.

— Jungkook, soupirai-je, ce n'est pas un hôtel restaurant...

Devant le silence qui suivit, j'ajoutai :

— Je n'aurai pas d'autres rallonges de congés, d'ici le 23 je serai parti et tu ne pourras pas rester ici.

— Je pourrai ! Je peux me débrouiller tout seul !

Cette fois, je reconnus son air contrarié habituel mais loin de la colère démesurée et de la rancœur de ces derniers jours.

— C'est trop dangereux, si tu retombes sur ton genou cette fois ce sera vraiment grave, insistai-je d'un ton qui me rappelait celui que j'utilisais sur mon lieu de travail. D'ici quelques semaines tu devras rentrer à Séoul, ce sera mieux pour toi, il te faudra un véritable rééducateur.

Mais il détourna son regard :

— On verra.

Et je connaissais ce « on verra », ça voulait toujours dire : « non ».

*******

Les tickets de caisse étalés sur la table, entre une tasse de chocolat froide, des crayons, un verre d'eau, des épluchures et un trognon de pomme, je soupirai.

À travers la porte ouverte de la chambre, je voyais Jungkook effectuer des exercices de musculation tandis que moi j'étais attablé à faire mes comptes.

Et la démesure de mes dépenses avait de quoi faire exploser ma cervelle.

Il fallait dire qu'à présent on avoisinait les trois semaines de cohabitation lui et moi, et depuis que j'avais mis un pied dans cette demeure, j'avais fait changer le modem internet, fait réparer l'électricité, acheté de la peinture et racheté de l'électroménager.

Venait ensuite les courses et les exigences de Mr Jungkook pour lesquelles je n'avais pas su dire non.

Sur bien des choses il avait eu raison, à présent la chambre de mes grands-parents, que je ré intitulais assez souvent « ma chambre », était repeinte et respirait un certain goût de neuf non négligeable, et puis le futon avait été remplacé par un sommier et un lit en face duquel se tenait une télévision flambant neuve.

Le matelas était encadré par deux nouvelles tables de chevet au style épuré sur lesquelles reposait une petite lampe blanche en forme d'alpaga tout bonnement adorable.

Mon coup de cœur.

Au grand dam de Jungkook.

Même si je l'avais vu regarder avec envie celle du lapin, mais il avait refusé de l'admettre.

Pour le reste, le salon était presque terminé d'être repeint, nous devions passer la seconde couche d'ici demain, la chambre de Jungkook était la prochaine étape sur la liste et je comptais bien remplacer ce petit lit par quelque chose de plus adulte et de plus confortable.

Nous avions fait du tri aussi, j'avais vidé le grenier de la saleté sans pour autant toucher ni à mes affaires ni à celles de mes parents et encore moins à celles de mes grands-parents.

Quand Jungkook m'avait demandé pourquoi, j'avais répondu honnêtement que c'était encore « trop tôt ».

Et puis j'aimais l'idée que le passé restait quelque part à attendre qu'on y rejette un œil. J'aimais l'idée qu'il reste des traces quelque part, au même endroit de tout ce qu'ils avaient été et ce qu'ils avaient aimé.

Il y avait un peu de moi là-haut aussi, un peu de mes souvenirs, de mes cours de médecine, un peu du passé.

Et parfois, avant de m'endormir, je me disais qu'il y avait un peu de nous, de Jungkook et moi dans ces cartons au-dessus de nos têtes, cachés dans l'obscurité.

Ça me donnait l'impression que tant qu'ils existeraient on ne pourrait faire table rase du passé. Qu'on ne pourrait tout effacer en stipulant qu'il n'était rien arrivé.

Ça nous donnait une existence.

Par ailleurs, j'avais fait l'achat d'une ponceuse pour remettre en état le bois abîmé des meubles puis repasser une couche de vernis voir même des coups de peinture.

Étant littéralement maladroit, c'était Jungkook qui s'y collait.

Le mettre aux ateliers pratiques semblait le requinquer même si parfois, surtout le soir, avant de se coucher, passait sur son visage un voile de tristesse et d'obscurité qui me faisait mal au cœur.

Restait le jardin à débroussailler, mais là ça paressait au-delà de nos capacités, d'autant plus pour lui dont la marche était toujours aussi difficile.

Chaque matin je venais le réveiller et lui faisais faire quelques exercices de mobilisation de son genou.

Rares étaient les moments où il prenait les anti-douleurs à présent, mais ça n'empêchait que chaque matin ce n'était pourtant pas une partie de plaisir vu les grimaces et les grincements de dents qui apparaissaient sur son visage.

Nous en étions là.

Et moi j'en étais surtout devant mes comptes bancaires.

Alors certes, je ne dépensais pas ou très peu mon salaire de médecin, seulement pour faire mes courses et payer mon loyer, donc j'avais suffisamment d'argent de côté mais tout de même.

Je craignais que la banque m'appelle, croyant qu'on m'avait volé ma carte tant les dépenses semblaient inhabituelles.

Néanmoins, jamais la maison de mes grands-parents n'avait paru aussi jolie et sous son meilleur jour.

— Je vais me promener dehors.

Je relevai la tête tandis qu'il se tenait sur ses béquilles dans l'encadrement de la porte, encore un peu essoufflé et transpirant de ses exercices de musculation.

Il faisait ça depuis plusieurs jours, s'organisant de sorte à ce que ça ne mobilise pas sa jambe.

Je crois que tout avait commencé il y a quatre jours, quand il était rentré dans la salle de bain tandis que je sortais de la douche.

Son regard sur moi m'avait déstabilisé mais ça avait surtout été le plissement de ses paupières qui m'avait paru étrange puisqu'il avait dit :

— Tu t'es mis au sport ?

— Non....

— Tu as l'air plus musclé.

— Jimin et Bambam ont dit ça aussi, mais je t'assure que non, j'ai pris seulement un peu plus de poids.

— Ta carrure a changé.

J'avais haussé les épaules mais il m'avait tanné toute la journée avec ça. C'en avait presque été une obsession jusqu'à ce que je lui avoue que parfois, à la sortie du travail, j'allais à la piscine, peut-être une à deux fois par mois pour me détendre.

Visiblement monsieur était vexé d'être devenu plus mince que moi.

En tout cas, le revoir faire des exercices comme à l'époque me renvoyait de belles images, et surtout en cet instant avec un tee-shirt un peu large et le souffle court.

J'étais en train de m'égarer.

Penser à autre chose, penser à autre chose, penser à autre chose...

— Bien sûr, je vais te descendre le fauteuil.

Une fois à l'extérieur en bas du perron, il s'assit dedans et je coinçai les béquilles à l'arrière.

— Ça va aller pour le faire rouler ? Le sol n'est pas plat et...

— Je sais, ça devrait aller.

J'acquiesçai en le regardant partir d'un air un peu inquiet avant de retourner à mes comptes.

J'essayai d'anticiper les trois dernières semaines, le coût des courses, des dépenses en aménagement avant de commencer une nouvelle liste, un nouveau projet. Si cet aménagement d'étage était possible, combien cela pourrait-il coûter ? Combien de temps devrais-je travailler pour récolter suffisamment d'argent pour...

— Hyung !

Je me relevai d'un coup, alerté par son cri, avant de me mettre à courir mais Jungkook me fit signe à quelques mètres de la maison.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu t'es fait mal ? m'inquiétai-je.

Il leva un sourcil en me regardant avec mauvaise humeur :

— Je ne vais pas me casser la gueule tous les quatre matins tu sais...

— Mais si tu tombes sur ...

— Je sais, laisse tomber avec ça ! me coupa-t-il. Viens, j'ai trouvé un truc intéressant dans la grange.

Surpris, je le suivis et il me montra dans un coin, dans le fourre-tout abandonné qu'était cette grange, un objet que je n'avais pas vu depuis longtemps.

— Il y a une balancelle ! s'exclama-t-il.

— Oui, c'est la vieille balancelle de mes grands-parents, ils ne la sortaient qu'aux beaux-jours.

Je me tournai vers lui et on échangea un regard avant que je ne m'approche.

— Les housses de coussin doivent être mangées par les mites mais elle a l'air d'être en bon état.

Une heure plus tard, à côté du perron, Jungkook et moi nous tenions installés comme un couple de petit vieux sur la petite balancelle un peu grinçante de mes grands-parents.

Alors certes, les coussins sur l'assise faisaient peine à voir, clairement sales et démodés, mais dans l'ensemble ça restait confortable.

— Elle est devenue quoi la balançoire ?

Je sursautai à moitié en fixant le champ de blé au loin.

— Oh, elle est tombée en morceau, elle était trop rouillée et un jour de typhon elle s'est écroulée alors mon grand-père l'a balancée, ça date d'il y a un moment maintenant.

Il acquiesça seulement tandis que le ciel changeait de couleur, la journée commençait à s'effacer, laissant place à la soirée un peu fraîche à présent.

Les nuages qui arrivaient annonçaient du mauvais temps en perspective.

On resta ainsi, rythmés par le grincement de la balancelle, suspendus dans un malaise général à cause du simple souvenir lié à cette balançoire.

Mais comme à chacun de mes souvenirs, le présent les entachait, les rendant moins lumineux, moins colorés, envahis par les regrets, les remords.

— Jungkook ?

Il bougea un peu la tête et je me triturai les doigts :

— Tu... tu n'as appelé personne depuis que tu es là, tu pourrais utiliser mon téléphone si tu veux. Pas forcément pour dire où tu es mais ta mère ou certaines personnes doivent être inquiètes...

Il haussa simplement les épaules :

— Yoongi hyung aura prévenu ma mère et c'est suffisant.

— Et ton père ?

Il soupira en fronçant les sourcils. J'hésitai un peu, avant de passer ma langue sur mes lèvres sèches :

— Vous... enfin tu as renoué contact avec lui ?

Le balancement nous apaisait alors que ce début de conversation s'avérait maladroit et presque dangereux. Encore une fois, j'avais peur de réveiller la rancœur et les reproches, de tomber encore une fois là-dedans.

— Ouais... il y a trois ans à peu près, marmonna-t-il. Mon frère s'est marié il y a cinq ans et sa femme est quelqu'un de vraiment bien. C'était étonnant, connaissant mon frère, qu'il tombe sur une fille droite dans ses bottes qui l'a poussé à non seulement reprendre contact avec moi mais aussi avec ma mère. Ça n'a pas été de la tarte au départ, mais au fur et à mesure on a commencé à s'entendre, il a vieilli et mûri. Lui aussi s'est éloigné de notre père en travaillant pour un autre cabinet. Il a essayé de me demander de renouer avec lui mais je ne l'ai pas fait au départ, puis j'ai quand même essayé et ça s'est étonnant bien passé.

Il souffla :

— Je suppose que je n'étais pas aussi fort que je le croyais, j'avais encore besoin de lui, de sa présence, de son avis, de son regard sur moi mais j'y suis allé avec parcimonie au départ, sans m'emballer. Puis j'ai eu besoin de lui.

— Quand ?

— Quand j'ai eu un accident de voiture.

— Tu as eu un accident de voiture ? m'écriai-je soudainement.

— J'ai eu un accrochage, rectifia-t-il, rien de grave. Tout devait s'arranger à l'amiable avec un constat sauf que les journalistes s'en sont mêlés et finalement le type a porté plainte et a demandé des frais de dédommagement. J'ai eu besoin d'un avocat, mon père était alors tout indiqué. Ensuite il m'a aidé à placer mon argent pour le faire fructifier, il a été d'excellent conseil.

Il marqua une pause avant de maugréer :

— Je suppose qu'il me considérait autrement car à présent j'avais beaucoup d'argent, je lui en ai confié une partie à gérer, je suppose que c'est pour ça qu'il a aussi décidé de prendre les rênes quand j'ai eu ma blessure et qu'ensuite...

— Il voulait t'envoyer en psychiatrie, lui rappelai-je.

— Tu trouves ça étonnant de sa part ?

— Non, avouai-je à demi-mot.

— Action, réaction, tel a toujours été son dicton.

— Et ta mère, ça va ? m'enquis-je.

— Elle est heureuse d'être grand-mère, répondit-il cette fois avec un sourire, elle et Minhyunk sont des vrais grands-parents poules, c'est assez insupportable.

Mais son expression me signifiait qu'il ne pensait pas cette dernière phrase tant il avait l'air amusé et heureux d'en parler.

Puis soudain, comme s'il reprenait vie à nouveau, il se tourna vers moi, faisant grincer la structure en acier de la balancelle :

— Et les autres comment vont-ils ? Je sais pour Jimin, hyung m'en parle souvent, mais Yeri, Sehun, Jin hyung ?

— Ils vont bien. Yeri et Sehun habitent en Espagne. Yeri travaille beaucoup et Sehun a accompli son rêve d'être tatoueur, tu verrais ça, il a presque un bras entier de tatoué.

— Ah bon ? J'aurais dû lui demander de faire les miens, plaisanta-t-il. Et leur troisième personne, ils l'ont trouvée ?

— C'est compliqué, soupirai-je, pendant un temps quelqu'un vivait avec eux, une femme, mais ça n'a finalement pas marché. Ça leur a fait beaucoup de mal d'ailleurs. Il y a un an ils ont rencontré quelqu'un d'autre mais ils n'en parlent pas beaucoup. Ils sont devenus méfiants, je crois qu'ils ont peur de s'emballer et d'être déçu. Tout ce que je sais c'est que c'est un homme, et qu'il s'appelle Noha.

— Et hyung ?

— Jin hyung et Dasom se sont mariés et ils ont deux filles, Aecha et Sunhi. Hyung exerce dans un cabinet et Dasom est toujours dans la même compagnie, mais je crois qu'elle travaille dans la création d'un jeu de stratégie sur la nouvelle Nintendo qui vient de sortir.

— Et l'autre là, il est toujours amoureux de toi ?

Je fronçai brusquement les sourcils :

— Bambam, non il n'est plus amoureux de moi, c'était il y a dix ans, Jungkook.

Son ton me contrariait au plus haut point mais il détourna le regard.

— Tant mieux pour lui, il s'est casé au moins.

— Il était avec Jackson, maintenant non...

— En parlant de ça ! s'enflamma-t-il, c'est quand même dingue que Jackson Wang soit devenu un artiste et un défenseur de la cause LGBT. Tu te souviens quand il était horriblement insupportable à l'appartement de Jimin ?

Je m'arrachai un sourire :

— Je me souviens, Jimin dit qu'il a beaucoup changé et qu'il est très agréable maintenant, mais Bambam ne veut plus jamais qu'on parle de lui.

— Ils ont fini par sortir ensemble ces deux-là ? Avec leur début d'histoire ce n'est pas étonnant que ça ait mal fini.

Je me redressai en le fusillant du regard :

— Ça ne veut rien dire !

— Je te rappelle qu'au départ, ils se sont filmés puis ça été posté sur les réseaux et...

— Je me souviens, m'agaçai-je, ça n'empêche que plusieurs années plus tard ils se sont laissés une nouvelle chance et que ça a marché.

Il leva un sourcil circonspect et je me triturai les lèvres :

— Bon ok, ils se sont quittés puis rabibochés plein de fois, mais ça a quand même fonctionné !

— Jusqu'à leur séparation, ricana-t-il.

— Pourquoi tu es méchant tout d'un coup ?

— Je ne suis pas méchant, je constate. Avec une relation commencée comme ça, pas étonnant qu'ils se soient quittés.

— C'est quand même gonflé de ta part quand on pense à comment notre relation a commencé, lui fis-je remarquer avec mauvaise humeur.

— Voilà la preuve que ça n'a pas marché, vu qu'on s'est quittés, rétorqua-t-il brutalement.

Et devant l'ampleur de nos mots le silence se fit religieux. On se fixa et je me levai d'un coup, brutalement, faisant chanceler la balancelle mais il attrapa mon poignet :

— Désolé hyung, je ne voulais pas dire ça comme ça, mes mots ont dépassé ma pensée.

Je me figeai, le cœur tambourinant, avant de laisser sa main chaude me tirer pour me rasseoir doucement.

— Désolé, répéta-t-il en baissant la tête, tu as raison, je n'ai pas à juger la relation de Bambam et Jackson.

— D'ailleurs, ta femme tu l'as rencontrée comment ? lançai-je sèchement.

Il sursauta avant de braquer sur moi son regard sombre :

— Ça c'est petit. Tu enchaînes directement sur elle, sérieusement ?

— On parle de couple, je reste dans le thème.

— Tu veux vraiment savoir ça ?

Pas du tout.

Mais par orgueil, je croisai les bras :

— Ça ne me fait ni chaud ni froid.

Il soupira avant de reprendre le balancement de la nacelle.

— On s'est rencontrés à une soirée de célébrités, il y en a tout le temps et parfois t'es obligé d'y participer, c'est la meilleure amie de la miss Corée de je ne sais plus quelle année d'ailleurs, celle qui a participé au concours miss Univers.

— Jamais entendu parler.

Il gloussa un peu :

— Le contraire m'aurait étonné, je t'imagine mal regarder ce type de concours.

— Mais toi, oui ?

— Pas du tout. J'ai été une fois invité à un événement avec elle mais les gens nous ont mis en couple dès le départ. Mais quand je l'ai revue à l'autre soirée, sa meilleure amie était avec elle, c'est aussi sa maquilleuse personnelle. On a fait connaissance sans plus mais ça faisait du bien de parler à quelqu'un en dehors de ce monde, en dehors de ceux qui sniffent de la cocaïne, qui ont les chevilles enflées et le melon énorme.

Il soupira encore comme si le souvenir de ces événements était pénible.

— On a commencé à se voir, à être amis, puis voilà.

Il semblait gêné et mit fin rapidement à sa phrase mais je plissai des yeux :

— Pourquoi divorcer alors ?

Il se racla la gorge avant d'hésiter :

— Disons que... qu'après le mariage ça a déconné, la cérémonie a été supervisée par les journalistes, du coup très médiatisée et disons que ça lui est un peu monté à la tête. Pourtant je t'assure que c'était une fille simple et terre à terre mais tu sais hyung... dans ce monde-là, à un moment tu bascules sans t'en rendre compte. C'est comme si notre perception de la réalité était totalement biaisée, on ne vit plus qu'à travers l'image qu'on donne et qu'on renvoie aux autres, qu'à travers les likes, les tweets, les articles des journalistes...

— Tu parles comme si ça t'était arrivé...

Il acquiesça doucement, presque tristement :

— Oui, ça m'est arrivé, au début. Ça m'a rendu con et arrogant mais aussi vraiment seul et malheureux mais je ne le savais pas encore. Tous mes contacts n'étaient que des relations superficielles, tout n'était qu'une question de paraître et d'hypocrisie, je faisais attention à mon image, claquais mon argent n'importe comment...

— Comment ça s'est arrêté ?

Je buvais ses mots, j'étais trop concentré à l'écouter pour me rendre compte que la soirée nous refroidissait et que le manque de luminosité nous faisait mal aux yeux, mais cet instant n'existerait peut-être qu'une seule fois et j'avais besoin d'entendre, d'écouter ce que j'avais loupé.

— Yoongi hyung est revenu dans ma vie, après plusieurs années sans nouvelles. J'avais été vexé de son silence, de son éloignement, j'avais l'impression qu'il n'accordait aucun crédit à ma vie, à ma carrière. Il faisait sa vie de son côté et moi je bousillais la mienne de l'autre. Puis il est revenu, il était mal en point. J'ai compris que j'avais interprété les choses comme un rejet de sa part mais en fait c'était lui qui s'était isolé, enfoncé dans la maladie. Ça m'a donné une grande claque dans la figure. J'ai compris que ça c'était plus important que ma misérable célébrité.

— C'était après qu'il ait quitté la colocation avec Jimin ?

— Oui, il est allé vivre quelques temps chez Namjoon hyung mais visiblement leur colocation ne fonctionnait pas bien. Tu sais, ce jour-là, j'ai vraiment découvert hyung autrement... Ça m'a rappelé le passé où il me prenait pour un gamin, j'écoutais tout ce qu'il disait, je le suivais partout, mais cette fois-là il n'a pas pu faire semblant. J'ai compris l'ampleur de ses troubles et ça m'a fait peur. Mais ça m'a aussi rendu heureux qu'il se soit ouvert à moi, qu'il estime que je sois devenu assez grand pour ça.

Il s'arracha un sourire :

— Je l'avais chez moi et je ne voulais surtout pas que les paparazzis empiètent sa vie alors je me suis éloigné de tous les contacts malveillants et je suis simplement redevenu Jungkook. Et c'était mieux.

— Tu ne vivais plus avec Yugyeom à cette époque ?

Cette fois son visage marqua vraiment le malaise :

— Yugy et moi on... a eu beaucoup de différents en dix ans. Il y a eu beaucoup de jalousie jusqu'à ce qu'il quitte l'équipe. Il est revenu chez les Nexen l'année dernière et même si c'est toujours un peu bizarre entre nous, il y a du mieux. Tu sais, certains joueurs ne supportaient pas qu'on m'attribue tous les succès, que je sois la vedette, j'ai eu beaucoup de conflits avec certains...

— Mais tu as réussi à te faire des amis, n'est-ce pas ? m'enquis-je. Des vrais amis ?

Il se mit à fuir mon regard et haussa simplement les épaules :

— Ça n'a pas d'importance.

— Ça en a ! m'écriai-je.

— Toi non plus tu n'as pas d'amis sur L.A, me fit-il remarquer.

— Oui mais j'ai Yeri, Sehun, Jin hyung, Dasom, Jimin, Bambam et même...

Je fis la grimace :

— ... Même Yoongi hyung, enfin on ne peut pas à proprement parler d'amitié, c'est plutôt de la tolérance et... de... bref ! J'estime ne pas avoir besoin de plus de contacts que ceux que j'ai déjà mais toi tu t'es éloigné d'eux. Pourquoi tu n'as plus envoyé de message sur le groupe ?

— Déjà parce que cette appli est obsolète, scanda-t-il, ça fait dix ans que vous utilisez le même réseau, faut évoluer avec la technologie !

— Elle est très bien cette appli, me défendis-je.

— Et puis parce que ce sont tes amis, hyung.

— Ce sont les tiens aussi.

— Non, insista-t-il. Tu ne t'en rends pas compte mais ce groupe gravite autour de toi, il existe grâce à toi. Parce que nous... nous n'étions plus ensemble ça n'avait plus de sens pour moi et surtout, recevoir des notifications à longueur de journée ça m'épuisait. J'ai coupé contact pour prendre de la distance.

— Tu as supprimé l'appli ?

— Non... avoua-t-il à demi-mot, je l'ai toujours. Ma mère l'utilise encore, j'ai juste désactivé les notifications de la conversation.

Je le fixai avant de faire un léger sourire, mes yeux parcourant son visage, la douceur de sa peau, la forme de son menton.

Il n'avait pas supprimé le groupe et c'était ça le plus important de cette histoire.

— Tu divorces parce qu'elle a changé ? repris-je pour clore définitivement cette conversation.

— Entre autres, confia-t-il à voix basse, et puis... elle veut une famille, des enfants et je... enfin c'est toujours source de conflit entre nous, je ne veux pas d'enfant, je ne me sens pas prêt... pas capable d'être père.

Le ton de nos voix avait baissé et à présent que la nuitée était là, on ne se distinguait presque plus dans la noirceur.

— Tu l'aimes toujours ?

Mes poings se serrèrent comme pour me préparer à un envol, comme pour sauter dans le vide en priant pour qu'un parachute se déclenche dans mon dos.

— Non.

Mais je ne le crus pas.

Puis il bougea, faisant grincer la nacelle une dernière fois et sa voix chevrota dans la nuit :

— Et toi, hyung, tu m'aimes toujours ?

Mes mains tremblèrent alors que mon cœur s'emballa :

— Je... je ne sais pas.

J'aurais voulu être honnête, lui crier que oui, mais j'avais peur, de lui, de moi.

D'un nous.

J'avais peur de souffrir.

Il ne sembla pas vraiment se contenter de ma réponse, réfléchissant dans son coin, mais je devais lui retourner cette question, je devais lui demander mais j'étais incapable de desserrer les lèvres alors je pris la fuite, comme le lâche que j'étais.

— Il fait sombre, rentrons pour cuisiner et manger quelque chose.

Il acquiesça rapidement, comme sautant sur cette porte de sortie inespérée.

— Et ce soir on regard Black Panther II à la télé !

Je roulai des yeux et il plaisanta à moitié :

— Et ne t'endors pas devant cette fois !

Pourtant ce fut exactement ce qu'il se passa, je me mis à somnoler aux trois quarts du film, peu attentif aux effets spéciaux et aux destins des personnages et ce malgré une musique entraînante. Allongé dans le lit, Jungkook à côté de moi, car la télé était dans ma chambre, je me sentis glisser dans le sommeil.

Ne me restait que cette question sur le bout des lèvres, ça me taraudait de la dire mais je la censurais, la bloquais, crispant la mâchoire pour ne pas la sortir.

Le lit était grand, j'avais pris un King Size au magasin parce que ce matelas était une bénédiction de l'univers, il devait y avoir une déesse pour ça, j'en étais persuadé.

Nos corps ne se touchaient pas et pourtant j'étais apaisé, heureux de cette proximité, de ce semblant d'interaction que nous avions.

Heureux d'être là.

Alors tant pis pour la question en suspens, je voulais en profiter, me laisser bercer par ses dires, ses petits commentaires chuchotés tout au long du film, ses yeux fixés, ronds et écarquillés devant l'écran, ce qui me faisait doucement rire.

Juste être là.

Et l'aimer ainsi.

*******

J'enfilai mes chaussures le plus silencieusement possible alors que l'aiguille indiquait qu'il n'était qu'à peine huit heures du matin sur la pendule.

Je pris ma veste jusqu'à ce que le grincement du parquet ne me fige et me retournai à demi pour voir Jungkook ouvrir la porte, boitillant sans béquilles, les cheveux encore en vrac et les traces du sommeil sur le visage :

— Tu vas où ? baragouina-t-il.

— Je vais voir ma famille.

Il se figea dans un bâillement sans charme et je lui adressai un petit sourire rassurant :

— Tu peux te rendormir, je prends la voiture, je serai de retour rapidement.

Puis j'ajoutai :

— Ne fais pas de bêtises et tu m'attends pour les exercices de ton genou, ne fais rien tout seul, mon numéro est accroché au-dessus du téléphone fixe.

Il acquiesça seulement, semblant ne pas savoir quoi dire.

Je quittai la demeure avant de démarrer la voiture, accordant un dernier regard à la maison dans le rétroviseur avant de prendre à droite à l'intersection du chemin pour me rendre chez les Bang, les voisins les plus proches.

Ils étaient propriétaires de champs de fleurs, notamment aux alentours de leurs ruches, je n'aurais que l'embarras du choix.

Les Bang m'accueillirent avec bonne humeur et plusieurs dizaines de minutes plus tard, j'arrivai au pied de la colline.

Il devait être aux alentours de neuf heures lorsque je commençai mon ascension, lentement, ne croisant qu'une seule personne sur mon chemin.

Vingt-cinq minutes plus tard, essoufflé et transpirant légèrement, je quittai ma veste pour me rafraîchir avant de franchir la dernière marche de bois et d'embrasser la vue de la ville puis celle du cimetière.

Je sortis de mon petit sac à dos éponges et chiffons propres avant d'aviser le petit puit et les sceaux en bambou.

Mes pas foulèrent sans difficulté le sol entre les stèles avant de m'arrêter devant celle de ma famille. Deux nouveaux noms figuraient à présent, gravés dans la pierre.

Je me sentais vide.

Pas un vide empoisonnant ni déstabilisant, simplement comme si cet endroit mettait enfin le silence dans mon esprit. Comme si les tombes vidaient le brouillard de mes pensées pour que n'existent plus que les émotions et uniquement celles-ci.

Je débarrassai les fleurs séchées, les feuilles balayées par le vent avant de me mettre à nettoyer la pierre pour ensuite déposer les fleurs, joignant mes mains dans une courte prière.

J'avais imaginé venir ici seul, pleurer à nouveau, comme j'avais déjà pleuré la dernière fois lorsque les Bang m'avaient appelé pour me dire que ma grand-mère s'était éteinte à son tour. Mais même si les émotions étaient toujours là, la douleur dans ma poitrine toujours saisissante, quelque part je savais que quelqu'un m'attendait à la maison.

Je savais que je ne pouvais pas me laisser décomposer ici, m'éteindre et me mettre dans tous mes états car il faudrait que je rentre.

Car je ne pouvais pas le laisser tout seul.

Et parmi le brouillon des mots, des émotions, des maux, des événements depuis l'évasion de la clinique, je fus pris d'un grand soulagement à l'idée qu'il soit avec moi.

Qu'il y ait de la vie, en plus de la mienne, dans cette maison.

Ce fut tout de même avec le cœur lourd que je repris le chemin en sens inverse, retournant à la voiture avant de rentrer. Jungkook était attelé à la cuisine à mon arrivée et il me salua avec bonne humeur.

— Jajangmyeon pour ce midi.

J'acquiesçai seulement, je n'éprouvais pas l'envie de parler, du moins pas tout de suite et il s'en rendit compte en reprenant, un peu maladroitement :

— J'ai pas fait mes exercices, je t'attendais.

Mais il était debout, prenant appui sur le bord de la table sans béquilles, ce contre quoi je me fâchais souvent, mais je ne fis que hocher la tête. On déjeuna dans le silence et je n'eus pas vraiment d'appétit. Il parla de certaines choses, de tout ce que j'avais encore loupé du film d'hier soir, notamment.

Nous commencions à prendre la mauvaise habitude de regarder un épisode de série ou un film tous les soirs, dans mon lit, ce qui me faisait toujours m'endormir, systématiquement, avant la fin.

Mais voyant que je ne répondais pas, il finit par s'interrompre. Il insista pour faire la vaisselle quelques minutes plus tard et sans motivation aucune je retournai m'allonger sur mon gigantesque lit, les yeux ouverts, rivés vers le plafond.

Ça allait passer.

Je savais que cette émotion, cette tristesse allait s'effacer, être moins lourde à porter, il fallait seulement attendre un peu.

Jungkook bougea dans la maison tout l'après-midi, faisant grincer le parquet, mais, inquiet, il vint passer sa tête plusieurs fois par l'entrebâillement de la porte comme pour vérifier que j'étais encore en vie.

Probablement qu'à un moment donné, n'y tenant plus, il entra, s'approchant de mon corps échoué et éveillé au milieu du matelas et sans rien demander, il s'allongea près de moi.

— Tu veux en parler ?

Je secouai la tête.

Le temps passa ainsi jusqu'à ce que la soirée soit là, il se releva et fit quelques trajets dans la maison plusieurs fois jusqu'à demander si je voulais regarder un film, ce à quoi j'acquiesçai.

Maladroitement, il se réinstalla et fit défiler le programme.

Et comme habituellement je m'assoupis avant la fin d'un film.

Demain, ça irait mieux.

*******

— Entendu, bon après-midi, répondis-je en souriant.

Je m'inclinai légèrement avant de regarder mon interlocuteur retourner à sa voiture. Plutôt satisfait de ma transaction et ayant légèrement chaud par cet après-midi ensoleillé, ce qui contrastait avec la pluie glaciale de la matinée, je retournai dans la maison.

Voilà quatre jours que je m'étais rendu au cimetière et comme je l'avais prédit, dès le lendemain je fus beaucoup mieux au grand soulagement de Jungkook qui nia toute inquiétude de sa part.

La routine avait repris et cet après-midi j'avais accueilli quelques acheteurs. Deux jours plus tôt, j'avais mis en ligne certains objets, notamment en métal, cherchant des acheteurs voir des ferrailleurs pour m'en débarrasser. Les granges de mon grand-père recelaient d'appareils et de pièces dont je ne me servirai jamais mais qui pouvaient intéresser du monde.

J'avais eu, à mon grand étonnement, beaucoup d'appels.

Visiblement, même si certains outils étaient abîmés par le temps, ça intéressait beaucoup de monde.

Enhardis par ça, Jungkook et moi nous étions lancés dans une mission photographie de tout ce qui pouvait ou non se vendre, faisant déjà le tri de ce que j'allais garder et de ce qui était à jeter ou non.

Mon actuel colocataire s'était occupé de tout mettre sur internet en faisant des annonces tandis que j'avais dû faire cinq tours à la déchetterie.

Mon corps entier me faisait mal.

Le peu de muscle que j'avais souffrait d'être autant sollicité.

Notre affaire marchait du tonnerre tant il y avait d'appels et de négociations. Certains venaient même d'assez loin pour récupérer les objets. J'allais pouvoir récupérer l'argent dépensé dans les réparations de la maison d'une nouvelle manière.

Néanmoins, il y avait une ombre à ce tableau.

Si, au départ, Jungkook avait été incroyablement emballé, presque trop motivé à l'idée de la vente, depuis hier soir il semblait morose.

Et ce fut dans ce même état que je le retrouvai en me dirigeant vers le frigo pour ouvrir une bouteille d'eau fraîche.

— J'ai maintenu le prix pour tout l'établi de ton grand-père comme on l'avait décidé, m'annonça-t-il, mais une des personnes intéressées que j'ai eue au téléphone m'a parlé comme de la merde !

— Parce qu'elle voulait descendre le prix ? supposai-je.

— Même pas le descendre, il a eu le culot de me dire que ça ne valait rien et qu'il fallait lui donner gratuitement.

Il pesta et j'ajoutai, une fois désaltéré :

— Mais on a un acheteur, quelqu'un va venir ?

— Là n'est pas le problème, s'agaça-t-il.

Je fronçai les sourcils en le voyant fulminer :

— Désolé Jungkook, je sais que c'est pénible de devoir faire le standard mais...

— Il m'a insulté. Il m'a traité de « sale petit con », moi. S'il savait qui je suis, il ne me parlerait pas comme ça ! Si tu savais comme ça m'a démangé de lui dire, siffla-t-il. Pour qui ils se prennent, ces enfoirés !

Il continua de tempêter alors que je refermai doucement la porte du frigo :

— Si tu veux arrêter, arrête, on ne répondra plus que par mail à présent.

Il ne me répondit pas et j'ajoutai, lentement :

— Mais je comprends que ça puisse être difficile d'être traité ainsi au téléphone...

— Personne ne m'aurait jamais parlé comme ça au téléphone avant, insista-t-il. Il y a toujours des cinglés, des stalkers et le reste mais jamais je ne me serais laissé faire mais là je suis... je ne suis plus personne...

— Jungkook, commençai-je.

— Regarde-moi hyung, rien ne change depuis des semaines !

— Tu es trop impatient, ton genou ne va pas se réparer aussi vite, ajoutai-je en tirant une chaise. Tu le sais, il faudra encore des mois et des mois pour que tu retrouves complètement la marche.

— Je ne veux pas attendre des mois et des mois, je veux que ça guérisse maintenant ! Je n'en peux plus de ce fauteuil, de ces béquilles de merde !

Je me triturai les doigts avant de tenter de reprendre :

— Jungkook, tu...

Mais il releva les yeux vers moi, plein de défi, de rage mais surtout de douleur :

— J'ai l'impression d'être en enfer. Je ne suis plus rien, plus rien du tout...

J'éloignai mon téléphone pour m'avancer légèrement.

— Le baseball me manque, lâcha-t-il brusquement et sa voix trembla. Courir me manque, le terrain, le cuir des balles, du gant. J'ai l'impression d'être prisonnier de mon corps, je n'arrive pas à me dire que c'est fini, que plus jamais je ne vivrai ça.

L'intensité de son désespoir me fit presque flancher émotionnellement alors je lui pris la main, que je trouvai glacée:

— Je comprends.

— Non, tu ne peux pas comprendre, répliqua-t-il sans retirer ses doigts des miens. Tu ne peux pas comprendre ce que ça fait. Que ferais-tu, toi, si tu ne pouvais plus être médecin ? Plus exercer ce pourquoi tu as passé tant d'années à étudier ? Si tu te retrouvais bloqué sans porte de sortie ? Inutile ?

— Je serais tout aussi désœuvré que toi, avouai-je. Mais tu sais, même si je n'étais plus médecin je deviendrais autre chose. Il y a tant de choses dans ce monde que j'ai envie de faire et d'essayer mais que je n'ai ni le temps ni la volonté de faire.

Je serrai sa main pour la réchauffer :

— Je me souviens d'un voisin d'en face qui m'avait dit qu'il était bon partout, dans tous les sports.

— Mon genou est foutu... tenta-t-il de répliquer.

— Il y a des milliers de sports, insistai-je, certains plus connus que d'autres, certains plus physiques que d'autres. Il existe beaucoup plus de possibilités que tu ne le crois, mais tu ne les vois pas. Je sais que tu ne veux pas l'entendre mais le baseball c'est terminé. Mais ce n'est pas ta fin, ni la fin de ta carrière, c'est juste une nouvelle porte qui va s'ouvrir.

— Je ne veux pas l'accepter ! cracha-t-il durement en laissant couler ses larmes. Je ne veux pas lâcher prise !

— Il le faut Jungkook, murmurai-je doucement. Sinon ça va continuer de te ronger et te faire du mal. Tu as du temps devant toi, rien ne presse alors profites-en. Demande-toi ce que tu as envie de faire, ce que tu voudrais essayer, remets-toi au défi de quelque chose. Je suis sûr, moi, que tu seras excellent, que tu seras génial.

— Tu n'en sais rien... marmonna-t-il en s'essuyant rageusement le visage de sa main libre.

— Je le sais, insistai-je.

Je caressai le dos de sa main, cherchant à le rassurer du mieux que je pouvais. Il y avait encore toutes ses ombres sur son visage, toutes ses failles. Il me fixa, reniflant, se débarrassant de ces perles salées qui malgré lui, continuaient de glisser sur sa peau.

— J'ai confiance en toi, chuchotai-je, tu vas y arriver.

Il hésita, semblant tout d'un coup intimidé devant moi, puis son regard revint dans ma direction alors que je lâchai sa main. Pourtant, ses doigts vinrent s'agripper aux miens, me faisant sursauter légèrement.

Mais alors que j'allais remonter mes yeux vers son visage comme pour chercher une réponse, ses lèvres se déposèrent sur les miennes.

Mes yeux s'écarquillèrent mais ça ne dura qu'une seconde, l'espace d'un frisson, avant qu'il ne recule, fuyant mon regard et ne se relève pour claudiquer jusqu'à sa chambre. Mon téléphone sonna, me déconcentrant et j'attrapai l'appareil maladroitement.

La sensation sur ma bouche s'estompa et pendant une seconde je me demandai si je n'avais pas rêvé.

Si ça c'était vraiment passé.

Mais c'était réellement arrivé et ça se mit même à se reproduire.

Les deux jours qui suivirent, Jungkook sembla se refermer comme une huître, ruminer dans son coin sans vraiment me parler. Lorsque je parvenais à échanger avec lui, les mêmes phrases revenaient, tournant presque en boucle.

Il ne parvenait pas à lâcher prise et c'était compréhensible, comment pouvait-il abandonner le baseball après tout ce temps ? Après tout ce que ça lui avait coûté, tout ce qu'il avait réussi ?

Il s'accrochait à l'idée impossible que son genou allait se remettre, comme une volonté magique, puis il se mettait à pleurer quand je me retrouvais obligé de le ramener à la réalité.

Il avait encore suffisamment de ligaments pour marcher correctement, une nouvelle rupture entraînerait la paralysie pure et simple de sa jambe.

Tout ce que je pouvais faire c'était le rassurer, le valoriser, l'aider à trouver une solution et à se sentir mieux dans sa peau.

Nous avions terminé avec la rancœur et les reproches, nous avions creusé suffisamment profond pour que ce que nos cœurs contenaient émerge enfin. À présent que nos sacs étaient vides, il restait ce qui nous touchait au plus profond de nous-même.

En l'occurrence pour lui, la mélancolie, sa perte d'identité en tant que joueur, son manque d'assurance.

Je voulais consolider ça, poser un pansement sur sa douleur et l'aider à se relever même si mes paroles sonnaient parfois vides, parfois banales, mais je ne pouvais pas ne pas les dire.

Quand il s'apaisait enfin, il m'embrassait.

Un simple petit bisou sur la bouche ou sur les joues.

Ça me laissait coi à chaque fois mais ce soir-là, lorsqu'il recommença, je reculai avant qu'il n'y parvienne.

Ça le brusqua un peu et il me jeta un regard un peu chamboulé, dans l'incompréhension la plus totale.

Mais c'était à moi de ressentir ça.

— Je ne veux pas que tu m'embrasses, lâchai-je brusquement.

Le dire fut pénible, tout autant qu'il avait été difficile d'encaisser l'ascenseur émotionnel généré par les autres baisers.

Mon cœur voulait danser de satisfaction tandis que ma tête m'envoyait un signal d'alarme strident dans les oreilles.

Rien n'allait plus depuis quelques jours. J'avais bien trop de difficulté à gérer mon cœur et la contradiction de ses ressentis.

— Pourquoi pas... ?

Je fronçai automatiquement les sourcils :

— Pourquoi pas ? répétai-je.

— Tu en as envie, j'en ai envie, murmura-t-il, alors pourquoi pas ?

Je reculai brusquement, ce qui secoua un peu la balancelle sur laquelle nous nous étions installés en début de soirée.

— Ne joue pas avec moi, scandai-je furieusement.

— Je ne joue pas...

— Bien sûr que si ! sifflai-je. Tu m'embrasses parce que tu te sens mal et malheureux, tu te sers de moi !

— Je ne me s...

— Je sais que tu te sens mal, que tu traverses une période difficile entre ta blessure et ton divorce mais je ne suis pas un bouche-trou, ni un remplaçant de quelqu'un d'autre ! lâchai-je brutalement en sentant une virulente colère me posséder.

Il soupira avant d'inspirer bruyamment par le nez :

— Tu ne comprends pas.

— C'est toi qui ne comprends pas ! Tu n'as pas à m'embrasser !

— Tu as dit que tu ne savais plus si tu avais des sentiments pour moi.... prononça-t-il en regardant ailleurs.

Choqué, ma bouche s'ouvrit :

— Et c'est une raison pour se servir de ça ? Tu plaisantes, j'espère ?

— Je ne me sers pas de ça, laisse-moi finir ma phrase avant de me couper !

Je croisai les bras :

— Écoute-moi bien Jungkook, je ne le répéterai pas. J'assume avoir dit que j'ignorais s'il me restait des sentiments pour toi et je sais que tout ça, l'escapade de la clinique, le fait de t'avoir emmené ici, peut jouer sur une certaine ambiguïté mais... Si j'essaye de faire en sorte que tu ailles mieux, que tu souffres moins, c'est d'abord par bienveillance. Je ne cherche rien, rien du tout de ta part. Ces baisers ils n'ont goût de rien, ils n'ont pas de sens pour moi et je ne veux pas les accepter ! Je ne veux pas que tu te serves de moi comme ça, simplement parce que tu te sens déprimé !

Puis j'ajoutai, la voix frémissante :

— Tu ne m'aimes plus, aies au moins le courage de l'avouer qu'on termine cette histoire pour de bon !

— Qui t'a dit que je ne t'aimais plus ? répliqua-t-il brutalement.

— Tu t'es marié ! m'écriai-je.

Il eut un rictus accompagné d'un petit rire froid :

— Je me suis marié, et alors ? On parle tout le temps de ça ! De moi, de mon ex-femme, mais de toi on peut en parler ? De ceux que tu as fréquentés ? De ces gens avec qui tu es sorti ? Pourquoi devrais-je être le seul coupable de l'histoire, hein ?

J'eus un frisson significatif et ma colère s'effaça instantanément, mes bras tombèrent le long de mon corps et il leva les sourcils :

— Je t'écoute, dis-moi tout.

— Il n'y a rien à dire...

Il roula des yeux :

— Bien sûr, ironisa-t-il. C'est plus facile de m'en vouloir à moi !

— Je ne t'en veux pas !

— Sois honnête ! s'écria-t-il, bien sûr que tu m'en veux !

— Excuse-moi d'être fâché à cause de ça, persiflai-je, je te rappelle que tu as fait ça dans mon dos !

— Et je te rappelle qu'on était séparés !

— On n'était pas séparés !

— Parce que toi, quand tu couchais avec d'autres, tu te disais que notre relation était encore d'actualité ? Laisse-moi rire !

— Je n'ai jamais couché avec quelqu'un d'autre !

Mon souffle se coupa tandis que ses yeux s'écarquillèrent, marquant sa surprise :

— Quoi ?

— Je... je... balbutiai-je.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

Je reculai légèrement, me sentant soudain piégé par mon excès d'honnêteté.

— Je ne te crois pas, rajouta-t-il immédiatement en clignant plusieurs fois des yeux.

Je baissai le regard et il se leva, récupérant ses béquilles posées sur un petit tas de bois non loin et s'approcha rapidement, le front barré d'un pli inquiétant de sérieux :

— Je ne te crois pas, hyung. Ce n'est pas possible...

— Crois ce que tu veux, lâchai-je brusquement.

— Pendant dix ans ? Bien sûr que tu as eu d'autres relations qu'avec moi !

J'eus un petit sourire désabusé :

— Je suis bizarre, tu te souviens ?

Son air sérieux s'affaissa brusquement et il me fixa avec une surprise non feinte :

— Dix ans, insista-t-il, c'est... enfin, tout ce temps... mais tes envies, tes pulsions de...

Les larmes me montèrent, trahissant des émotions que j'espérais garder cachées, en vain.

Pourtant, il était trop tard, mon excès d'honnêteté avait ouvert de nouveaux tiroirs et je murmurai, d'une voix pleine de chagrin :

— On avait fait une promesse...

Ma voix mourut dans ma gorge tandis que dans ma tête éclatait un orage. Je me sentais tanguer, avalé par la faille dans ma carapace, telle une flèche plantée en plein cœur.

Je n'avais plus le choix à présent, cet aveu représentait les derniers remparts les plus intimes de ma personne. Il m'avait dessaisi de tout et je me retrouvais à nu, avec seulement mon cœur dont il avait à présent les pleins pouvoirs.

Et tétanisé comme je l'étais, il ne me restait alors plus qu'une solution : m'échapper.

Je reculai au fur et à mesure devant le regard troublé de Jungkook avant de me mettre à courir, j'avalai les trois marches du perron sans difficulté, récupérai les clefs dans le saladier près de l'entrée et re-dévalai le perron dans l'autre sens.

— Où tu vas ? cria-t-il depuis la balancelle. Hyung, où vas-tu ?

Mais mon esprit n'avait qu'une envie, qu'un ressenti, celui de la survie, de la sauvegarde d'une conscience en train d'être ébranlée. Je démarrai la voiture tandis qu'il arrivait, essayant de boitiller le plus rapidement possible tout en criant mon nom. Les phares l'aveuglèrent et je fis tourner brusquement le volant.

Fuir.

Fuir très loin.

La demeure disparut dans le rétroviseur tandis que le véhicule filait à travers la route mal entretenue, mes sanglots arrivèrent, violents et brusques, me brouillant la vue alors que je m'accrochais au volant comme un dépossédé.

Je lui en voulais.

De tout mon cœur.

De toute mon âme.

Je voulais le détester et non l'aimer encore.

Je voulais qu'il souffre.

Je voulais lui faire payer.

Je voulais que tout ne soit jamais arrivé.

J'ai voulu tellement de mauvaises choses à son encontre.

Mais je n'ai jamais réussi à le haïr.

Même encore aujourd'hui, je restais pitoyablement emprisonné à lui.

Je l'avais aimé, je l'aimais tellement encore, tellement maintenant.

Pourquoi avait-il rompu notre promesse ?

Pourquoi ?

Je freinai in extremis avant que la voiture ne s'encastre dans le panneau « STOP » qui démarquait la route de campagne d'une voie bitumée en direction de Daegu.

Je n'arrivais plus à distinguer quoi que ce soit à travers ma vision trouble.

Je n'arrivais plus à respirer.

Ma gorge criait tout ce qu'elle n'avait jamais osé brailler, des sanglots insensés et terribles éclataient dans la voiture tandis que je restais pitoyablement accroché au volant.

J'avais si mal que ça m'étouffait.

J'avais si mal que ça me tuait.

Mon téléphone sonna et ma main trembla alors que je l'arrachai à ma poche et cherchai à l'éteindre, mais il se remit à sonner de nouveau et mon souffle se bloqua tandis qu'une mer entière semblait déborder de mes yeux.

Rien n'allait plus, comme rien n'était allé ces dix dernières années.

Je m'en voulais tellement d'être parti, de ne jamais être revenu.

Je m'en voulais tellement d'avoir été lâche, de ne pas avoir insisté quand je n'avais plus eu de ses nouvelles.

Je m'en voulais d'être resté naïf à croire à une promesse disparue, d'avoir espéré qu'il resterait quelque chose de nous après avoir vu les photos de son mariage.

Cette promesse, cette stupide promesse, avait été la seule chose qui m'avait empêché de m'effondrer.

Mais aujourd'hui tout me revenait à la figure dans le chaos le plus total.

Je ne savais plus ce que je devais faire.

Je ne savais plus à quoi tout ça rimait.

Mon pouce glissa sur la surface lumineuse et la voix de Jungkook explosa dans les hauts parleurs :

« Je suis désolé, ne pars pas... Ne pars pas, hyung ! »

Je souffrais horriblement de l'entendre encore mais il continua de répéter cette même phrase, comme une litanie, ses pleurs s'entendant dans le téléphone, résonnant dans le véhicule comme s'ils m'avalaient.

Comme s'ils me possédaient.

Je ne voulais pas revenir.

Je ne voulais plus de tout ça.

Je voulais en finir de cette histoire.

J'en avais marre de souffrir, au diable les plans, les listes, les rêves de construction de la maison, de retour à Los Angeles, j'avais envie que ce carnage s'arrête.

J'avais tout perdu et il ne me restait à présent que peu d'amour pour moi-même, le reste des personnes que j'avais aimé de tout mon cœur s'en était allé.

Ils m'avaient abandonné.

Et c'était impossible d'en vouloir à la mort, c'était plus facile d'en vouloir à elle, à la femme dont je ne voulais pas me souvenir du nom.

À elle, qui l'avait eu lui.

À elle qui me l'avait pris.

« J'ai brisé la promesse... »

Sa voix transperça mes tympans, il n'arrivait pas à parler autant que je ne parvenais pas à respirer entre mes sanglots. La lumière artificielle éclairait l'habitacle, semblable à une minuscule luciole dans les ténèbres.

« J'ai brisé la promesse parce que je me sentais tellement seul... tellement mal sans toi... J'ai cru que tu ne voulais pas rentrer parce que... parce que tu ne m'aimais plus, parce que tu ne voulais plus de moi. Tu m'as tellement manqué, hyung... Tu m'as tellement manqué... »

Je me plaquai une main sur la bouche pour faire barrière aux cris de souffrance qui voulaient s'échapper de ma gorge.

« Tu m'as abandonné... Tu m'as laissé... Je voulais... je voulais prendre ma revanche... Mais ce n'était qu'une erreur... Ce n'était qu'une erreur, hyung. J'ai été tellement stupide de... Je ne l'aime pas, hyung. Je ne l'ai jamais aimée comme toi... Je t'en prie... »

Il cria presque comme un dépossédé, comme quelqu'un au bord d'un précipice :

« Je t'en prie, pardonne-moi... Reviens... Ne me laisse pas... »

Ne resta que le bruit des larmes, des sanglots, du fracassement d'une vérité parmi les émotions avant que mon corps ne réagisse en réflexe, que le portable ne glisse dans le fauteuil passager.

Et si...

Et s'il y avait encore de l'espoir ?

Et si...

Je tournai le volant, démarrant au quart de tour dans un demi-tour dangereux et mal réussi.

La voiture brinquebala jusqu'à la maison alors que les pleurs de Jungkook résonnaient dans la voiture, me suppliant de ne pas m'en aller. Le téléphone semblait s'être échappé à travers les interstices et j'ouvris la portière, retournant à la nuit, la noirceur, laissant vrombir le moteur, éclairer le paysage et la pièce illuminée laissa passer une ombre armée d'une béquille. Jungkook arriva sur le perron, le visage ravagé, le vieux téléphone de mes grands-parents encore dans les mains.

On resta à se contempler, à trois marches d'écart, tentant d'essuyer nos larmes en vain.

Devant nous se trouvaient trois marches infranchissables.

— Tu as dit qu'il n'y avait plus de place dans ta vie pour moi et qu'il fallait que je reste à l'étranger ! criai-je soudainement d'une voix éraillée.

— Qu'est-ce que j'aurais pu dire d'autre ? rétorqua-t-il brusquement. Tu venais de m'annoncer que tu envisageais de ne pas revenir encore pendant quatre ans. Tu avais pourtant promis de revenir au bout de quatre ans !

— Si tu m'avais dit que tu ne voulais pas, je serais rentré !

— Comment aurais-je pu te dire ça ? hurla-t-il. Je ne voulais pas que tu regrettes, que tu m'en veuilles d'avoir forcé sur ton retour, c'était ta vie, je ne voulais pas décider de ton avenir !

Mes sanglots revenaient, ils étaient tellement douloureux que j'avais peur que ma gorge ne lâche, que l'eau de mon corps se vide.

J'avais l'impression que le monde entier m'avalait, vivait son dernier instant, dans une apocalypse finale.

— Tu m'as laissé sans nouvelles pendant six ans, gémis-je.

— Je suis désolé, avoua-t-il d'une voix qui mourut brusquement. Je n'en pouvais plus de cette distance, de cette attente, j'ai cru... que tu en avais marre de moi, que si tu mettais autant de temps à répondre à mes messages c'est parce que...

Mais il ne parvint pas à terminer sa phrase, la béquille chancela et il fit quelques pas laborieux pour se tenir à l'un des piliers de bois.

Je tentai de reprendre mon souffle avant de parvenir à balbutier, d'une voix éteinte et complètement démunie :

— Je suis désolé d'être parti...

Il acquiesça et en tremblant, je franchis la première marche.

— Je suis désolé de m'être marié, lâcha-t-il avec un visage blême. Je suis tellement désolé d'avoir fait ça...

— Je la déteste, crachai-je de toutes mes forces.

J'avais enfin dit ce que je pensais tout bas et il acquiesça en se redressant légèrement. Ses jambes tressaillaient comme si elles ne supportaient plus le poids de son corps.

L'air semblait enfin parvenir à mes poumons de manière moins désordonnée et la seconde marche fut franchie.

— J'ai eu si honte quand tu es venu... me chercher à la clinique avec hyung, avoua-t-il d'une petite voix. Je ne voulais pas que tu me voies comme ça, au plus bas, au plus mal alors que j'ai toujours... voulu... que tu sois fier de moi...

— J'ai toujours été fier de toi, je n'ai même pas réussi à te détester après toutes ces années, je n'ai réussi qu'à t'aimer et à attendre, jusqu'à l'éternité et sans autre personne que toi dans ma vie...

Il s'arracha un sourire parmi les larmes tandis que j'essayai à mon tour d'étirer mes lèvres gercées. Leur sécheresse me fit mal.

— Je m'en veux à mort d'avoir tout compris de travers, déclara-t-il en avançant.

Puis il ajouta en reniflant :

— Merci d'être venu me chercher cette nuit-là.

Mes paupières furent closes, laissant couler une nouvelle pluie avant de murmurer :

— J'ai dit que je ne savais plus si j'avais des sentiments pour toi, mais j'ai menti...

Il se mit à pouffer avant de s'approcher et de me tendre la main. Je reniflai avant de me redresser et d'attraper ses doigts. Ainsi, la dernière marche fut franchie et il me serra brutalement contre lui.

En se détachant, on s'essuya le visage, tout en souriant. Nous ne ressemblions plus à rien mais mon cœur, lui, sembla estimer que c'était suffisant pour aujourd'hui et arrêta sa terrible torture.

Jungkook passa ses mains sur mon visage avant d'embrasser délicatement mes joues puis, telle de la soie pure, il posa ses lèvres sur les miennes.

J'enroulai mes mains autour de ses poignets en relevant mes yeux bouffis et fatigués avant de l'embrasser à mon tour.

Sa bouche répondit à la mienne avec ferveur.

Une ferveur oubliée mais qui libéra enfin mes épaules de tout le poids qu'elles portaient.

Nos corps se rapprochèrent automatiquement et je frémis doucement en sentant sa main frôler mes hanches.

J'avais oublié à quel point ses baisers me faisaient du bien. À quel point c'était bon, à quel point c'était doux.

À quel point ça apaisait toutes mes angoisses, comme la première fois.

Maintenant que j'y avais regoûté, je ne voulais plus jamais que ça disparaisse de ma vie.

Tout avait un goût de souvenir, un goût de présent.

Un goût d'espoir.

Un goût de renouveau.

Mon corps était en ébullition, échauffé, tremblant, déjà secoué par les émotions. J'avais froid alors je m'accrochai à son tee-shirt désespérément pour qu'il me serre davantage contre lui.

On se sépara à bout de souffle, nos fronts posés l'un contre l'autre.

On se mit à sourire et à glousser comme des enfants avant de reprendre nos baisers, nos caresses, avant que la tendresse ne laisse place à quelque chose de plus brûlant.

Le manque était là, vivace, plein de frustration, plein d'intensité et à l'aveugle, ma main dans la sienne, on traversa la maison jusqu'à ma chambre.

Nos vêtements se défirent et mes doigts s'accrochèrent à sa peau que j'avais oubliée depuis longtemps. Tout semblait réveiller mon corps oublié, ma libido censurée et mise sous clef.

Tout avait été dit, nous n'avions plus besoin de mots, seulement de tout le reste.

Mais parce que ça faisait si longtemps, parce que c'était étrange, parce que nos corps avaient été brusqués par nos cœurs, nous étions devenus maladroits.

Il y avait le chemin des souvenirs sur mon épiderme, puis le sien, la mémorisation sans faille que j'avais gardée de ses grains de beauté et lui de mes zones préférées à titiller.

Puis il y eut sa jambe, sa complication.

On n'osait pas élever la voix, on chuchotait au-dessus du silence, cherchant un moyen de nous coordonner après avoir passé tant d'années sans nous comprendre.

À nous manquer.

Puis il y eut nos bouches, nos soupirs, nos râles, nos langues et j'eus l'impression de redécouvrir mon corps et le sien. Il y eut cette impression d'être empli de lui dans un échange langoureux avant cette atteinte du plaisir qui m'électrisa. Cette manière que nous avions de nous regarder pendant l'amour, de nous accrocher l'un à l'autre.

Le passé embrassa le présent et à eux deux ils donnèrent vie au futur.

Mes cuisses de part et d'autre de ses hanches, la moiteur de nos peaux puis le mouvement de nos deux corps qui faisait bouger le lit.

Sa main dans la mienne.

Le plaisir m'irradia et lorsque la délivrance fut là, je sanglotai, mon visage dans son cou tandis qu'il caressait mon dos, embrassant ma tempe.

On resta ainsi, sans se séparer, allongés dans le lit, nos fronts posés l'un contre l'autre avant de s'endormir.

D'effacer la tristesse et de plonger au pays des rêves.

*******

Je fus le premier à me réveiller, comme toujours mon horloge interne me faisait ouvrir les yeux à 8h33.

Mon corps sembla immédiatement terriblement douloureux mais mon esprit ne se focalisa que sur le visage endormi tout près de mon torse et je caressai ses cheveux longs. J'aurais pu passer une éternité à le contempler ainsi, effleurer l'encre sur son bras, mais la soif qui desséchait ma gorge me poussa à me lever.

J'embarquai silencieusement un pyjama que j'enfilai dans la cuisine avant de me désaltérer.

Debout devant le plan de travail, je regardai à travers la fenêtre, constatant que dans notre empressement d'hier soir on avait tout laissé en vrac.

La voiture, les phares allumés, la porte de la maison ouverte, nos chaussures jetées à la va vite.

J'enfilai des sandales avant de me diriger vers le véhicule de hyung en me mordant les lèvres.

À tous les coups, la batterie était morte.

Je tentai de la redémarrer, en vain.

Bingo.

Jackpot.

Hyung allait grogner.

Je partis à la recherche de mon téléphone, me rendant compte en le récupérant que la ligne n'avait pas été raccrochée.

Bingo.

Jackpot.

La facture de téléphone allait être salée.

En revenant dans la maison, je déposai la clef sur la table avant de chercher mon chargeur puis ma tablette pour consulter des garagistes dans le coin jusqu'à ce que deux bras ne se referment sur moi et qu'un torse chaud ne se colle à mon dos tandis que des lèvres étaient déposées sur ma nuque.

Je me retournai à demi alors que Jungkook, nu comme un ver dans la clarté matinale, ne cherche à se faire câliner.

Attendri, je le laissai faire, caressant sa nuque, effleurant sa peau, déposant mes lèvres sur sa gorge.

— J'ai froid.

— Si tu mettais un caleçon pour commencer ? fis-je remarquer.

— Si on prenait une douche ?

Il agrémenta sa demande d'un nouveau baiser fugace sur le bout de mon nez et je me laissai tenter.

Ainsi se déroula les dix-sept derniers jours restant de notre cohabitation.

J'eus l'impression que dix ans n'étaient jamais passés, que nous étions bloqués dans l'espace-temps, dans un monde rien qu'à nous.

Je me couchais dans ses bras et me relevais dans son étreinte. On ne se quittait plus, chaque seconde perdue sans pouvoir se toucher et s'embrasser semblait être devenue bien trop difficile à supporter.

On balaya rapidement la vente des objets issus de la grange de mon grand-père avant de rester enfermés, dans ma chambre, à dormir, faire l'amour, rêver, chuchoter, rire, manger, se câliner.

S'évader.

Nos gestes maladroits n'étaient plus, nos corps se retrouvaient comme s'ils ne s'étaient jamais quittés et nos émotions étaient redevenues des mers calmes et sans vagues.

Notre communication avait enfin trouvé sa symphonie, son moyen de se comprendre. Je n'éprouvais plus de rancœur, ma jalousie et ma colère s'étaient tues.

Je me fondais en lui à nouveau.

J'avais coupé ses cheveux abîmés pendant une séance de coiffure catastrophique qui m'avait bel et bien confirmé que j'étais médecin et non coiffeur. Mais il était toujours aussi beau. Les lueurs sombres dans son regard semblaient se dissiper. Nous évoquions son futur, ses possibilités et puis enfin le chapitre du baseball semblait sur le point de se refermer.

Nous faisions l'amour, beaucoup, souvent, je redécouvrais mon corps et le sien où chacun tour à tour, nous inversions les rôles.

Mais bien sûr, à un moment donné, il fallut faire un choix.

Un choix terrible, cornélien même. Je devais choisir entre abandonner littéralement mon poste à L.A pour rester ici, avec lui, ou rentrer.

Il en était de même pour lui.

Allions-nous continuer ce rêve ?

Parfois nous en parlions tard le soir après que nos corps vidés de tout plaisir s'enfonçaient dans le matelas, s'offrant au sommeil.

Nous n'étions pas des rêveurs, indéniablement nous restions des réalistes et des terre à terre. Il aurait été trop utopique de croire que nous pouvions vivre éternellement dans cette maison, sans travail, sans activité, sans personne.

Jungkook parlait de vivre d'amour et d'eau fraîche, comme si une telle chose était possible.

Nous nous étions chamaillés lorsque j'avais fait une liste à voix haute de ce qui était totalement impossible physiologiquement et médicalement de simplement vivre « d'amour et d'eau fraîche ».

Je nous donnais quatre jours de survie tout au plus.

— Tu n'es pas romantique, avait boudé Jungkook.

Ce à quoi il avait fallu que je me fasse pardonner.

Mais l'avenir nous tendait les bras de différentes manières.

Lui avait besoin de se relever de cette blessure, de se relever de cette déchirante fin de carrière, et moi j'avais mes responsabilités.

Pouvions-nous vraiment vivre avec l'autre en sachant tout ce que nous abandonnions à coté ?

L'histoire allait se répéter.

Alors, deux jours avant ma date butoir, après s'être laissé suffisamment de temps chacun de notre côté pour nous décider, on s'installa à table. Il était venu l'heure d'une discussion que nous devions avoir.

— Je vais rentrer à Séoul, m'avoua-t-il, j'ai des choses à régler, beaucoup de choses... Il est temps que je fasse un bilan et que je prenne part à de nouveaux projets professionnels.

— Je vais rentrer à L.A.

Ses mains se faufilèrent jusqu'aux miennes alors que j'ajoutai :

— Je vais démissionner.

Je soutins son regard :

— Je vais accepter le poste que m'a proposé Jin hyung et revenir ici en Corée.

Il s'arracha un sourire en embrassant le dos de ma main.

— Combien de temps il te faudra ?

— Possiblement entre un et trois mois.

— Hyung, je sais ce qu'on va faire ! s'exclama-t-il en se redressant. On se fixe une date pour se donner rendez-vous.

— Quel genre de rendez-vous ?

— Dans trois mois, jour pour jour, on se rejoint devant le petit supermarché en face de nos anciens appartements à midi pile.

Je plissai des yeux :

— Ça ressemble à un truc qu'on ferait dans une comédie romantique...

— Mais non.

— Mais si.

— Mais non.

— Mais je te jure que si.

— Tu dis ça, mais c'est parce que tu es jaloux que je sois plus romantique que toi.

J'ouvris la bouche, à demi offensé :

— Mais n'importe quoi, je suis romantique !

Jungkook leva un sourcil inquisiteur :

— Comment ? Je t'écoute.

— Je t'ai apporté le petit déj' au lit, hier matin.

— Hyung, apporter une boîte de céréales toute seule en ayant oublié le lait n'était pas romantique.

— J'y avais mis tout mon amour !

— Ça ne compte pas ! Bref, tenta-t-il de fuir, on se le fixe ce rendez-vous ?

J'acquiesçai doucement :

— C'est une nouvelle promesse.

Et il m'offrit son sourire adorable pour toute réponse.

On passa le reste de la journée à nettoyer la maison, se préparant à la quitter au lendemain matin.

Mais lorsque fut l'heure de monter dans la voiture, je fus saisi d'un affreux doute.

Nous quittions un cocon, une bulle temporelle, de retour à la réalité tout aurait un autre sens, mais Jungkook dû sentir ma soudaine frayeur parce qu'il prit ma main et embrassa ma tempe.

— On reviendra.

Puis il ajouta avec un clin d'œil :

— Et on remettra une balançoire.

À l'inverse de l'aller, le retour en voiture se passa dans la bonne humeur, la radio diffusait des vieilles chansons qu'on chantait à tue-tête, trop heureux de les connaître par cœur tout en constatant avec amusement qu'on pouvait qualifier aujourd'hui ces chansons de « vieilles » chansons.

Mais à l'approche de Séoul, la tension fut plus intense, mon cœur fut moins calme et moins apaisé.

Ma main dans la sienne, je me garai sur le parking de la clinique.

On se fixa et il se pencha pour cueillir mes lèvres, mes mains se glaçaient tandis que je m'accrochai à ses épaules.

Nos lèvres se livrèrent à un ballet qui aurait pu ne pas avoir de fin mais la réalité nous rattrapa et il se recula.

— Je ne briserai pas cette promesse, m'avoua-t-il à demi-mot.

J'acquiesçai doucement, sentant les larmes me revenir, et il ajouta :

— Je t'aime.

Mon cœur s'emballa et je posai mes lèvres sur son sourire. On se détacha une nouvelle fois difficilement et je marmonnai :

— C'est notre dernière chance, notre dernière promesse.

— Je sais.

Parmi nos discussions nocturnes, nous avions insisté longuement. Pouvions-nous nous laisser une deuxième chance ?

Pouvions-nous y croire à nouveau ?

Existait-il vraiment un avenir où nous pouvions vivre ensemble, s'aimer, comme autrefois ?

Au-delà de cette promesse, on se laissait la possibilité de choisir et croire.

De revenir à nos vies encore un peu avant de prendre une décision.

La dernière des décisions à prendre nous concernant.

Il ouvrit la portière et je lui soufflai à mon tour :

— Je t'aime.

— Quoi qu'il arrive, je t'attendrai à midi.

La portière se referma et je le vis avancer avec ses béquilles fièrement et sans peur jusqu'aux portes automatiques.

Le cœur au bord des lèvres, je redémarrai la voiture, quittant le parking.

Cinq cents mètres plus loin, au feu rouge, ma tête me tourna, repensant à tout ce qui avait été et anticipant ce qui allait arriver.

J'avais peur et j'avais espoir à la fois.

Je l'aimais et il m'aimait, je voulais y croire.

C'était fragile, c'était un peu bancal, j'avais encore peur de lui, de moi, de nous.

Mais lorsque le feu passa au vert, j'appuyai sur l'accélérateur.

Il nous restait des pages à tourner, des chapitres de nos vies à partager, alors je répétai dans ma tête : rendez-vous dans trois mois, à midi, devant les immeubles jumeaux.

Là où tout avait commencé.

J'y serais.

Quoi qu'il arrive.



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Intime By Kirei

Fanfiction

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"Lorsque Taehyung, idole célèbre, rencontre le genre de personne qu'il déteste le plus, Jungkook, un jeune chanteur, débutant dans l'industrie musica...