Les Démons de Gabrielle

By SamAshling

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Les Démons de Gabrielle
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26

Chapitre 1

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By SamAshling


L'après-midi de ce mois d'août avait été glacial, interminable et pluvieux. Phénomène climatique plutôt courant dans la ville de Bordeaux en cette période de l'année.

Finissant de ranger les derniers vêtements en rayon, je jetais un coup d'œil à ma collègue Sara pour lui signaler qu'elle pouvait fermer la porte. Dix-neuf heures et quart Madame Placard, que tout le monde sorte de la boutique !

Je me baissais pour ramasser une robe en lin noire, cachée en boule derrière un rayon par une cliente certainement désireuse de conserver l'unique taille M encore disponible. Perdu ! Réajustant le textile sur un cintre en bois, je songeais vaguement qu'elle mettrait ma silhouette en valeur, quand un mouvement attira mon attention au fond du magasin. Abandonnant la robe sur le rayonnage, je m'y précipitais, inquiète d'avoir pu oublier un client en cabine. Sauf qu'en arrivant sur place, eh bien... Il n'y avait personne.

– Très drôle, marmonnais-je entre mes dents.

Travailler dans un magasin de vêtements, même un petit comme le mien, c'est épuisant. Plus encore quand les acheteurs se montrent désagréables. Et si seulement il n'y avait qu'eux ! Les morts n'ont aucune considération pour mon job et mes nerfs ! Jouer à cache-cache ne m'amuse plus.

Mon nom est Gabrielle, j'ai vingt deux ans – bien que l'on me prenne encore pour une gamine avec mon visage de femme enfant – et je vois régulièrement les personnes décédées. Cool me direz-vous, hein ? Absolument pas. Les fantômes, ou entités, comme vous voulez, n'ont pas le même mode de fonctionnement que nous. Ils pensent qu'en nous foutant la trouille ou en faisant des apparitions furtives, on va pouvoir régler leurs problèmes et les renvoyer là où ils doivent aller. Ben bien sûr ! Bienvenue à Bisounours land.

Je revins à ma robe en lin, caressant le tissu fluide du bout des doigts avant de la reposer à sa place attitrée.

Les portes principales grincèrent et le bruit de la pluie s'intensifia un instant.

– Nous allons fermer dans dix minutes, monsieur, s'exclama Sara assez fort pour que je puisse l'entendre.

Je relevai les yeux vers le client de dernière minute, puis me figeai quand son regard croisa le mien. Visiblement plus âgé que moi, d'une silhouette que l'on devinait mince et agréable, il portait un trench de laine gris, un jean délavé et des chaussures en toile de la même teinte complètement détrempées. Encadré par de longues mèches de cheveux noirs ruisselantes de pluie, son visage se faisait doux tout en réussissant l'exploit d'y conjuguer une certaine virilité. Il dégageait un petit quelque chose d'attirant, bien que son physique ne correspondait en rien à l'image que je me faisais de l'homme idéal. Et quand il me lança un sourire d'excuse gêné – totalement irrésistible –, je ne pus m'empêcher de lui répondre. Je tournai immédiatement les talons en sentant le rouge me monter aux joues.

Mon estomac papillonnait. Mince alors, c'était quoi mon problème ? Un type mignon me faisait du charme pour prendre son temps à la fermeture, et moi je le laissais faire en m'enfuyant comme une gourde ?

Cachée derrière un présentoir de sacs à main, je me tapai le front du plat de la main.

– Idiote, idiote, idiote !

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine quand un rire franc résonna derrière moi. Sara.

– Quelle connerie as-tu faite ?

– Absolument rien, répondis-je en râlant. Je n'ai même pas encore contrôlé la caisse.

Elle me poussa du coude tout en désignant le client d'un mouvement de tête.

– Il est sacrément gonflé de se pointer dix minutes avant la fin. Les gens ne font jamais attention à l'heure ! Je te parie que c'est le genre à avoir oublié l'anniversaire de sa copine, alors il se pointe à la dernière minute pour l'acheter...

La laissant à ses élucubrations, je lâchais un petit « Mmh mmh » pour lui faire croire que je l'écoutais. En y regardant de plus près, il ne faisait pas si âgé que ça. Peut-être qu'en plus d'avoir la même taille, nous avions le même âge...

– Excusez-moi ! s'exclama-t-il en tendant le cou vers nous.

Laissant Sara en plan, j'allai à sa rencontre, prenant toutefois un air fermé et revêche. Voilà ma technique de drague : je te snobe et te fuis. C'est aussi infaillible qu'une ceinture de chasteté.

– Excusez-moi, mais je dois absolument trouver des chaussures pour remplacer celles que j'ai aux pieds, en avez-vous au magasin ?

Et comme pour étayer ses dires, il éternua, ses cheveux projetant des gouttes d'eau tout autour de lui. Je m'étais instinctivement protégée le visage d'une main, riant alors que cela n'avait rien de drôle. Car même avec un reniflement, il ne perdait rien de son charme. Ses yeux possédaient la couleur du chocolat, un marron profond et lumineux, frangé par de longs cils d'un noir d'encre. Répondant à mon expression, un grand sourire illumina son visage. Je reportai mon attention sur ses chaussures pour éviter de virer écarlate. Toujours rester pro, voyons !

– Eh bien, nous vendons surtout des vêtements, mais je dois bien avoir quelque chose pour vous.

Je tournai les talons pour lui intimer de me suivre dans la zone réservée aux articles hommes, et ses semelles couinèrent de façon comique sur le linoléum. Sara nous observait de loin, penchée sur sa caisse en feignant grossièrement de compter les transactions de la journée.

Heureusement pour lui, j'avais le compas dans l'œil, et une paire à sa taille en cuir noir – donc imperméable. J'attrapai les chaussures d'une main, lui indiquai un siège de l'autre, puis vérifiai discrètement mon reflet dans un miroir. J'avais connu des jours meilleurs, mais bon, avoir les yeux verts détourne généralement l'attention du reste. Il eut la délicatesse d'enlever ses chaussettes dégoulinantes avant d'essayer.

– Merci beaucoup c'est parfait ! s'exclama-t-il avec chaleur. C'est exactement la pointure qu'il me fallait.

Le charmant retardataire s'approcha pour vérifier sa nouvelle acquisition dans le miroir. Il sentait la pluie, et le parfum. Troublée par son attitude, je reculai pour le laisser s'observer à sa guise.

– Vous pouvez les garder aux pieds, je vais chercher ce qu'il faut pour désactiver l'alarme.

Il examina ses chaussures, les sourcils froncés, tandis que je m'éloignais. Arrivée à la caisse, Sara jouait avec le gros aimant qui servait à enlever les antivols, accoudée au comptoir en me regardant fixement. Quand je tendis la main pour le lui prendre, elle se hissa sur la pointe des pieds afin de le mettre hors de ma portée. La chieuse ! Bien qu'elle n'ait que dix-huit ans, cette fille faisait bien dix centimètres de plus que moi. Il me faudrait donc un tabouret pour le récupérer... Ou bien répondre à ses questions indiscrètes.

– Alors, il te plaît hein ?

Pour toute réponse, je souriais comme une imbécile.

– Allez, donne-moi ça.

Mais elle brandit son bras plus haut encore.

– Demande-lui son prénom !

– Non ! Ça ne se fait pas. Ta prof de vente ne te l'a jamais dit ?

Elle grimaça, remuant les lèvres silencieusement pour mimer l'enseignante en question. L'instant d'après, elle me donnait l'aimant dans un soupir.

– Fais vite, j'ai encore des cours à réviser pour lundi, moi...

Je hochai la tête, trop ravie d'avoir gagné la partie aussi rapidement. Ce qui avec elle, n'était pas toujours le cas.

Revenue près de l'inconnu, je cachai ma déception sous un masque professionnel. Très, très épais. Il discutait au téléphone. Et quand je me mis à genoux pour ôter l'alarme, il tendit juste le pied, sans un mot ni un regard. Et dire que j'étais prête à combattre ma timidité pour lui faire comprendre qu'il me plaisait ! Zut.

Le passage à la caisse ne fut guère différent. Le smartphone greffé sur l'oreille, il s'exécuta dans des gestes automatiques, puis quitta l'établissement avec un vague signe de la main. Sara s'empressa de fermer le rideau derrière lui.

Intérieurement, je râlais. Pourquoi fallait-il que je craque toujours pour des mecs qui se contrefichent de moi ? Pas étonnant que je reste une éternelle célibataire.

*

Des gouttes de pluie glacées s'infiltrèrent dans le col de mon blouson tandis que je courais pour rejoindre ma voiture – un pot de yaourt âgé et à peine assez solide pour faire la distance studio-travail-supermarché. En même temps, tant que je resterais en catégorie jeune conducteur, cela me permettrait de payer l'assurance moins cher. Et malheureusement, cela suffisait.

Je crois que quand on quitte un cycle scolaire avec un diplôme en poche, on est naïf. On se crois prêt à une nouvelle vie, à devenir une personne nouvelle. Sauf qu'on ne change pas. Je pensais ainsi me débarrasser de ma réputation de « cinglée-qui-voit-des-trucs-qui-n'existent-pas », mais cela m'avait poursuivie. Du coup, ce n'est pas comme si j'avais beaucoup de trajets à faire pour me rendre à des fêtes ou aller voir des amis.

Je m'enfonçai dans l'habitacle, verrouillai la porte derrière moi, puis enclenchai le contact pour me permettre d'allumer le chauffage. Sentant enfin un début d'air chaud, je démarrai.

Cette averse-là ressemblait plus à un torrent apocalyptique qu'à de la bonne vieille pluie. Aucune visibilité à moins de deux mètres. Roulant à la vitesse d'un escargot, je récoltais une ribambelle de klaxons provenant d'autres automobilistes plus confiants. Je jurai intérieurement, puis bifurquai pour m'engager sur l'avenue.

Une ombre s'arrêta devant moi à moins d'un mètre. En plein milieu de la route. Impossible de savoir quoi. La panique m'envahit et je braquai instinctivement le volant pour ne pas la percuter. Pourvu que je ne tue personne !

Ma brusque embardée m'ôta tout contrôle. Les pneus cessèrent d'adhérer au sol, et le véhicule partit en tête-à-queue. Le cœur me remonta dans la gorge et la ceinture de sécurité n'empêcha pas mon front de heurter la vitre. Je serrai le volant à m'en briser les phalanges alors que le monde tournoyait dans un enfer de pluie et de bruits de moteur.

Mon corps se retrouva violemment projeté contre le volant quand un atroce bruit de tôle froissée retentit à mes oreilles. La ceinture de sécurité me coupa net la respiration.

Puis plus rien ne bougea. Il n'y eut plus d'autres sons que le sang qui me battait les tempes et la pluie s'écrasant sur le toit.

Essayant de relever la tête, mon cou me renvoya une rigidité liée à une douleur inhabituelle. Voulant le masser pour en éprouver les dégâts, je constatai la même sensation dans mes bras. Merde, j'avais mal, mais au moins j'étais toujours en vie. Je reposai le front sur mon volant, puis expirai lentement pour essayer de me calmer.

Pourtant, en voyant le pare-chocs enfoncé dans un énorme pilier de béton, le pare-brise artistiquement fissuré au point de ressembler à une toile d'araignée et l'un de mes phares éteints, je réprimai un hurlement de colère et de frustration.

Tomber malade à cause du temps devint le cadet de mes soucis. Je sortis assez facilement de l'habitacle, remerciant intérieurement ma bonne étoile que l'impact se soit limité à l'avant de la voiture. La pluie aurait pu me tuer, mais elle m'avait aussi sauvé la vie. Si j'avais roulé à une vitesse normale, j'aurais été tuée sur le coup, écrasée par le tableau de bord. Et si il ne flottait pas, je n'aurais pas eu cet accident merdique !

La gorge serrée, je tapai du pied sur le bitume ruisselant. Non, je ne pleurerais pas.

Un sifflement attira mon regard vers la route. La main en visière, je plissai des yeux pour m'assurer n'avoir renversé personne. Je tressaillis en reconnaissant l'ombre noire. Figée au même endroit, ne bougeant pas d'un millimètre quand bien même les voitures lui fonçaient dessus. Normal, puisque personne ne pouvait la remarquer. Quelle ironie, j'ai embouti ma voiture pour épargner la mort à un fantôme !

Dans un accès de colère, je le maudis intérieurement, lui ordonnant de disparaître de ma vie ou de se manifester autrement.

Une main se posa sur mon épaule. À la fois surprise et terrifiée, je fis volte-face.

– Vous allez bien ?

Clignant des yeux pour chasser les larmes naissantes, je reconnus le client de dernière minute sous un grand parapluie rouge. Hébétée, j'ouvris la bouche, mais aucun son n'en sortit.

– Vous êtes trempée et vous tremblez ! s'exclama-t-il. Vous avez eu un sacré accident, je vais appeler une ambulance. Vous devriez vous asseoir à l'abri en attendant, vous risquez d'attraper mal.

– Je vais bien, parvins-je enfin à articuler. Mais ma voiture est maintenant irréparable...

Incapable de me retenir plus longtemps, j'éclatai en sanglots. Il se dandina sur place, gêné, puis s'approcha pour m'abriter tout en appelant les secours et une dépanneuse. L'appel dura un certain moment, et quelques conducteurs ralentirent pour satisfaire leur curiosité. L'un d'eux me proposa son aide – hurlant pour se faire entendre au travers des intempéries –, mais je déclinai son offre d'un geste de la main.

– Je m'appelle Quentin, déclara le client en raccrochant.

Son sourire me réchauffa intérieurement.

– Gabrielle.

Il hocha la tête.

– J'attendais le bus quand je t'ai vue sortir.

Tiens, maintenant on passe au tutoiement ?

– Oh, je vois. Merci d'être venu m'aider.

– Avec plaisir. Je n'allais pas te laisser toute seule sous la pluie à attendre la dépanneuse et l'ambulance alors que tu es sans doute blessée.

Mon froncement de sourcils provoqua la même réaction sur son visage.

– Bien évidemment, reprit-il prudemment, si cela te dérange je n'insiste pas.

Par automatisme, je secouai la tête, puis m'arrêtai net quand les muscles protestèrent. Sous mes doigts, ils étaient aussi durs que du roc. Jetant automatiquement un regard mauvais en direction des causes de ma souffrance, je constatai avec soulagement la disparition de l'ombre.

– Absolument pas, bien au contraire. C'est juste que je te croyais attendu à une soirée quelconque, et je m'en voudrais que quelqu'un s'inquiète en attendant ton retour...

Le sous-entendu de ma phrase ne passa pas inaperçu. Il comprit l'allusion et son visage s'illumina.

– Oh, cette bande de joyeux crétins peut bien descendre quelques bières sans moi. Ce ne serait pas la première fois.

Une petite voix à l'intérieur de ma tête hurla de joie. J'étais subitement passée de l'abattement total à une exultation presque sauvage. Ce qui était totalement déplacé vu le contexte. Bon sang, ma voiture ne ressemblait plus à rien !

*

En passant par la case urgences, j'avais gagné une minerve en échange d'un séjour définitif à la casse pour mon automobile. Comment allais-je annoncer cela à ma mère ? Un cadeau visant à récompenser l'obtention de mon diplôme réduit en bouillie à cause d'un mort ! C'est sûr, elle allait compatir...

Une fois mon nouvel accessoire de mode enlevé, je me déshabillai dans l'intention de prendre une douche quand une sensation étrange glissa sur ma peau. Des doigts invisibles effleurant mon bras. Je soupirai d'exaspération puis n'en tins plus compte. J'étais seule dans cet appart, et trop lasse pour m'énerver après une manifestation d'esprits quelconque. Tout ce que je voulais, c'était dormir et rêver de ma nouvelle rencontre. Ne surtout plus penser au fait que je devrais contracter un autre crédit afin d'acheter un nouveau véhicule. Je suis une grande romantique que voulez-vous !

Sitôt mes paupières fermées, mes prières furent exaucées. J'étais si fatiguée que je m'aperçus vaguement être entre cette phase qui n'est plus vraiment de l'éveil, et pas tout à fait du sommeil.

Un homme enveloppé d'une aura sombre s'approchait dans un mouvement lent, dégageant une sensualité qui m'atteignit de plein fouet. C'était Quentin. En plus beau, plus grand... Bref, en mille fois mieux. Il m'enlaça et glissa lentement ses mains le long de mon dos. La sensation était si réelle, son étreinte si vivace que je frissonnai.

– Reste avec moi, ordonnai-je dans un soupir. Ne pars pas.

Il passa ses doigts dans mes cheveux et me serra contre lui.

– Je ne suis plus en mesure de refuser maintenant que tu es consciente.

Ses lèvres se posèrent sur les miennes, aussi chastes que brûlantes. Je m'agrippai à son cou et me hissai sur la pointe des pieds pour lui rendre son baiser.

– Tu as une drôle de façon de maudire, petite passeuse d'âmes.

Un sursaut de lucidité me traversa. J'ignorais ce que pouvait bien être une passeuse d'âme, mais ça sentait le roussi. Je tentai de m'écarter, mais l'étau de ses bras m'en empêcha. La peur prit le dessus, et le contact se rompit.

Je me réveillai en sueur, le cœur battant follement.

*

Plus de deux mois venaient de s'écouler depuis mon accident. Ou pour voir les choses de façon plus positive, huit semaines avaient filé depuis ma rencontre avec Quentin. Nous ne nous étions vus que cinq fois, car mon nouveau petit-ami photographe habitait la ville à côté. En plus de ça, son boulot l'accaparait constamment.

– Tu ne pourrais pas arrêter de rêvasser ? s'exclama Sara. Je te rappelle qu'on a six colis de marchandises à traiter avant ce soir. Si jamais elle se rend compte qu'on n'a pas fini, ça va gueuler.

De qui donc parlait-elle ? Ah oui, de notre impitoyable manageuse : Adrienne. Sara étant pour sa part en contrat d'alternance, et moi coincée avec un loyer à payer – non, je ne mentionnerai même pas la voiture –, nous étions toutes deux contraintes de bosser avec cette vieille bique proche de l'âge de la retraite.

Cessant de soupirer, je déchirais les emballages et cintrais les articles pendant que ma collègue appliquait les antivols dans les coutures. Nous étions en pleine semaine, le magasin demeurait donc peu fréquenté. Voir désert. Cela nous arrangeait bien.

– As-tu vu Quentin récemment ?

– Non, répondis-je en lui passant une nouvelle série de robes.

– Si mon mec me faisait ça, je te jure que je le plaquerais tout de suite. Dis-moi au moins que vous êtes allés plus loin que l'étape du « bisou » ?

Mon visage s'empourpra. Je lui jetai une jupe encore sous blister alors qu'elle éclatait de rire. Elle la rattrapa habilement.

– Ce que tu es coincée ma parole ! Ça ne m'étonne pas que tu n'aies jamais de mecs.

– Je ne suis pas prude, je suis timide, je sors actuellement avec Quentin, et ferme-la un peu pour voir !

Nouvelle crise de fou rire. Au moins une qui s'amusait !

– Et pour toi, comment se passent les examens ?

Curieusement, toute trace de sourire déserta automatiquement son visage.

– Adrienne m'a plombée auprès de la prof de vente en disant que j'étais trop jeune et que j'avais du mal à m'imposer. Tu parles ! C'est elle qui nous écrase pour assurer son poste tant elle a peur qu'on lui pique sa place. Elle nous jalouse vraiment. Je m'en foutais avant, mais maintenant que ça menace mon diplôme c'est autre chose.

Une cliente s'avança, les bras chargés de vêtements masculins. Je m'empressai de l'encaisser, me concentrant avec application sur l'ordinateur – parce que la caisse et moi, on est loin d'être copines. Une fois le dernier pantalon en main et l'antivol ôté, elle agita ses mains devant mes yeux de façon excessive.

– David Dubourg vient faire ses courses ici ?

– Pardon ?

Elle secoua la tête comme si je me moquais d'elle. Puis d'un geste agacé, me désigna l'entrée. Il ne me fallut que peu de temps pour repérer le fameux « David » dans la boutique : un superbe adonis possédant le genre de beauté irréelle que l'on ne croise que sur papier glacé. Dans notre minuscule magasin – l'avant-dernier d'une chaîne nationale –, sa présence paraissait surréaliste. À vue de nez, son pantalon devait valoir trois fois mon salaire. Prime exceptionnelle comprise.

– Qui est-ce ?

Je crus que la femme allait s'étouffer avec sa langue.

– Il a fait une tentative de suicide il y a quelque temps, je le croyais encore à l'hôpital. De quelle planète venez-vous ? Tous les journaux en ont parlé. C'est un mannequin très connu ! Il a défilé pour les plus grands !

Je haussai les épaules, et lui annonçai le montant à régler. Elle s'exécuta de façon maussade, se hâtant ensuite de rejoindre son idole du moment avec le sac pressé contre son cœur. Je la regardais faire, médusée. J'espérais que les fringues qu'elle venait de payer n'étaient pas pour son mari...

Après tout, j'aurais menti si je disais que ce David n'avait rien d'attirant. Il était juste parfait. Grand et large d'épaule, musclé comme un athlète. Des cheveux que l'on devinait soyeux avec juste ce qu'il fallait de longueur, un visage fin et des yeux lumineux pareils à deux diamants bleus. Un charisme incroyable et un charme à vous donner des rêves honteux. Une redoutable combinaison.

Agacée, je secouai la tête en le voyant signer un autographe. Pour une raison inconnue, une bouffée de colère m'anima quand il sourit à cette imbécile de groupie. Ils échangèrent quelques mots et la femme partit en ondulant des hanches. Quelle imbécile superficielle !

Tout aurait été génial s'il avait fait de même. Mais non. De tout l'après-midi, le mannequin resta dans le magasin, furetant dans les rayons sans vraiment donner l'impression qu'il allait acheter. Il se comportait tel un roi inspectant son domaine. Passant par le coin réservé aux articles enfant, il se permit même d'éclater de rire. De là où nous étions, Sara et moi ignorions ce qui pouvait bien déclencher une telle réaction.

Intriguée, ma collègue s'empressa d'aller lui demander s'il désirait quelque chose. Elle revint presque aussitôt, le visage écarlate. Ce qui n'avait pourtant rien d'une habitude pour une fille aussi libérée.

– Alors ?

– Il se marrait devant les costumes d'Halloween. Tu sais, le petit diablotin rouge avec les cornes en mousse. Je lui ai demandé s'il avait besoin d'aide, et devine ce qu'il m'a dit ?

– Je l'ignore, mais tu ne vas pas tarder à me le dire.

Elle se racla la gorge afin de mimer une voix masculine :

– Rien qu'une beauté telle que vous ne peut m'offrir.

Si elle s'attendait à ce que je m'extasie avec elle, il n'en fut rien. Sous ses yeux écarquillés, je jetai un cintre dans le bac de rangement avec une telle hargne que le fracas provoqué fit se tourner quelques têtes dans ma direction.

– Je prends ma pause.

– Je peux savoir ce qui t'arrive ? Cela te frustre-t-il tant que ça que ton mec ne vienne jamais te voir ?! Sois un peu contente pour les autres.

Je soupirai, puis lorgnai l'homme. Nos regards se croisèrent un bref instant, et une impression étrange me noua les entrailles. L'excitation qui en découla augmenta ma mauvaise humeur d'un cran.

– Excuse-moi. Disons simplement qu'il a l'air d'un abruti sans cervelle.

– Mais au moins c'est un abruti canon.

– Pour sûr, lâchai-je à regret.

Elle m'empoigna par les épaules et me poussa vers la réserve.

– Allez, va appeler ton Quentin ça te détendra.

Je lui lançai un regard mauvais, puis m'exécutai. Malheureusement, il avait fallu que ce « David » se place en plein sur ma trajectoire. Tout en gardant la tête haute et feignant de ne surtout pas le remarquer, je fonçai droit vers la porte.

– Mademoiselle ! M'interpella-t-il d'une voix affreusement sexy tandis que je le dépassais.

Je grinçai des dents et composai le code déverrouillant l'accès aux locaux des employés. Si vite que je me trompai dans les chiffres.

– Excusez-moi.

Je sursautai et criai simultanément en sentant son souffle près de mon oreille. Me surplombant d'une bonne trentaine de centimètres, il me fixa avec insistance.

– J'ai mis un moment à te retrouver.

– Je vous demande pardon ?

Les lèvres étirées dans un sourire caustique, il glissa ses doigts dans mes cheveux. Je restai figée, glacée par la peur.

– Alors, ma petite passeuse d'âme, tu vois que j'obéis à tes ordres contradictoires.

Je reculai d'un pas. Mon dos heurta le PVC blanc et la poignée s'enfonça mon dos. Je crispai mes doigts sur la clenche. Je devais absolument essayer de gagner du temps ! À tout prix.

– Qui êtes-vous ?

– Ici, cette apparence porte le nom de David Dubourg.

J'essayais vainement de composer le code à l'envers. C'est ça. Trop facile dans cette position.

– Ça ne répond pas à ma question.

– Incube Lancelot à ton service.

Un rire des plus grotesques s'échappa de ma gorge. C'était nerveux. Je ne pouvais pas faire autrement à moins de m'enfuir en courant. Ce qui aurait pu s'avérer être une bonne solution si je n'avais pas été certaine qu'il aurait trouvé le moyen de me poursuivre jusque dans mes rêves.

– Un Incube ? C'est le truc le plus débile que j'ai jamais entendu. Contente-toi donc de sourire et, un conseil, surtout n'ouvre pas la bouche si tu cherches à mettre une femme dans ton lit.

Fière de ma cinglante répartie, je levai le menton bien haut pour le mettre au défi de me raconter d'autres inepties. Après tout, que pouvait-il bien faire dans un magasin avec si peu de monde et juste deux vendeuses ? OK, il pouvait faire beaucoup de choses s'il le voulait.

Mon inhabituelle audace ne le perturba pas un seul instant.

– Mais tu étais pourtant plus qu'impatiente de m'y rejoindre.

– Espèce de sale prétentieux de...

Impossible de finir ma phrase. La porte derrière moi se déverrouilla comme par magie dans un clic sonore en s'ouvrant brusquement. Je perdis l'équilibre et tombai... Sur le cul. Dans les deux sens du terme.

Lancelot – David, ou peu importe qui pouvait bien être ce dégénéré – me lança un sourire moqueur.

– À quelle heure finis-tu mon ange ? Que nous discutions un peu de notre lien.

Je m'étranglai en avalant ma salive de travers.

– Nous n'avons aucun lien. Retourne d'où tu viens et fous-moi la paix.

Se relever me demanda un effort impensable, et je dus me retenir à la poignée de la porte quand mes genoux flageolèrent.

– Comme c'est charmant, tu en trembles déjà d'excitation !

Lui claquer la porte au nez me procura une extrême satisfaction. D'autant plus quand il se la prit en pleine figure, arrachant à Sara un éclat de rire qui se répercuta dans tout le magasin.

Seule dans la petite pièce de cinq mètres carrés qui nous servait de salle de pause, je m'affalais sur l'unique chaise disponible avant de laisser tomber mon front sur la table. Prenant de profondes inspirations afin de calmer un pouls affolé, je me demandais si la théorie de complot pouvait s'avérer possible. À moins que je n'aie commencé à avoir des hallucinations suite à mon accident. Un grave traumatisme crânien entraînant une démence passagère. Bien plus crédible que de croire qu'une créature fantastique m'attendait là, derrière cette porte, dans l'unique but de me torturer mentalement !

– Tu débloques ma fille ! Me serinai-je à voix haute.

Encore fébrile, je me levai pour récupérer le téléphone portable rangé dans mon casier. Mes doigts tremblèrent tant qu'il fit un vol plané et s'écrasa sous la chaise, les différentes pièces le composant éparpillées un peu partout.

– Merde, tout va de travers !

Pendant un instant, demander à Quentin de venir à la débauche fut d'une tentation extrême. Seulement, il fallait être réaliste : nous ne nous connaissions pas suffisamment pour qu'il puisse m'aider sur ce coup-là. Et vu mon actuel taux de chance, il pourrait même croire que je le trompais. Non, pour une fois qu'un garçon bien prenait place dans ma vie, je devais faire en sorte de le garder. Plus encore de régler mes problèmes en adulte.

Forcément, je devrais affronter ce type. Non, cette « chose ». Car s'il était bien ce qu'il prétendait être – et ne parlons même pas du fait qu'il puisse ouvrir une porte par la pensée – alors la situation pouvait s'avérer dangereuse. Je devrais tenir Quentin à l'écart de toute cette histoire. Le blesser étant la dernière chose que je souhaitais.

M'armant de courage, je réassemblai le portable, le rangeai puis sortais. Sara me rejoignit à mi-chemin, inquiète.

– Que s'est-il passé pour que tu lui claques la porte au nez ?

– Est-il parti ?

Ses lèvres s'entrouvrirent, mais aucun son ne s'en échappa. À la place, elle se contenta de désigner le coin chaussures d'un mouvement de tête.

Confortablement installé sur un tabouret dans une pose qui transpirait l'arrogance et le sex-appeal, l'insupportable mannequin nous adressa un signe de la main. Était-ce trop naïf d'espérer qu'il fiche le camp de lui même ? Apparemment.

Nous nous dirigeâmes toutes deux vers la caisse, et je fis simplement comme s'il n'existait pas. Puisque le refus déclenchait cet instinct primaire proche de la chasse qu'ont tous les hommes arrogants, je l'ignorais royalement dès qu'il s'efforçait d'attirer mon attention. Ce petit jeu pervers dura toute la journée. Feignant de ne pas entendre ses appels et résistant à l'envie de lui balancer une chaussure en travers de sa gueule d'ange dès qu'il me souriait avec suffisance. Nombreuses furent les clientes à se pâmer devant lui, prêtes à n'importe quoi pour s'attirer ses faveurs. Nous découvrîmes par la même occasion que pas mal de nos acheteurs les plus sympathiques étaient homosexuels.

L'heureuse contrepartie résidait certainement dans le fait que plus personne ne nous sollicitait pour des broutilles. Notre fin de journée fut excellente et le chiffre d'affaires satisfaisant. Adrienne serait aux anges.

À dix-huit heures, alors que j'avais perdu tout espoir et échafaudé un plan mettant en scène la police et les services secrets, l'abruti se leva de lui-même pour filer vers la sortie. Interloquée, je le regardais faire jusqu'à qu'il ne se retourne pour me souffler un baiser.

– Il a fini par en avoir marre de t'attendre ! soupira Sara une fois que les portes automatiques se furent refermées sur lui.

– Eh bien tant mieux. Franchement, il commençait à me filer les jetons à nous surveiller.

– J'avoue que sa façon de faire avait un côté flippant.

Nous fermâmes le magasin sans encombre, encaissâmes les dernières clientes peu désireuses de rester maintenant que l'attraction de service venait de se faire la malle, puis partîmes récupérer nos affaires avant de quitter la boutique. Je restais songeuse devant la porte et son verrouillage à code. Une partie de moi craignait que cet homme fût bien la créature infiltrée dans mon rêve, et l'autre ricanait déjà devant ma paranoïa aiguë.

Sara se vautra sur la chaise en plastique, s'étira de tout son long dans une vaine tentative pour soulager un dos douloureux, puis bâilla avant de se relever.

– Il était temps que cette journée se finisse.

J'acquiesçais, plus occupée à rallumer mon téléphone qu'à réellement écouter cette phrase pour la millième fois. Il sonna presque immédiatement.

– Quentin s'est finalement rappelé que tu existais ?

Tenter de lui dissimuler mon sourire béat ne fonctionna pas. Il m'avait écrit. Il avait pensé à moi !

– On doit se voir demain soir. Il m'a promis de me prévenir s'il réussissait à se libérer.

D'un bond, Sara se précipita dans mon dos, posant son menton sur mon épaule afin de mieux profiter de la réponse.

– Alors, tu l'ouvres ce SMS ?

J'inspirai profondément, le smartphone à bout de bras et priant intérieurement pour qu'il ne s'agisse pas d'une annulation de dernière minute. Quentin avait le chic pour ce genre de plan foireux.

– Quand je pense qu'il va encore devoir faire le taxi parce que je n'ai plus de voiture ! C'est peut-être à cause de ça qu'on ne se voit pas souvent...

– Oh, mais arrête un peu avec cette bagnole ! C'est devenu une obsession, tu ne fais que parler de ça.

Je me renfrognai devant la justesse de sa remarque.

– Je radote, et alors ? C'est mon droit, je suis plus vieille que toi.

– Vieille et sénile. Dépêche-toi d'ouvrir ce texto avant d'ajouter la « vieille fille » à ta liste.

Nous découvrîmes ensemble le message de Quentin. Bref et sans artifices, il confirmait simplement notre sortie au restaurant. Mais ce que je retins le plus tenait en cinq mots : « J'ai hâte de te revoir ». Cette petite phrase me mit du baume au cœur.

Verrouillant le téléphone sans un mot, je le rangeai dans ma poche de jean. Sara s'éloigna pour enfiler son manteau d'un rouge flamboyant.

– Qu'allez-vous faire de votre soirée ?

Un long soupir s'échappa d'entre mes lèvres serrées, et tout en revêtant mon trench jaune, je réfléchis aux options qui se présentaient.

– Je crois qu'il veut m'emmener dans un restaurant assez chic.

– Tu devrais acheter la robe en lin pour l'occasion. Elle t'irait comme un gant.

– J'y ai pensé.

Et plutôt deux fois qu'une ! Mais, souci numéro un : où trouverai-je l'argent pour me payer ce magnifique bout de tissu à présent hors de mes moyens ? Je devais économiser maintenant que... bref. Je devais faire attention.

– Si tu as besoin que je t'avance un peu d'argent, n'hésite pas. Répondit Sara d'une façon qui laissait à penser que mes tracas devaient se lire sur mon visage.

À force de travailler ensemble, nous nous connaissions plutôt bien.

– Non, ne t'inquiète pas. Je trouverai un moyen. Et puis, je dois bien avoir quelque chose dans ma penderie qui fera l'affaire.

Un beau mensonge pour préserver une fierté déjà bien entamée. J'aurais bien accepté, sauf que le plus difficile pour une personne ayant pris l'habitude de ne compter que sur elle-même résidait dans le fait d'admettre avoir besoin d'aide.

*

Une bourrasque me cingla le visage, et le froid qui s'ensuivit m'arracha un frisson tel que je remontai aussitôt le col du blouson dans l'espoir d'atténuer cette température glaciale. Il faisait déjà nuit, plus personne ne traînait dehors à cette heure-ci. Nous n'étions pourtant qu'en octobre ! Dans cette ville, le temps semble souvent indécis.

– Demain soir je vois Quentin ! chantonnais-je avec enthousiasme.

Je me plus à imaginer comment se déroulerait la soirée, bien que certaines choses ne soient pas encore à l'ordre du jour. J'ignorais ce qu'il en était de son côté, mais l'affection que je ressentais à son égard m'aidait dans les situations difficiles. Était-ce réciproque ? J'espérais vraiment que oui. Pour une fois, l'idée d'avoir d'autres facultés en plus que celle de simplement interagir avec les morts paraissait séduisante. Comme être télépathe par exemple. Quoique non, les fantômes en auraient certainement profité pour m'inonder de messages de détresse et cela m'aurait rendue folle en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

Le chemin bifurquait pour déboucher sur l'avenue principale où se situait mon arrêt de bus. Le même que celui où Quentin attendait le premier jour. Je soupirai.

– Ce Quentin doit être un sacré gigolo pour que tu te languisses de la sorte ! ironisa une voix de basse à côté de moi.

La panique me submergea. Le soi-disant incube avançait droit vers moi dans une démarche de prédateur, émergeant des ténèbres de la ruelle comme si la nuit lui appartenait.

– Que me veux-tu ?!

Mais cette voix que je voulais dure et sûre d'elle se mua en un couinement plaintif. Avec ça il allait s'enfuir en courant, c'est sûr !

Ses traits se durcirent.

– Je te retourne la question. Qu'attends-tu de moi ?

– Mais je ne veux rien de toi ! Ou plutôt si. Que tu me foutes la paix.

D'un mouvement si rapide qu'il aurait été impossible de s'y dérober, il se planta devant moi et m'empoigna par les épaules. L'incroyable chaleur émise par son corps me réchauffa immédiatement.

– Alors, pourquoi m'avoir forcé à revenir ?

J'esquissai un pas en arrière, mes talons glissant sur le pavé humide, mais sa prise était trop ferme pour espérer pouvoir s'échapper. S'il n'avait pas eu une poigne d'acier, je me serais encore affalée par terre.

– Lâche-moi !

– Pas avant que tu ne m'aies répondu.

Malgré l'épaisseur de mes vêtements, ses doigts me comprimaient au point de faire affluer les larmes. Il avait bien choisi son moment pour apparaître dans le coin le moins fréquenté de la ville. Le peu de personnes qui seraient susceptibles de passer par cette ruelle mal famée s'enfuirait en courant dès qu'elles poseraient les yeux sur ce cinglé colérique.

– Je n'en sais rien, tu me fais mal ! LÂCHE-MOI !

Par quel miracle cela se produisit, je l'ignore, mais le fait est que ma supplique l'atteignit enfin. Ses bras lui retombèrent le long du corps, inertes.

– Et tu te permets le luxe de pleurer ? cracha-t-il, excédé.

D'un geste rageur, je tirai sur les manches du pull en laine pour m'essuyer les joues. Il me restait tout de même un soupçon de dignité malgré les circonstances. Sauf qu'entre le froid, la fatigue et les nerfs, mes tremblements trahirent ma peur.

– Tu ne sais rien de moi, tu ne me connais pas, alors ne t'avise surtout pas de me juger.

Tandis que j'échafaudais mentalement un moyen de prendre la fuite, Lancelot ferma les yeux, et m'enlaça. Lutter se révéla vain. Non seulement il se foutait de mes coups de pieds comme de l'an quarante, mais plus lamentable encore, la peur annihilait toutes mes forces. Profitant de sa position de force, il enfouit le nez dans mes cheveux.

– Tu te trompes petite passeuse d'âmes, me murmura-t-il au creux de l'oreille. Je connais ce qui se cache au fond de ton âme. Cette lumière qui nous attire tous avec la promesse d'une rédemption, ce besoin désespéré d'amour. Tes espoirs m'ont nourri et attiré au travers de tes songes depuis bien longtemps. Et cette solitude qui semble t'étreindre chaque jour durant, cachée derrière un sourire feint, a trouvé écho dans l'incube que je suis.

Le paysage parut vaciller tout autour de moi. L'affolement se transforma en terreur et a contrario, mon cœur se serra. Je le repoussai avec toute la force du désespoir, et ne parvins à cet exploit que parce qu'il se laissa faire. Il recula, l'air incertain, une ombre glissant sur son visage. Sans attendre une minute de plus, je me mis à courir. Loin, très loin de ce fou et de cette vérité que je refusais d'entendre.

– Tu vas te faire mal mon ange, lança-t-il d'une voix dénuée de toute inflexion.

Comme par hasard, l'un de mes talons glissa sur le pavé mouillé. Ma cheville suivit le mouvement en se tordant et je chutai lourdement par terre. Hébétée, je me redressai avec peine. Mes mains saignaient, des petits cailloux s'étant logés sous la peau. Fixant le sol détrempé, je feignis de ne pas voir mon harceleur s'approcher à pas mesurés.

– Tu vois ? Je te l'avais bien dit.

L'enfoiré !

Lancelot s'accroupit à ma hauteur. Quand il fit mine de vouloir me toucher, je me reculai pour échapper à son contact. Mon trench serait minable, mais à cet instant précis, je m'en foutais.

– Vas-tu enfin te calmer ? Me sustenter de toi n'est pas la priorité immédiate...

Son irritation mua pour laisser place à un sourire salace.

– ...quoiqu'il me semble bien que le dernier repas convenable que j'ai eu remonte à une éternité.

J'allais répondre qu'il pouvait bien aller se faire voir quand il se reprit.

– Range-moi ce regard meurtrier. Il y a bien longtemps que je t'aurais fait du mal si telles avaient été mes intentions.

Comprenez que le sous-entendu de sa phrase contenait plutôt un « si j'avais pu ». Toutefois, je le crus au vu de ses capacités. Pourquoi s'emmerder à me terroriser quand il pouvait m'écraser d'un claquement de doigts ? Quelque chose me disait que cela aurait été moins drôle. Ou bien que comme il le prétendait, je possédais réellement un ascendant sur lui.

Comprenant certainement mon dilemme intérieur, il se releva et attendit que je fasse de même.

– Tu n'aides jamais les femmes blessées à se relever ? jurai-je à mi-voix, aussi bien pour le tester que pour dissimuler mon effroi.

Cet homme à la beauté stupéfiante fit claquer sa langue, s'exécutant avec exaspération. J'en restais bête tant sa réaction ne collait pas avec la situation. Il agissait à la manière d'un gamin capricieux pestant après ses parents. C'est ce détail-là qui me poussa à accepter la main qu'il me tendait.

Mes doigts se réchauffèrent immédiatement à son contact. Je le diabolisais tant que la douceur de sa peau me surprit. Ce n'est qu'à ce moment-là que je remarquai enfin qu'il ne portait aucun manteau. Rien qu'un simple pull gris perle mettant en valeur la lumière de ses yeux. Il me tira une fois de plus vers lui, mais eut la décence de ne pas en profiter.

– Viens.

Comme il s'obstinait à ne pas me lâcher, je n'eus d'autres choix que de le suivre. Et vu son allure, je pouvais m'estimer heureuse que la chute ait provoqué plus de salissures que de maux.

*

Nous prîmes place dans un petit café – parce qu'il s'avérait plus sage de choisir un endroit fréquenté où il lui serait difficile d'abuser de ses pouvoirs – et nous assîmes en plein milieu de la salle.

Ce mec se servait de son apparence comme d'une carte de visite. Ce qui, je dois bien l'admettre, fonctionnait à merveille. Sans attendre, une serveuse se précipita à notre table en le dévorant des yeux. C'était loin d'être discret car même ce taré s'en rendit compte, la gratifiant automatiquement d'un sourire explicite. Malgré tout, le professionnalisme dont elle fit preuve jusqu'au bout l'honora. Je pris un expresso et Lancelot... Eh bien, après une très longue hésitation, Lancelot ne prit que de l'eau. Et sans gaz ni quoi que ce soit. Non, juste de l'eau plate. La serveuse en resta comme deux ronds de flan, mais ne se permit aucun commentaire.

Dans une pose étudiée, le mannequin s'avachit sur le dossier de sa chaise de façon à ce que toutes les femmes présentes puissent admirer son corps parfaitement sculpté sous le pull de cachemire ajusté. Puis après s'être assuré que je l'observais, il lança un clin d'œil suggestif à la serveuse qui nous ramenait nos commandes. Je me retins à grand-peine de lui jeter ma boisson à la figure. Il l'aurait amplement mérité. Tasse et coupelle en prime.

– Maintenant que tu m'as traînée de force ici, vas-tu m'expliquer ce que tu me veux ?

Ses deux mains s'abattirent brusquement sur la table. Je sursautai et une partie de mon expresso se renversa sur la coupe de porcelaine. Quand des têtes curieuses se tournèrent vers lui, il se reprit pour revêtir un masque d'amabilité.

– Tu te permets de jouer encore aux victimes ? souffla-t-il en se penchant sur la table. Quelle garce tu fais !

Avant même de réfléchir à ce que je faisais, le coup de pied partit. Il grimaça, mais ne répliqua rien. Toutefois, ses yeux lançaient des éclairs.

– Dis-moi donc ce que je t'ai fait et que j'ignore mon chéri ? répondis-je d'une voix mièvre au moment où un serveur passait à proximité de notre table.

Il prit une grande goulée d'air, s'inclinant un peu plus vers moi.

– Tu m'as enchaîné à toi, forcé à solidifier nos liens. Tu m'as obligé à ne jamais te quitter...

– Change de disque, ça devient lassant. D'autant plus que nous ne nous connaissons pas. Je n'aurais jamais fait une chose pareille.

Sa langue claqua de nouveau. Il afficha un regard désapprobateur.

D'où me venait cette facilité à le rembarrer ? Le moins que l'on puisse dire était que je n'avais jamais été aussi naturelle avec quelqu'un. Un constat à la fois fascinant et terrifiant...

– J'ai été forcé d'emprunter ce corps pour pouvoir répondre à tes exigences.

– Quoi ?!

Après le coup de la porte et du talon glissant sur le pavé, je ne pouvais que le croire. Surtout quand sa voix trahissait cette rancœur.

– D'où viens-tu ?

– Je vivais dans le bas astral. Et quand ce brave gars s'est suicidé... Disons simplement qu'il aurait été bête de laisser passer une telle aubaine.

Je déglutis difficilement. Et histoire de me donner la contenance qui me manquait, je serrai la tasse de café chaud entre mes mains, évitant ainsi de triturer mon pull.

– Alors le véritable David est décédé ?

Lancelot se mit à sourire, arborant un air mystérieux qui n'augurait rien de bon.

– Oui.

J'essayai de boire malgré une gorge nouée. Le liquide me brûla le palais. Je reposai le café et cédai finalement à la nervosité en tirant sur mes manches.

– Ce qui veut dire que tu possèdes ce corps ? Comme dans les films d'horreur ?

– Non, il est mien maintenant que son âme originelle est partie. Malheureusement, je récupère progressivement les souvenirs de David. Et par la même occasion une partie de son caractère.

– Génial.

– Pour un incube, c'est le minimum.

Je baissai les yeux quand il essaya de capturer mon regard.

– Tu ne fais que parler d'incubes, pour moi ce sont des démons tout juste bons à être exécutés dans la plupart des livres fantastiques. Qu'es-tu au juste ?

Il grimaça, vexé.

– J'étais humain, il y a très longtemps. Doté d'un corps aussi séduisant que celui-ci. Une fois mort, mon âme est passée du côté du bas astral, ce qui est pour vous le plus proche des enfers. D'où crois-tu que viennent ces légendes sur les vampires sexy ? Les incubes sont des vampires énergétiques. Pour survivre, j'ai appris à me nourrir de la vitalité des vivants au travers de rêves érotiques. Parfois plus.

Il éclata d'un profond rire de gorge tandis que mon visage s'empourprait. Rire qui se révéla malheureusement très sensuel. Et voilà. Je venais de décrocher le gros lot en matière de pervers psychotique... Et mort. Quelle veine !

– Mais je te rassure mon ange, si j'avais eu la chance de tomber sur un tel rêve venant de toi, je serais directement passé dans la lumière.

Mon rythme cardiaque s'emballa. Sauf que cette fois-ci, cela n'eut rien à voir avec de la peur. Bien au contraire. Le frisson qui me parcourut m'ôta la petite voix intérieure qui criait au loup.

– Une petite passeuse d'âme des plus innocentes...

– Arrête de m'appeler comme ça, répliquai-je dans un vague murmure.

– Pourquoi donc ? C'est ce que tu es.

Puis il marqua une pause, et reprit :

– En fait, tu ignores en quoi cela consiste.

Je relevai les yeux sur lui. Pourquoi fallait-il qu'une créature tout droit sortie de nulle part soit la personne m'apportant des réponses sur mon anormalité ?

Je gardai le silence. Il reporta son attention sur le verre d'eau – auquel il n'avait toujours pas touché – en faisant glisser ses doigts sur les bords. Puis il accrocha mon regard avec une telle intensité que je me sentis fondre intérieurement. Je fermai les paupières pour calmer mon pouls et retrouver un semblant de self-contrôle.

– Comme je me sens d'humeur magnanime, je vais te simplifier les choses. Une passeuse d'âme est une humaine capable de voir et de sentir les défunts. Elle les aide à passer dans la lumière, l'astral, ou ce que vous appelez le paradis. Pour ce faire, elle irradie d'une énergie plus élevée que le commun des mortels, attirant de ce fait comme des insectes ceux qui souhaitent la rédemption. Tu es comme un phare dans la nuit noire. Comme un ange illuminant les ténèbres où nous sommes plongés, sans jamais pouvoir être atteints.

Je ne saurais comment l'expliquer, mais il ne me mentait pas. Je le sentais. Il n'aurait rien eu à y gagner. Pourtant, les démons ne sont-ils pas censés être les maîtres de la tromperie ? Je pouvais le croire, mais ne pas lui faire confiance. Les deux étant tout à fait compatibles. Surtout quand il me faisait ces yeux-là... Je sais, je suis faible.

– Remballe ton regard pour la prochaine serveuse !

Il cligna des paupières et me sourit pour compenser.

– Je n'ai jamais cherché à expier mes fautes, mais ta lumière m'enchaîne. C'est ce que ton âme veut vraiment, répondit-il à la question que je me refusais à poser.

Moi je voulais d'un démon pervers dans ma vie ? Plutôt mourir !

J'avalais le café d'un trait. Mais le goût douceâtre ne me réconforta pas comme d'habitude. J'avais juste besoin de rentrer et de digérer tout ça toute seule. De penser à ce qui venait de se dire sans qu'un mec aussi canon ne vienne me perturber en débitant tout un tas de vérités impensables. Impensables, c'était le mot.

Ouais, je pouvais encore essayer de me convaincre du contraire.

– Puisque tu as hérité d'un corps de mannequin, tu dois également avoir le compte en banque qui va avec pas vrai ? Je te laisse régler la note.

Et je quittai le café en priant pour qu'il ne me poursuive pas, courant afin de rejoindre le tramway au plus vite. Il n'y a rien de plus stupide que de devoir ravaler sa fierté pour se faire raccompagner.

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