Marquée par l'attitude reptilienne de sa grand-mère, elle se leva de mauvais poil. Elle tenta de ne pas trop angoisser davantage mais le sms de Ken eut l'effet contraire; il l'informait du programme de la journée ; promenade matinale avec Goda et ensuite sa première leçon avec le boss. Lilith retourna se coucher et tenta d'ignorer Akira qui était venu la chercher.
- J'arrive! Tonna-t-elle devant son insistence
Elle ouvrit son armoire et s'arrêta net. Cligna les yeux plusieurs fois pour s'assurer qu'elle ne dormait pas.
- Lilith san! Fit Akira derrière la porte
Lilith enfila sa salopette encore humide et se hâta de suivre le garde.
L'Oyabun les attendait près d'un magnifique ginkgo biloba, un arbre vénéré par sa longévité. Le soleil dormait encore. Mais le vieil homme semblait aussi revigoré que le saké.
Il gardait son air impassible. La montagne que rien n'ébranle. Il fit le tour de sa propriété, méditant, mains derrière le dos, marchant un pas à la fois comme si l'éternité patientait pour lui. Une heure de complet silence. Réfléchissait-il sur les événements récents? Avait-il besoin qu'elle dise quoique ce soit? Qu'elle montre un minimum de chagrin? Qu'elle lui présente ses condoléances? Lilith se questionna sur l'intérêt de cette sortie trop matinale à son goût. Sous le regard attentif des milliers de fleurs, plantes, arbustes sauvages qui poussaient dans une harmonieuse symphonie, elle se tu, et tenta de taire son ventre qui criait faim. C'est donc avec euphorie qu'elle rejoignit sa famille à table.
Le boss était absent, remplacé par Ren. Encore lui! Il esquissa un sourire déstabilisant. Elle se sentit rougir comme une betterave, cet homme avait un charme impossible! Il portait aujourd'hui un col roulé en tricot noir qui ressortait davantage la perfection son visage carré. Elle prit place à coté d'oncle Asami, remarqua que Ken assurerait le service pour la journée. Il n'avait pas l'air plus content qu'hier, mais au moins il était intact, mis à part qu'il jugeait d'un regard sévère ses jambes nues. Sérieusement, il devrait apprendre à lâcher l'os!
La table était remplie des plats qui calmèrent l'appétit de Lilith pour les jours à venir : criquets caramélisés de sauce soya, une mixture verdâtre couleur caca qu'elle découvrit assez vite étaient des cerveaux de craves, accompagnés de morceaux de poisson qui dégageaient une odeur particulière. Kaedo avait raison de jeûner, et ce ne serait pas mauvais pour elle de commencer dès aujourd'hui.
- C'est un mets de luxe, fit Ken lui signalant un morceau de poisson
- Le funazushi a fermenté pendant 3 à 4 ans, commenta oncle Asami, très fier de lui
Le regard de Ken disait clairement qu'elle ferait mieux de ne pas l'embarrasser, et de prendre presto le funazushi. Elle garda un visage robotique, s'empêcha de respirer l'odeur nauséabonde de ce mets fermenté, se demanda si les riches n'avaient donc mieux à faire que manger le poisson pourri.
Elle sourit à Ken et prit plusieurs gorgées de thé. Elle s'aperçut que l'Oyabun mangeait avec grand appétit. Il capta son regard, l'invita à y goûter. Le sourire de Lilith craqua, elle se trouva avec une assiette remplie d'une belle tête de poisson dont les yeux étaient aussi grands que des balles de golf. Elle prit lentement sa baguette, tout sourire disparu, et tenta de prendre un morceau, sous le regard très attentif de Goda et celui, plus intrigué de Ren. C'était encore une épreuve, qu'elle comptait passer avec succès. Mais elle se bouta devant un choix difficile : quoi prendre entre l'appétissante bouche gluante du funazushi et une partie toute aussi gluante de son cerveau graisseux? Ren l'étudiait attentivement, comme si il comprenait ce qui lui trottait dans la tête.
Soudain, le poisson fit le choix pour elle; la tête et les yeux se mirent à bouger en unisson comme un vibromasseur en plein puissance. Lilith sauta trois mètres en arrière, en criant, atterrée!
Le silence qui en suivit lui rappela qu'elle devrait apprendre à accepter que le Japon était une civilisation extraterrestre.
Lentement, elle se rassit, n'osant pas affronter aucun des regards. Goda toussota, un fois, puis deux. Si elle ne le connaissait pas, elle pourrait croire que grand-père trouvait cela amusant. Asami parut choqué du manqué du respect porté au funazushi.
- Un peu vivant, commenta Goda sereinement, en mangeant l'oeil de la bête
Elle fixa son assiette, honteuse.
- C'est plutôt unicité, opina Ren, d'une voix qui lui rappelait celle de son prof de gym, forte, qui aime se faire obéir. J'imagine qu'en France, vous mangez des croissants au déjeuner
Lilith lui en fut reconnaissante de ne pas amplifier sa bourde.
- Oui, dit-elle, d'une petite voix. Avec du café
- J'ai apporté du café de Cuba, enchaîna-t-il, le ton anodin. Je crois qu'il m'en reste encore. Cette boisson n'est pas très appréciée par ma famille
Du vrai café! Elle assisterait à plusieurs leçons avec le boss sans rechigner pour une tasse fumante!
- Merci, dit-elle
Il continua à l'étudier. Quoi? Avait-elle quelque chose sur le front?
- Si j'ai bien compris, Yoko kun est venue apprendre de notre culture
Drôle de façon de mettre les choses en perspective. Elle lança un regard à Ken qui lui intimait de ne pas se ridiculiser.
- Ouiii, répondit-elle avec hésitation
- Vous aimez le Japon?
Question piège.
- Vous avez des codes sociaux un peu compliqués, dit-elle, prudente
- Nous irons au Temple, cela pourrait vous aider à comprendre
Encore??? Lilith aimerait bien leur dire de laisser les touristes profiter du temple. Mais le deuil exigeait qu'elle honore son grand-père, aussi noir que fut son âme.
La conversation reprit. Asami évoqua l'horaire chargé de la journée; plusieurs clans venaient présenter leurs respects suite au décès de l'honoré fils. Lilith picola dans son assiette, tentant d'échapper au poisson qui se moquait d'elle.
- ... Inagawa Kai sera là dans une heure... ensuite les Ishidas mais ils seront représentés par Yuba Hasegawa
Ce nom lui sonnait étrangement familier. Elle creusa sa matière grise....rien.
- Yuba san est encore le chef, commenta Ren, légèrement étonné
- Pas pour longtemps, repondit Asami.
Lilith sentait qu'il se préparait quelque chose. Ren croissa son regard, elle y lut de la contrarieté.
- Daizuke Watanabe demande un entretien privé, ajouta Asami
- Que souhaite-t-il? demanda lentement le chef de famille
- Réitérer sa demande, répondit son fils
- Hmm
Goda ne semblait pas particulièrement ravi de le recevoir. Elle commençait à le connaitre pour pouvoir détecter un peu ses humeurs. Elle laissa les hommes discuter d'affaires et suivit Ken qui la raccompagna dans sa chambre. Elle pouvait l'entendre bougonner silencieusement. Il finit par verbaliser sa contrariété;
- Ne remets plus cette salopette
- Tu n'aimes pas? fit-elle innocemment
- Ce n'est pas acceptable montrer ses jambes devant le Oyabun
- Quelle poise! Et moi qui voulait te montrer ma garde-robe
Lilith lui sourit gentiment et l'invita dans sa chambre. Intrigué, Ken la suivit. Elle se dirigea droit vers son armoire qu'elle ouvrit. Le visage de Ken se contracta immédiatement devant les cadavres mitraillés par des ciseaux.
- Je suis une hâfu, métisse indésirable, c'est ça? Fit l'adolescente, tout sourire disparu,
- C'est arrivé quand? Glapit-il
- Je m'en suis aperçu ce matin
Elle se planta devant lui, le fixa durement ;
- Je veux une serrure blindée, aujourd'hui et je ne me répéterai plus jamais!
- C'est pas Takada, rétorqua Ken en respirant lourdement, tentant de cadrer son plan d'action
- Comment...
- Youta surveille les allées et venues vers ta chambre depuis hier. Il me préviendrait dès la seconde que cette couleuvre aurait seulement l'idée de ramper jusqu'ici.
- Mais si c'est pas lui, alors qui...
- C'est un coup de ta grand-mère, lâcha Ken
Lilith ouvrit la bouche.
- Sale chienne! Vociféra-t-elle, se refusant la douleur qui poignardait son coeur
- Je vais en parler au boss pour la serrure, fit Ken, sombre. Bon sang, on n'avait pas besoin de ça maintenant qu'ils voulaient t'intégrer à la famille
Il semblait sérieusement inquiet. Il envoya un sms. Cinq minutes plus tard, Mme Soko lui apportait une robe avec des collants qu'avait appartenu à la fille et qui lui donnaient l'impression d'être Alice aux pays des merveilles version cercueil funèbre.
- Mme Soko? Questionna Lilith
La vieille dame cachait plus de secrets derrière son air calme.
- Nous irons faire des achats, la rassura-t-elle avant de quitter avec un peu trop de hâte
Lilith la laissa s'en aller....pour cette fois-ci.
Quelques minutes plus tard, elle rejoignit les hommes dans la cour.
- Ou as-tu caché les cendres? Demanda Youta, illuminé comme un ampère dans son veston imprimé de carreaux très raffiné accompagné d'un pantalon gris à jambe étroite et d'une paire des souliers en cuire de léopard
On pouvait tout reprocher à Youta, mais la mode et le style, il s'y connaissait.
- Pourquoi tu viens avec nous? Tu n'es pas de la famille
- Qui dit que je ne suis pas, baka*? répliqua l'adolescent, en passant ses doigts dans ses cheveux blonds, récemment coupés
Elle commençait à avoir des doutes. Était-il un enfant de l'amour né des amours illicites d'un des yakuzas? Physiquement, il ne pouvait pretendre au trone de la legitimité. Mais il vivait au manoir, employé sous les ordres du Oyabun, et la traitait en égal. Elle devait questionner Ken à ce sujet. D'ailleurs où était -il? Elle le chercha parmi les gardes.
- Il est pas là
- Ou il est?
- T'es vraiment conne toi. T'as oublié l'incident d'hier? Par ta faute, Ken san va se faire réprimander par le boss
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Ta vieille s'est plaint au Oyabun.
Biensur, Mamie de l'Enfer, était outrée pour la palissade subie par sa racaille de petit-fils.
- Est-ce que Ken aura des problèmes?
Il haussa les épaules et monta dans la Bugatti Chiron.
- Tu pensais monter avec l'Oyabun, idiote
- Pourquoi pas? Je suis sa petite-fille chérie, répliqua-t-elle. Arrête de m'insulter, gros branleur!
- Personne monte avec l'Oyabun, pointa l'adolescent, pas du tout contrarié qu'il lui tient tête, mais plutôt satisfait qu'elle le fasse. Seulement le boss et parfois Asami-san. Et Ren-san, parce qu'il est un invité spéciale
Lilith soupira. Leurs codes étaient étranges. Mais Ren lui paraissait intéressant, il semblait désireux de mieux la connaitre, contrairement au reste de la famille qui la fouillait comme si elle avait le SIDA.
Ils arrivèrent finalement au temple. Il pleuvait. Youta sortit son parapluie blanc plaqué d'or avec des bordures roses, très chic. Lilith leva les yeux au ciel, ce gars était uniquement incroyable.
Asami et Ren suivaient l'Oyabun qui alla se recueillir au Temple. Les gardes, plus nombreux surveillaient l'arrivée d'une marée de dignitaires en costumes et cravates. Lilith resta en retrait avec Youta, et observa un étrange manège ; par petits groupes, ils se mirent à entrer puis sortir du temple à dix minutes d'intervalles. Ils semblaient être des gens très importants. Tous étaient âgés dans la cinquantaine, sauf un, qui paraissait tout droit sorti du lycée. Il semblait aussi sérieux que le Pape, portait un complet blanc sans cravate, et il était plutôt beau garçon. Elle l'observa alors qu'il saluait d'autres membres du clan. Il ne semblait pas vraiment vouloir chercher le contact mais plutôt tolérait leur conversation.
- Qui sont-ils?
- Les autres clans yakuzas, dit Youta d'un ton si bas qu'elle l'entendit à peine
Lilith comprit que cela devaient être les leaders yakuzas dont oncle Asami parlait ce matin. Et que c'était assez important pour que Youta ait peur d'être entendu. Les entretiens s'éternisaient, son regard parcourut l'assistance des touristes, moins nombreuse aujourd'hui. Des allemands, quelques africains, et là, près du poteau, une tête blonde bouclée. Elle cligna les yeux, une, deux fois. La tête blonde fouillait la foule, de loin, elle percevait son sac à dos vert fluo qui contenait une camera. Le coeur de Lilith tambourinait. Elle se mit sur la pointe des pieds pour mieux suivre ses pas.
- T'as vu quoi? Questionna Youta
- Rien
La pluie se mit à tomber plus fort, les touristes déjà couraient chercher refuge sous les temples. Youta décida d'aller rejoindre Queue-de-cheval tandis que Lilith revint sur ses pas pour retrouver sa voiture. Elle avait perdu la trace de Boucles d'or mais avait un plan pour verifier son identité.
Elle descendit les marches au pas de course et frappa de plein fouet un mur.
- Pardon....
-Hey, la touriste!
Lilith fit face au sourire glacial du voyou qu'elle avait rencontré au café, le jour de son kidnapping.
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Baka: idiote