Au Méconnu Pays des Spectres

By iGouverneur

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En tant que premier fils des richissimes Bourg-Ravage, Anatole doit faire un choix : prendre la succession de... More

PROLOGUE : ADIEU NOAH
Chapitre 1 : Le gala des Bourg-Ravage
Chapitre 3 : Lord Bay

Chapitre 2 : Engagements

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By iGouverneur

Une semaine après sa rencontre avec Henry Pickword, Anatole dut s'absenter quelques jours du domaine de la Lyre Dorée, afin d'accompagner son père le temps d'un voyage à l'étranger. Ainsi, nous le retrouvons l'air pensif, installé sur une confortable banquette de la luxueuse première classe d'un éclatant train de la Compagnie de Chemin de Fer du Nord. Faisant face à une vitre brumeuse au travers de laquelle filait à toute allure des paysages du haut de la France, son regard sérieux faisait écho à la mine concentrée de son géniteur, assis sur la banquette opposée. Tout en rédigeant un document à l'encre noir sur la table de bois qui les séparait, Alexandre Bourg-Ravage sirotait un verre de whisky. Quiconque l'aurait observé en cet instant se serait dit qu'il était un homme dans son élément et c'était exactement l'image qu'il souhaitait renvoyer. En tout état de cause, il était un grand travailleur et le cliché de l'homme d'affaire nomade empruntant des voitures Pullman, tout en étudiant des documents confidentiels, lui seyait à la perfection, mais il s'agissait aussi et surtout de business. Alexandre se devait d'entretenir cette image d'aventurier des temps modernes, sans cesse en mouvements, car cela servait son image de marque ; dans toute l'Europe, et bientôt dans le reste du monde, le nom Bourg-Ravage était synonyme de mobilité, de vitesse et d'exploration.

Il y eut soudain une légère secousse, tandis que le train réduisait légèrement son rythme de croisière. En réalité, ce changement était à peine perceptible pour le voyageur ordinaire, mais Anatole, habitué à détecter ce type de signal, tourna la tête en direction de son père qui ne manqua pas de faire réagir.

— Tiens donc, marmonna-t-il d'un air détaché, sans quitter le document des yeux.

C'était un reproche direct, une critique de celles qui sont silencieuses et, donc, beaucoup plus intransigeantes. Anatole balaya le wagon du regard.

Autour d'eux, personne d'autre ne semblait avoir remarqué. Au plus proche, de l'autre côté du couloir, il y avait une vieille héritière aux bijoux bien trop ostentatoires pour être de valeur. Elle était à moitié endormie face à sa fille à peine majeure qui, bien éduquée, restait sagement à sa place, mais dont le regard orienté vers l'extérieur trahissait une profonde envie de fuir. Devant eux se trouvait un couple et leur fils d'environ dix ans. Ce dernier, mieux habillé que le commun des adultes, semblait absorbé par les illustrations inspirée de la mythologie grecque de la frise séparant les murs boisés de la cabine du plafond blanc. Les satyres et autres créatures bondissantes que l'on pouvait y trouver avaient des expressions malsaines qui mettaient Anatole mal à l'aise, mais peut-être les chimères venaient-elles de trouver en ce garçon leur public ? Au loin, trois hommes gros cigares en costumes parlaient et riaient beaucoup trop fort. Ils parlaient de leurs femmes respectives et profitaient de leur absence pour le faire en des termes qui ne leur plairaient pas. Enfin, juste derrière Anatole et son père, un moustachu atteint de calvitie, mais à la posture d'un parfait gentleman, caressait du doigt la petite lampe située sur sa table d'un air pensif.

Que des types d'une bourgeoisie cousine à la leur, se dit Anatole pour lui-même. Mais aucun d'entre eux ne devait être spécialiste des chemins de fers.

— As-tu senti ? demanda Alexandre d'un ton vague.

Il ne fallait pas se fier à l'attitude décontractée de celui-ci : c'était une question de la plus haute importance, bien qu'elle fût inutile étant donné qu'il en connaissait déjà la réponse. Bien sûr, qu'Anatole l'avait senti.

— Une irrégularité, affirma ce dernier.

— Légère mais bien réelle, en effet, confirma Alexandre. Voilà ce qu'il en coûte à la société, de vouloir confier ce type de travail au plus offrant, sans réfléchir à la méthodologie et au savoir-faire. Ah, elle est flambant neuve la Flèche D'or, c'est certain ! Mais l'état de la route... Des anticheminants mals posés et, dans dix ans, tout est à refaire.

Anatole acquiesça les propos de son père d'un geste de la tête. Il y avait plusieurs années de cela, l'entreprise familiale, spécialisée dans la métallurgie et tout particulièrement dans la fabrication de rails, avait été battue par un concurrent sur des critères économiques dans un duel pour remporter la construction de cette ligne ferroviaire, chose qu'Alexandre Bourg-Ravage avait du mal à avaler. Pour un maître d'oeuvre comme lui, parler d'argent pour la production de biens communs était une infamie et le résultat ne pouvait qu'être mauvais. Anatole partageait ce point de vue. Son père avait toujours été le meilleur dans son domaine, tout comme son père qui tenait lui-même du sien et ainsi de suite. Il était le nouveau Gustave Eiffel. Pour autant, bien qu'il n'arrivait pas à en connaître l'exacte raison, Anatole avait cette étrange intuition que son père allait bientôt être dépassée par le progrès et que ce serait à son tour d'être innovant. Il était d'ailleurs doué pour imaginer des choses atypiques, tant son imagination était florissante, mais il avait un véritable handicape que ces prédécesseurs n'avaient pas : il était extrêmement peu habile de ses mains et, en conséquence, particulièrement mauvais en mécanique. Quel type d'ingénieur allait-il faire s'il restait médiocre en ingénierie ? C'était là un mystère dont son père semblait être le seul à ne pas se soucier, pourtant, devenir responsable de la branche canadienne de l'entreprise... ce n'était pas rien.

Soucieux, Anatole détourna une nouvelle fois son regard vers la fenêtre. La pluie s'était invitée sur les carreaux, comme un avant goût de l'angleterre.

En vérité, Anatole savait au fond de lui qu'il était capable de le faire et ces questionnements, liés à ses capacités professionnelles, n'étaient que minimes vis à vis des autres doutes qui s'étaient immiscés en lui ces derniers jours, pour de toutes autres raisons.

*

C'était deux jours plus tôt. La peau blanche de Juliette dansait à la lueur des rayons de lune, qui traversaient sa chambre. Les courbes de son corps frêle, nu et froid semblaient avoir été minutieusement sculptées pour ce moment, des mains d'un artiste bucolique. Son dos, parsemé de mignonnes petites taches de rousseurs, brillait d'une sueure presque désirable sous les yeux d'un Anatole encore allongé, sur le vieux matelas qui les avait accueilli tous les deux. En observant la jeune femme s'étirer, les bras tendus en direction du plafond et les jambes croisées sur elles-même, Anatole se rappelait les histoires folles d'un ami d'enfance, concernant les génies des rêves. Celui-ci affirmait que, dans un autre monde, au Pays des Alentours, des esprits venaient la nuit à la rencontre des dormeurs et se glissaient dans leurs songes pour capter une émotion devenue trop forte pour être supportée seul et la partager avec eux afin de les apaiser. La joie, l'excitation, la peur... Si cette idée saugrenue avait dû être réelle, Juliette aurait été l'un d'eux, Anatole en était certain : elle avait le don d'amplifier la beauté et de la sublimer un peu plus encore. Plus que son coeur ne pouvaient le supporter sans brûler.

Comme un génie des rêves.

— Marions-nous.

C'était sorti tout seul. Surpris par sa propre initiative, Anatole n'en eut même pas honte : c'était comme si son âme s'était exprimée avant même qu'il n'eut le temps d'y réfléchir lui-même, ou simplement d'y penser. Pourtant, une fois la chose dite, cela lui semblait une évidence.

Juliette pouffa de rire comme une gamine découvrant une bêtise d'un camarade de classe et cela contraria Anatole.

— Juliette !

Doucement, la jeune rousse pivota sur elle-même, révélant une poitrine peu généreuse et aux mamelons discrets, mais aux formes parfaites à tout point de vue.

— Quoi ?

Elle avait une mine fatiguée qui témoignait d'une journée de travail épuisante, mais affichait son éternel air de gamine espiègle.

— Marions-nous, insista-t-il.

Il vit le visage chaleureux de la petite fille moqueuse se métamorphoser en une grimace de jeune femme contrariée. Posant ses mains aux longs doigts effilés sur ses hanches, elle le considéra avec un début de colère difficilement contrôlé.

— Ne dis pas des choses que tu pourrais regretter, Anatole, dit-elle la voix hésitante. Ne joue pas à ça avec moi.

— Je ne joue pas, rétorqua-t-il.

Devant autant de détermination, Juliette laissa ses bras retomber le long de son corps, prise au dépourvu. Par la suite, elle l'observait les yeux vives, à la recherche du moindre indice pouvant trahir la supercherie.

— Ca ne m'amuse pas du tout, prévient-elle.

— Moi non plus, je suis très sérieux.

Cela faisait plusieurs années qu'ils se tournaient autour. Anatole était tombé sous son charme dès qu'il l'avait vu libérer ses chevelure flamboyante des crocs d'une barrette mise pour le travail. Elle avait tout de suite remarqué le regard appuyé qu'il avait porté sur elle et, plutôt que de s'en offusquer ou de détaler comme une gazelle face à un lion, elle lui avait adressé un clin d'oeil joueur...

—Et ton père ?

Son père.

La question ramena brutalement Anatole à la réalité et au sujet qui les avait toujours préoccupé : que dirait le reste de sa famille ? En réalité, c'était surtout Juliette qui s'en inquiétait, car Anatole, lui, n'avait jamais pensé que cela pouvait être un réel problème. Bien sûr, cela pourrait étonner, dans un premier temps, mais il connaissait ses parents et, bien qu'ils puissent être stricts, ils étaient avant tout des humanistes, des êtres bons et gentils. Néanmoins, Juliette lui avait fait promettre de ne pas en parler, de peur de perdre son emploi et, même si elle ne l'avouerait jamais, de ne plus jamais pouvoir le revoir. A la suite de quoi, avec une logique qui n'était comprise que d'elle, elle s'était petit à petit mise à lui reprocher de devoir vivre cachés, comme s'il était le responsable d'une fracture sociale insurmontable et qu'il abusait de sa gentillesse, alors qu'il n'avait jamais souhaité qu'il en soit ainsi.

— Mon père comprendra, affirma-t-il.

Elle arqua un sourcil, suspicieuse.

— Vraiment ? Eh bah moi, parfois, je ne vous comprends pas, les De Bourg-Ravage.

Elle faisait toujours ça. Rajouter un déterminant pour appuyer l'aristocratie de la famille.

— La famille passe avant tout aux yeux de ma mère, expliqua Anatole. Si je t'épouse... tu en feras partie et elle ne laissera jamais mon père décider pour nous.

— Super. Je suis obligée de me marier avec toi pour avoir l'appui de belle-maman, c 'est bien ça ?

Anatole n'ignorait pas que le ton était doucement en train de monter.

— Dans l'absolu, non. Mais en l'état, eh bien... disons qu'ils penseraient que...

— Que je ne suis qu'une séductrice aux petits nichons dont tu t'es bêtement amouraché.

C'était vrai.

— Bien sûr que non ! mentit-il par nécessité.

Juliette se dirigea vers l'unique chaise de bois qui meublait sa chambre et y ramassa la robe de chambre qu'Anatole lui avait offert deux mois plus tôt pour son anniversaire. C'était la seule occasion pour laquelle Juliette avait accepté un présent de sa part, car elle ne voulait pas être "achetable comme une jument", selon ses propres termes.

— Je ne vais pas me marier avec un fils à papa juste pour que sa petite môman daigne me regarder autrement que comme une domestique, s'opposa-t-elle vivement.

Anatole se sentit piquer dans sa dignité. C'était là un reproche récurrent, car elle ne comprenait pas qu'il devait beaucoup à ses parents.

— Ah non ? demanda-t-il. Et tu vas faire quoi alors ?

C'était tout de même un comble de se disputer ainsi après une demande en mariage.

Juliette ne répondit pas, laissant toute la place au drame pour s'installer.

— T'auras quoi comme avenir, avec ce que tu gagnes, hein ? Tu vas continuer toute ta vie à jouer à la parfaite boniche le jour et coucher avec le fils à papa dans leur dos la nuit, comme une vulgaire allumeuse ?!

Anatole n'avait même pas vu Juliette se rapprocher de lui lorsqu'une main claqua brutalement sur son visage. Par réflexe, il recula contre le mur pour s'y adosser et porta l'une des siennes à sa joue. Son premier réflexe fut de vouloir dénoncer la chose, mais cela fut si inattendu qu'aucun mot de sorti.

Le silence tomba.

Après quelques secondes, Juliette détourna le regard et s'affaira à finir de se rhabiller, comme si rien ne s'était passé. Anatole avait la joue en feu ; elle n'y était pas allé de main morte.

— C'était mérité... murmura Anatole, reprenant peu à peu ses esprits.

— Oui, en effet, confirma Juliette avec un air sûr et détaché qui trahissait le besoin de s'en convaincre elle-même.

— J'ai dépassé les bornes...

— C'est ça.

— Excuse-moi...

— On verra.

Anatole observa la pièce autour de lui, comme s'il espérait y trouver quelque chose qui lui aurait permis d'apaiser la situation, mais il n'y trouva que des murs et des polars posés un peu partout. Juliette, qui aspirait à devenir autre chose qu'une simple assistante de cuisine, en était fan : les mystères, la recherche de la vérité dissimulée derrière des secrets et l'excitation d'une enquête qui avance étaient autant de choses qui lui plaisait. En particulier lorsque l'action était portée par une femme forte. Une femme forte, comme elle. Rien qui l'arrangeait, dans le cas présent.

—Le prend pas mal, supplia-t-il.

Elle ne répondit pas. Alors il continua.

— Ce que je voulais dire, c'est que... Je te demande pas de le faire vis à vis de mes parents, je te le demande vis à vis de moi. Vis à vis de nous. Simplement, l'un n'empêche pas l'autre, si l'on se marie, ils penseront forcément que c'est du sérieux, toi et moi, sinon.

A ces mots, Juliette prit une pause dans le repliage machinal de certains de ses vêtements pourtant déjà soigneusement pliés, et elle lança un regard interrogateur à l'héritier des Bourg-Ravage.

— Et ça l'est ?

—Quoi donc ?

— Sérieux. Toi et moi ?

— Sois pas stupide, répondit Anatole. Bien sûr que oui.

Bien qu'elle tenta de le dissimuler pour faire bonne figure, Anatole vit nettement un sourire se dessiner aux coins des lèvres de la jeune femme qui fit mine de hausser les épaules.

— Ah bon, dit-elle faussement désintéressée.

Anatole souleva le draps du lit, révélant à son tour son corps nu et poilu, puis en sortit pour aller la rejoindre, auprès de la fenêtre. Là, il lui attrapa une main, qu'il glissa dans la sienne.

— C'est bien pour ça que je ne demandais qu'à toi, Juliette Jacob, si tu voulais devenir ma femme.

Cette fois-ci, elle ne dissimula pas son sourire et, laissant tomber le haut qu'elle avait dans les mains au sol, elle répondit en écho à ses propres propos :

— Sois pas stupide. Bien sûr que oui.

Ce qui s'est passé le reste de la soirée n'appartient qu'à eux, et ne concerne certainement pas les enfants qui liraient cette histoire. Néanmoins, nous pouvons retenir ceci : Anatole était heureux.

Il ne restait plus, désormais, qu'à lui parler du Canada.

*

Le train venait de s'arrêter bruyamment sur le quai de la gare de Victoria, laissant s'échapper un important concentré de vapeur.

Il ne s'agissait plus de l'extraordinaire locomotive verte de la Flèche D'or française, mais d'un fringant cigare noir britannique ayant pour nom sa traduction littérale : le "Gloden Arrow". Exploité par la Southern Railways, ce train-là assurait la partie britannique du voyage et faisait la jonction entre Douvres et Londres. En coopérant et prenant le relais l'une de l'autre, allant jusqu'à partager le nom de la ligne, les deux compagnies européennes souhaitaient proposer à leur client la simplicité d'un voyage direct : un seul et même chemin pour aller de la capitale française à sa soeur anglaise. Pour Anatole, la nécessité de prendre un ferry à Amiens entre les deux trains cassait quelque peu l'effet recherché, mais la possibilité de voyager avec un unique billet séduisait encore beaucoup d'itinérant.

C'était la seconde fois qu'Anatole Bourg-Ravage posait un pied à Londres, la première pour affaires. Elle était à ses yeux une ville merveilleuse où la diversité cosmopolitaine côtoyait des bâtiments à l'architecture singulière. Le style des vieilles maisonnettes d'inspiration écossaise, entassées les unes contre les autres, contrastant avec la splendeur des gigantesques édifices victoriens, le transportaient : il les trouvait justes et chaleureux, d'un naturel inexplicable, comme s'il s'agissait de l'expression de son propre imaginaire. Anatole n'avait jamais aimé le monde et Londres était tellement habité qu'il ne rêvait pas particulièrement de s'y installer, néanmoins c'était, de toutes celles qu'il avait pu visiter, la ville dans laquelle il préférait séjourner.

Après avoir pris un copieux déjeuner dans les quartiers bondés de Westminster, tout en émettant des doutes sur les talents culinaires des anglais en bons français qu'ils étaient, Alexandre et Anatole se mirent en marche. Ils avaient rendez-vous à quinze heure pile avec Henry Pickword, afin de discuter des préparatifs du premier voyage pour Montréal.

— Il nous attend quelque part à Blackfriars, indiqua Alexandre à son fils tandis qu'ils traversaient Charing Cross road. Mieux vaut ne pas trop flâner.

Profitant du ralentissement provoqué par le passage d'un attelage au cheval de trait, Alexandre s'engouffra au milieu des voitures et des bus à deux étages, obligeant son fils à presser le pas pour ne pas le perdre dans le flux dense d'une circulation inversée.

Cette entrevue mettrait Anatole au centre de la discussion et constituerait un premier pas vers le Canada. Plus que jamais, les choses devenaient concrètes et une angoisse grandissait en lui au rythme de ses pas.

— Ce monsieur Pickword me semble... atypique, fit remarquer Anatole, essayant de penser à autre chose qu'à sa destinée.

— Ah oui, et pourquoi donc ?

— Eh bien, quand on y réfléchit : il est américain, possède des appartements à Londres, mais traite avec des français, pour une implantation au Canada ? Tout cela est très... euh... international ?

— Que veux-tu, il sait que nous sommes les meilleurs ! C'est d'ailleurs ce qu'il m'a dit lors de notre première rencontre, s'enorgueillit son père. Tu l'as beaucoup impressionné, bien sûr. Eh puis, il faut reconnaître que cette ville n'est pas mal, regarde-moi cette merveille !

Au bout de la rue venait de surgir la silhouette massive d'un grand pont en acier, au-dessus duquel deux foules de chapeaux melons noirs et de robes tombantes se croisaient maladroitement de chaque côté d'une gigantesque file d'engins motorisés.

— Notre point de repère, annonça son père. Le Blackfriars Bridge ! Henry ne doit pas être loin.

Il fallait reconnaître que l'édifice avait de l'allure et sa structure tout en métal ne pouvait que plaire à son géniteur qui s'y engagea avec détermination malgré la cohue. L'imitant, Anatole zigzaguait entre les réverbères érigés au milieu du trotoire et les têtes en l'air qui avançaient en regardant le fleuve plutôt que devant eux, tandis que son père poursuivait leur conversation.

— En réalité, Mr Pickword n'a pas d'appartement à Londres. Nous serons accueilli par un dénommé Lord Bay.

— Qui est-ce ?

— Notre investisseur ! C'est grâce à son soutien que la fusion a été possible. Il me tarde de le rencontrer.

— Vous ne l'avez jamais vu, père ? s'étonna Anatole.

— Hum... non. Jamais. Ah, Henry !

Adossée au muret de pierre qui protégeaient les riverains d'une chute involontaire dans la Tamise, la vieille moustache d'Henry Pickword leur adressa un signe avant que le reste du bonhomme se mette en activité à son tour.

Alexander ! s'exclama l'américain. Et mister Anatole, quel plaisir !

Tout de blanc vêtu, il fit claquer sa canne sur le sol et tendit une main ferme à ses deux invités.

— Vous êtes pile à l'heure, c'est excellent. Avez-vous fait bon voyage ?

— Allons, Henry, ne m'obligez pas à répondre à cette question, maugréa le père d'Anatole alors que ce dernier acquiesçait d'un signe de la tête.

— Vous auriez préféré emprunter vos propres lignes, n'est-ce pas ? se moqua le moustachu. Ne vous inquiétez pas mon ami, l'avenir nous appartient ! Let's go.

En quelques minutes, ils s'échappèrent du flux continu de londoniens pressés, au profit de ruelles bien moins fréquentées dans lesquelles Henry Pickword les fit bifurquer à plusieurs reprises. Les usines installées au bord de l'eau laissèrent place petit à petit à de petits commerces, qui devinrent à leur tour des résidences.

— Lord Bay vous demande de l'excuser de ne pas être venu vous chercher lui-même, indiqua Henry Pickword sur le chemin, il veut que vous sachiez qu'il a hâte de vous rencontrer, tous les deux, mais il a été retenu par une affaire importante.

— C'est tout excusé, répondit poliment Alexandre. Rien de grave, j'espère ?

— Non, rassurez-vous. Nous aurons tout le loisir d'en discuter avec lui dès qu'il aura terminé. En attendant, nous allons gracieusement nous délecter de sa demeure.

Il ne leur fallut que cinq minutes de marche supplémentaires pour atteindre le portail qui menait à la dite habitation. Anatole et son père découvrirent alors cette dernière dans ce qu'elle avait de plus marquant, à savoir qu'elle était parfaitement immanquable. Lord Bay avait choisi pour résidence un vieux et vaste bâtiment de couleur rouge brique qui, situé au fond d'une cour encadrée exclusivement d'immeubles blancs, évoqua à Anatole un éléphant perdu au milieu de vaches limousines. Le bâtiment répondait à tous les critères de l'architecture georgienne - mais bien sûr il l'ignorait car ses connaissances style anglais étaient presque nulles - et Anatole y compta pas moins de neufs fenêtres blanches surplombées de visages en pierre et deux grande cheminée en parfaite symétrie. Bien que l'étendue pavée située au devant devait être une zone partagée par toutes les habitations, Lord Bay semblait avoir pris la liberté d'y faire construire une petite fontaine sur laquelle trônaient deux chevaux de bronze, fiers.

Sans un mot, Anatole, tout comme son père, suivit Henry Pickword jusqu'à la porte d'entrée d'un blanc bleuté. Elle était encadrée par deux colonnes de pierre, qui supportaient un chapiteau en demi-cercle au centre duquel l'on avait gravé un écusson. Anatole s'attarda sur ce dernier, n'ayant rien de mieux à faire le temps que leur guide frappe à la porte. Vide de tout motif, était orné de deux chevaux marins : queue de poisson, écailles et nageoires au niveau des joues, ils avaient la gueule grande ouverte, laissant voir leur dents irrégulières. En les observant ainsi figé dans la roche, Anatole eut un désagréable frisson.

— Mister Pickword ! fit une voix masculine.

Le manoir s'était ouvert pour laisser passer la tête d'un vieux monsieur au crâne dégarni. Il avait la peau d'un blanc cadavérique et à la texture si rugueuse qu'elle évoqua à Anatole une vieille pomme de terre dans laquelle l'on aurait creusé des yeux, un nez et une bouche.

— Messieurs, je vous en pries, ajouta monsieur patate en leur libérant le passage, les invitant d'un geste de la main.

— Je vous présente Gaspard, dit Henry Pickword. Il est français, tout comme vous. N'est-ce pas, Gaspard ?

— Oui monsieur, tout à fait.

Ils pénétrèrent dans un premier couloir, recouvert d'un tapis rouge et bleu aux motifs floraux. Tout de suite à droite, un vieil escalier, aussi imposant qu'il se devait de l'être dans une telle maison, offrait un accès à l'étage, mais le majordome les guida tout droit, longeant des murs au papier peint marron où se trouvait un grand miroir et une peinture encadrée représentant des temps passées de l'activité portuaire londonienne.

Quelques minutes plus tard, Gaspard les avait laissé seuls dans un salon des plus confortables, verre de vin à la main.

— Les absents ont toujours tort, n'est-ce pas ? railla Henry Pickword en observant son verre d'alcool.

— A notre mystérieux bienfaiteur ! proposa Alexandre Bourg-Ravage en levant son verre.

Henry Pickword approuva et l'imita.

— Oui... grâce à lui, Français, American et English, sont réunis pour la première fois pour une entreprise unique en son genre !

Anatole approuva timidement.

Comme bien souvent avec les hommes d'affaires, le premier verre se transforma en cigare et le cigare en second verre. Le second verre, lui, devint troisième verre et puis, alors que la nuit commençait à tomber, Alexandre Bourg-Ravage et Henry Pickword entamèrent une chanson qu'ils avaient en commun d'un certain passé militaire, sous les applaudissements du plus jeune.

— Tu verras, Henry. Mon p'tit Anatole il va s'é-cla-ter quand't'y s'ra à Cano...au Canado...au Canada ! affirma soudain Alexandre à son collaborateur. C'est qui tiens d'son père.

Il se tourna ensuite vers son fils.

— Et j'vais te dire, tu tiens même plus d'moi que la to-ta-li-té d'tes autres frères ! T'es mon pr... mon pref...

Alexander ! rétorqua Henry. Ca ne se dit pas ces choses là.

— Oooooh, ça va ! râla-t-il d'un air boudeur. C'est nor-mal, c'est mon ainé. Va faire des grandes choses !

Alors qu'il était flatté d'entendre son père vanter ses mérites, Anatole sentit une grande culpabilité monter en lui. Probablement désorienté par l'alcool, il laissa ses pensées divaguer. Tout le monde attendait tellement de choses de lui et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se demander si l'amérique était vraiment faite pour lui. Après tout, il n'y avait jamais mis les pieds. Avec ce travail, c'était certain, il allait devenir un homme responsable, travailleur et...

La vision de longs cheveux roux s'immisça malgré lui dans sa tête.

— Et puis dis-moi, Alexander, entre nous, reprit Henry Pickword d'un air joyeusement ivre, nous sommes là, à festoyer son succès, mais as-tu seulement pensé à lui demander son avis, à ton fils ?

Son regard liquide glissa sur Anatole comme un serpent sur la terre.

— Tu as peut-être des choses auxquelles tu tiens en France, mon garçon ?

Juliette...

C'était comme s'il savait. Comme s'il avait lu dans ses pensées.

Le regard d'Anatole croisa celui bienveillant de son père qui ne se doutait pas une seconde de la trahison dont il allait être la victime. Mais comment lui dire ? se demanda intérieur Anatole. Quelque chose comme "Papa, et si je n'allais pas au Canada ?" serait-il correct ou bien "j'ai demandé une de tes employés en mariage ?" serait-il plus opportun ?

En quelques secondes, Anatole trouva en lui la réponse adaptée.

— Non, il n'y a rien, monsieur Pickword.

— Rien à part l'appel d'l'aventure, monsieur Pickword Henry ! railla son père en buvant une nouvelle gorgée.

L'américain, ignorant les propos de son père, fixait Anatole d'un air intrigué, comme si le garçon constituait une énigme à résoudre.

— Un jeune homme comme vous, même pas une petite amie ?

Anatole ignorait comment, mais le bougre d'âne savait tout. Pourquoi cherchait-il à le mettre en difficulté ? Etaient-ils ennemis ?

— Non, il n'y a personne, rétorqua Anatole d'un air de défi.

Henry Pickword se redressa pour s'enfoncer un peu plus dans son fauteuil. Après quelques secondes, il sourit.

Perfect ! Alors il nous reste plus qu'à trinquer de nouveau !

Aussitôt dit, il attrapa l'une des bouteilles rassemblées autour d'eux et servi un nouveau verre à Alexandre qui l'accepta volontier.

— Eh bien à la tienne, Anatole Bourg-Ravage, dit le moustachu.

— Et à ce déli-délicieux vin ! approuva Alexandre.

— Au futur, pour une mondialisation progressiste et humaniste, se laissa aller Anatole.

Henry Pickword trinqua avec lui, l'oeil plein de malice.

— Ca c'est bien dit, mon garçon !

Et ils burent.

— Vous me parliez d'la bibliothèque de ce Lordeuh Bêeyh ?

Quelques instants plus tard, Alexandre Bourg-Ravage s'était désintéressé du Canada au profit de quelques merveilles photographiques vantées par Henry Pickword : le propriétaire des lieux avait, parait-il, acquis véritable collection qu'il exposait soigneusement aux côtés des livres. Il y avait des photos du quatre coins du monde et de machines inimaginables. exposition s'étant totalement détourné de la conversion, Anatole préféra laisser les deux partenaires seuls et suivit silencieusement du regard son père tandis qu'il sortait de la pièce en compagnie d'Henry Pickword. Profitant d'être seul à nouveau, Anatole se laissa tomber sur un vieux fauteuil en cuir verdâtre situé au devant de la cheminée.

Désormais, il avait un sérieux problème sur les bras.

Fixement, il observa les flammes danser : on aurait dit une représentation matérielle de son esprit agité.

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