"Alors que la fièvre frappait, les esprits se chamaillaient."
EZEKIEL
Je rêvais de mon enfance en orphelinat, des heures d'entraînement intempestives, des tortures et sévices subis pour renforcer notre système. Je rêvais aussi de mes amis, des liens tissés au fil des années, ce qui radoucit mon songe. Pourtant, des cris et une anxiété certaines se mêlaient à la sérénité de mes pensées.
Lorsque j'ouvris un œil, puis l'autre, le jour était levé. Les sons parvinrent jusqu'à mes oreilles et me redressai brusquement lorsque je vis Alexius et Adélaïde maintenir Élya au sol, victimes de brusques convulsions.
— Il faut lui trouver un sorcier, elle doit être désenvoûtée ! cria Adélaïde.
Le corps frêle d'Élya gesticulait puis petit à petit, les convulsions s'atténuèrent jusqu'à disparaître. Elle rouvrit difficilement ses yeux, le visage couvert de sueur, ses cheveux emmêlés.
— Où... où suis-je ? demanda-t-elle faiblement. Agnès ? Où est Agnès ?
— Elle n'est pas là, soupira Adélaïde.
— Je vais la porter, se dévoua Alexius.
Il la porta, un bras sous ses jambes et l'autre dans son dos.
— Passons par la grotte, j'y ai été cette nuit, elle donne de l'autre côté. Pas de risque, mis à part des rats, il n'y a rien de bien dangereux.
Je me penchai légèrement en avant pour regarder sous nos pieds, les morts étaient tous écroulés, des mouches au dessus des cadavres en putréfaction, inactifs, vides. Ne laissant derrière eux, plus qu'une violente odeur nauséabonde. J'acceptai de les suivre dans les grottes, nous dûmes nous guider par le toucher. Nous laissions notre main traîner le long de la roche et guidions Alexius avec notre voix.
Il faisait frais sous la grotte alors qu'à l'extérieur, sous le soleil de plomb, la chaleur étouffait. Nous rejoignîmes l'autre côté de la montagne, et suivîmes le chemin nous ramenant dans une vallée lointaine. Nous pouvions la voir de là où nous étions, encore à des kilomètres de là. Il nous faudrait toute la matinée pour rejoindre le village, si ce n'était une bonne partie de la journée.
Élya ne cessait de gémir, lorsqu'elle ne dormait pas, ses propos étaient incohérents et la morsure sur son épaule empirait à vue d'œil. Cela n'allait pas la tuer, uniquement si nous agissions avec l'aide d'un sorcier avant que la fièvre ne l'emporte.
— Comment avons-nous pu être sacrés Gardiens des Gemmes si nous sommes incapable de garder notre Guide saine et sauve ? maugréa Adélaïde ouvrant la marche.
— Nous n'avons qu'à lui apprendre à se défendre, rétorquai-je.
— Avez-vous vu l'épaisseur de ses bras ? Élya n'a rien d'une guerrière, c'est une femme précieuse, déclara Alexius. N'allons pas l'abîmer.
— Peut-être mais elle peut en devenir une, protestai-je. Elle doit apprendre à se battre, elle doit nous aider. Leone nous aidait.
— Leone est morte. Nous l'avons trahi, grommela Adélaïde.
— A qui la faute ? lança Alexius.
— Qu'insinues-tu ? m'offusquai-je.
Peut-être étais-je fautif. Je m'étais attaché à Leone, comme un frère tient à sa petite sœur. Nous nous entendions bien, je lui avais promis monts et merveilles. Eu lieu de cela, elle eut droit à la trahison et la mort. Nous avons offert son âme au Nécromancien. Vaincus, sans autres solutions, il n'attendait qu'une chose : une âme visionnaire, capable de le repaître suffisamment longtemps pour calmer sa faim. C'était un marché, celui scellé bien avant notre naissance par le Royaume, nous n'avions fait que gagner du temps, en lui donnant ce qu'il voulait.
Cet acte de trahison me hantait encore aujourd'hui. J'étais incapable de me pardonner mes erreurs. Nous avions appris, en tant que Gardiens, à ne jamais lier d'amitié avec nos Guides, trop fragiles et éphémères, nous ne devions nous concentrer que sur notre objectif de protection. J'en avais fait tout l'inverse et lorsque j'avais voulu épargner Leone, j'avais mis en danger notre monde tout entier. Pour réparer cette erreur, je n'eus d'autres choix que d'offrir son âme à notre ennemi.
Pour sacrifier un être vivant, les Gardiens devaient se déchoir de leurs gemmes, n'étant plus dignes de les porter ou de se battre avec. Je craignais de retrouver ma gemme, mon émeraude. Je craignais de devoir affronter mes pires démons et ce pouvoir obsessionnel de destruction.
— J'insinue que tu es en partie responsable de nos échecs, reprit Alexius.
— Si tu savais te battre, peut-être aurions-nous eu une chance de nous en sortir, pestai-je.
— Si tu savais te concentrer sur ton objectif, alors oui, Leone aurait vécu une magnifique vie, elle aurait grandi, nous aurions pu assister à son mariage, voir ses enfants et même être à son chevet lorsqu'elle serait morte de vieillesse.
— Assez ! gronda Adélaïde. Écoutez-vous donc parler ! Déchirez-vous, vous avez raison, c'est ainsi que nous serons portés jusqu'à la victoire !
Elle marqua une pause puis se tourna vers nous. Alors nous stoppâmes notre ascension vers la vallée.
— Laissons le passé au passé et concentrons nous sur le présent et le futur. Élya n'est pas Leone, nous ne sacrifierons pas son âme, nous la sauverons, et nous sauverons ce Royaume. Aujourd'hui, plus que jamais, nous devons prendre nos responsabilités. Nous sommes les derniers Gardiens, le dernier espoir de nos nations. Alors combattons comme nous devons le faire à chaque fois.
Adélaïde avait raison. Alexius et moi avions tendance à être en désaccord constant. Il était toujours plus simple de reprocher des choses à l'un ou à l'autre, plutôt que d'assumer sa part de responsabilité.
— Rejoignons la vallée, souffla Alexius. Elle est brûlante et ne tiendra pas longtemps.
Nous acquiesçâmes et reprîmes notre chemin qui dura de longues heures sous la chaleur écrasante.
Arrivés dans le village, nous avançâmes sous le regard interrogateurs des citoyens et c'est un homme armé et décoré d'un képi de forces de l'ordre qui s'avança vers nous.
— Halte, camarades, commença-t-il la main sur son fusil. Qui êtes-vous ?
— Notre amie a grand besoin d'un sorcier, commença Alexius. Elle est fiévreuse depuis plusieurs heures déjà.
— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il en la détaillant.
— Devons-nous réellement vous expliquer cela devant le village entier ? intervins-je.
Il regarda autour de lui, se mordilla les lèvres sous sa large moustache puis nous demanda de le suivre. Il nous fit rentrer dans son poste de garde et nous installâmes Élya sur une table qu'il dégagea rapidement de toutes ses bricoles. Elle suait, fronçait les sourcils, poussait de faibles gémissements, incapable d'ouvrir les yeux. Nous n'étions même plus certains qu'elle était consciente.
— Je vais faire appeler le sorcier mais je dois savoir ce qui lui est arrivé. Quelle est cette méchante plaie ? demanda le garde.
— Les Morts reviennent à la vie, expliquai-je. Le Nécromancien s'est réveillé, elle a été mordue. Le sortilège doit être annulé ou elle mourra.
— Rien que ça... marmonna-t-il. Qui êtes-vous ?
— Nous sommes les derniers Gardiens des gemmes, poursuivit Adélaïde. Mais nous n'avons guère le temps de nous présenter. S'il vous plaît, faites appeler le sorcier, notre amie doit impérativement revenir à elle. Sans elle... le Nécromancien sera entièrement libre de faire ce que bon lui chante.
Le garde hésita un instant avant de se résigner et de demander à son suppléant d'appeler un sorcier. Il resta ainsi, derrière son bureau, à nous surveiller comme des intrus sur ses terres. Je sentis qu'on m'agrippait le poignet, alors je me retournai. Élya avait les yeux faiblement ouverts, essayant de me parler. La pauvre arborait un teint cadavérique.
— Le... le... le Rubis... balbutia-t-elle. Je... je sais où il est...
Elle relâcha mon poignet puis laissa ses paupières se fermer. Lorsque je me retournai, Adélaïde me regardait. Elle avait bien entendu Élya prononcer le nom de sa gemme. Le pouvoir de nos gemmes était puissant, obsédant, addictif. Peut-être étais-je le seul à redouter de le porter à nouveau. Chaque fois que nous utilisions leur pouvoir, la gemme attaquait notre esprit et nous mettait à l'épreuve, face à nos plus sombres démons.
— Parlez-moi du Nécromancien, commença le garde ce qui me tira de mes pensées. Je n'entendais que des légendes à son sujet.
— Les légendes ont toujours une part de vérité, commentai-je.
— Va-t-il réduire en cendres nos nations ?
— Pour sûr, si notre Guide n'est sauvée d'ici peu, déclara Alexius.
— J'aimerais vous croire mais... je doute de votre sincérité. Tout cela me paraît quelque peu grotesque.
— Ce qui est grotesque, c'est l'attente qui commence à devenir très longue, grognai-je.
Je sentis que quelque chose clochait. Le garde me fixa un long moment, avant que la porte de derrière ne s'ouvre. Quelqu'un prononça une incantation, nous fûmes tous les trois bousculer par un vent invisible et pousser dans les cellules. La porte se referma avant que je n'ai le temps d'en sortir. J'entourai les barreaux de mes mains, foudroyant du regard, le garde et son sorcier qui le rejoignait tout juste.
— Qu'est-ce que vous faites ?! m'exclamai-je.
— Gardiens, apprenez à ne pas faire confiance à n'importe qui, souffla le sorcier encapuchonné.
Le garde restait stoïque, en face de nous. Lorsque le sorcier pencha la tête sur le côté et leva un bras, le garde l'imita comme son reflet.
— Vous êtes un Marionnettiste, constata Alexius.
— Et vous, vous n'êtes que des pantins.
Je secouai la porte sur ses gonds alors que le garde attrapait Élya encore inconsciente.
— Elle nous mènera au Rubis, assura le sorcier.
Ils quittèrent le poste de garde et nous laissèrent enfermés dans les cachots. Rares étaient les sorciers à suivre le Nécromancien mais celui-ci, en était un. Les Marionnettistes avaient la facilité à user de leur magie pour tromper l'esprit, manipuler et même diriger des êtres humains, sans une once de difficulté.
Nous avions été amèrement trompés, et cette erreur digne de novices risquait de nous coûter très chère.