Révolution

Par Sijjyy

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Sabrina et Anaëlle sont en couple depuis quatre ans. Elles veulent avoir un enfant mais elles habitent en Fra... Plus

Révolution

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Par Sijjyy

Anaëlle (septembre 2021)


Elle a les yeux qui brillent mais elle ne fera rien. Elle les écarquille et garde la bouche fermée. Je voudrais lui dire de se battre avec moi mais elle resterait immobile. Je voudrais que l'hiver n'ait pas givré son cœur aussi, que le printemps n'y ait pas fait pousser des ronces. Elle agonise un peu, peut-être, à la fenêtre. Elle a les yeux qui brillent mais plus pour si longtemps, elle s'endort, elle se meurt. Elle s'éteint comme une étoile : je la crois lumineuse, pourtant je ne fais que percevoir des éclats évaporés depuis des mois. Je veux croire qu'elle scintille, je veux croire que les ombres qui la dévorent ne l'ont pas encore avalée. Elle ne fera rien.

Elle était en colère avant. Elle ne l'est plus. Elle s'est calmée, ils l'ont calmée. Elle reste à se décomposer dans un fauteuil au lieu de relever la tête dans les rues. Elle me murmure qu'elle veut un café quand elle scandait des slogans, elle tremble en tenant la tasse que je lui apporte quand elle brandissait des pancartes aux messages acérés. Elle a changé, ils l'ont changée. Elle tourne en rond dans le salon pour se réhabituer à marcher, comme un poisson rouge dans son aquarium. Je voudrais l'aider à sortir, à s'en sortir. J'ai peur qu'elle asphyxie alors je la regarde et je la rattrape quand elle tombe, à défaut d'avoir pu le faire quatre mois plus tôt. J'ai peur qu'elle m'en veuille autant que je m'en veux. Ils l'ont changée ils l'ont tuée. Elle trouve le monde hideux et bien sûr qu'il l'est, mais vouloir le bouleverser superpose à la réalité morbide une douce chimère qui rend les choses plus tolérables. Maintenant le monde à nu le monde à vif écorche ses pupilles. Tout avait de l'importance et plus rien n'en a. Ils l'ont tuée comme on cueille une fleur.

Si ses yeux brillent c'est parce qu'elle pleure. Si elle se tait c'est parce qu'elle n'a plus rien à dire. Je m'approche tout doucement d'elle comme d'un animal blessé. Je l'appelle :

« Sabrina ? »

Elle laisse retomber le rideau qu'elle écartait pour observer la rue en contrebas. Elle me regarde mais ça n'est plus vraiment elle. Je déteste les yeux qu'elle lève sur moi. Ils sont vides et dépourvus de vie. Ils n'ont plus leur couleur originelle, ils ont comme été délavés par ses larmes. Ce ne sont pas ceux qui m'ont fait tomber amoureuse d'elle. Sabrina me chuchote :

« Avant je ne savais pas pourquoi ils m'avaient frappée, je n'avais rien fait de mal tu sais, je ne comprenais pas. Maintenant je sais. C'est vrai que c'est efficace. C'est amoral mais c'est tellement efficace. En brisant seulement des jambes tu brises des gens entiers. »

Tout espoir en elle s'est tari. Ce qui lui paraissait futile lui est dorénavant fatal. Elle ne croit plus. Si je lui tendais la main elle ne la prendrait pas et c'est certainement le pire. Je voudrais qu'elle rêve à nouveau et je lui soufflerais ses songes si ça pouvait faire revenir l'idéal qui lui était cher. Elle était capable de parler des heures durant de ce qu'elle allait faire pour gagner nos droits. Je voudrais lui rendre la force de se battre, lui rendre sa détermination arrachée, et que ça soit aussi facile que de lui donner un baiser. Je voudrais refaire d'elle la personne qu'elle était. Je voudrais l'aimer assez fort pour la réparer en une seconde. Je me souviens qu'un jour, juste après m'avoir embrassée, elle m'avait dit d'une voix tout à fait galactique et avec des yeux tout à fait stellaires :

« On se battra pour cet enfant dont on rêve. »

Ça ressemblait à une promesse. Elle l'a brisée quand on lui a brisé les jambes. C'est peut-être ça qui me détruit. Je ne la reconnais plus. Je ne sais même pas si elle veut encore une famille, si elle me veut encore aussi. Elle est juste triste. Il faudrait que je lui laisse du temps pour se remettre, ça ne fait qu'une semaine après tout qu'elle est rentrée chez nous. Elle vient de sortir de l'hôpital où je suis allée la voir tous les jours. Je ne sais pas quand est-ce qu'elle est morte. C'était peut-être un mardi et ça sera peut-être un dimanche.


Sabrina (mai 2021)


On est jeudi. J'ai mis mon voile et une veste en cuir. Anaëlle est déjà prête, ses bottes écarlates l'attendent au pied du lit sur lequel elle s'est étendue. Elle m'observe alors que je rajuste ma ceinture. Ça me fait sourire de savoir qu'elle me regarde, alors je me tourne vers elle et je lui tends la main. Elle s'avance pour prendre mes doigts entre les siens, sa jupe se retrousse et me laisse apercevoir ses cuisses. Elle presse ses lèvres contre ma paume mais je préfère l'embrasser elle. Anaëlle est toute proche de moi, c'est la distance que je préfère, celle qui me permet de déceler les nuances verdoyantes de ses yeux bruns. Ce sont peut-être eux qui me font promettre :

« On se battra pour cet enfant dont on rêve. »

Elle se blottit contre moi en acquiesçant.

« On gagnera. », ajoute-t-elle.

Elle s'écarte un peu pour enfiler ses chaussures. Je vérifie si j'ai bien mis dans mon sac à dos de quoi me protéger et me soigner en cas de violences. J'ai peur que les choses dégénèrent mais je suis préparée. Anaëlle attrape la pancarte adossée au mur. Elle relit à voix haute le slogan qu'on y a écrit, et ça la fait rire. Je la rejoins et attrape à nouveau sa main. Nous sortons de l'appartement. J'appuie sur le bouton qui s'illumine de rouge pour appeler l'ascenseur. Pour l'instant nos gestes sont anodins mais dans la rue chacun de nos pas, chacun de nos cris sera pour notre fille ou notre garçon à naître. Je pourrais marcher jusqu'à Paris pour qu'on nous accorde la permission de fonder une famille. Je pourrais aller jusqu'au bout du monde parce que c'est ce pour quoi j'avance. Anaëlle, Anaëlle avec un ventre rond et moi un ventre plat, puis Anaëlle avec un ventre plat et moi un ventre rond. Alors que nous rejoignons les autres manifestantes, ce rêve, cet avenir plutôt, semble de plus en plus tangible. Je serre aussi fort que je le peux la main d'Anaëlle dans la mienne, pour que cette impression ne s'estompe jamais. Aujourd'hui, nous allons faire tenir ses promesses au gouvernement. Aujourd'hui ils n'auront plus le choix.

Plus tard un policier crie à Anaëlle que c'est une pute, plus tard j'ai les jambes brisées par des coups de matraques.


Anaëlle (avril 2017)


Ils nous ont promis qu'on aurait le droit d'avoir des enfants cette année alors on le leur rappelle. Il ne faudrait pas qu'ils oublient sous prétexte qu'ils ont des choses plus importantes à faire. Dans les rues je hurle avec les autres à m'en écorcher la gorge. Je me suis levée tôt pour avoir le droit de faire ce qu'ils ont déjà le droit de faire. Aux fenêtres quelques personnes fument et nous sommes la distraction de leur sixième cigarette de la journée. Nous sommes une cinquantaine à peine et j'espère que ça sera suffisant. Il paraît qu'à Paris elles sont plus nombreuses, c'est peut-être parce qu'il y fait beau. Ici les nuages s'amassent à l'horizon comme les dentelles d'une veuve. Il fait trop froid pour croire au printemps.

Juste après avoir crié un énième slogan, je croise le regard d'une fille. Je détourne aussitôt les yeux en me rendant compte qu'elle est jolie. Persuadée qu'elle ne m'observera plus, je les relève dans l'espoir de l'admirer une seconde de plus. Cependant ses pupilles sont encore rivées sur moi quand je reviens poser les miennes sur elle. Je rougis et n'ose soutenir son regard. Le même manège continue plusieurs fois et, au bout de la dixième, je me rapproche imperceptiblement d'elle en glissant d'un pas dans sa direction. Quelqu'un crie un slogan, et soudain elle attrape ma main pour la lever au-dessus de nos têtes en le répétant. Je souris en serrant un peu ses doigts entre les miens pour lui dire que j'aime bien ce contact, que j'aime bien ses mains, que j'aime bien ses yeux. Elle paraît comprendre le message que je lui envoie, parce qu'elle garde mes doigts lacés aux siens. Malgré la foule qui voudrait nous séparer, malgré la moiteur de nos paumes, malgré la peur de nous importuner, nous ne nous lâchons pas. Nous continuons d'avancer, liées à une inconnue qui bientôt ne le sera plus, liées par la même impression que nous nous sommes trouvées. J'ai envie de lui promettre que jamais plus sa main ne quittera la mienne.


Sabrina (octobre 2021)


Paralysée par la peur je ne vais plus aux manifestations. Je ne veux plus changer les choses parce que je ne peux pas les changer. Il y a cet enfant dont je rêve, qui appartient au monde des songes, que la réalité me cache. Il y a le bruit de mes jambes se brisant en deux qui résonnent quand j'essaie de trouver le sommeil. Il y a Anaëlle qui s'évapore peu à peu – ou est-ce moi ? C'est peut-être moi. J'ai ouvert la fenêtre pour essayer de respirer et de me tuer. Dehors brille un soleil paradoxal pour un mois d'octobre. Il asperge d'ombres les étroites rues qui lui échappent, il doit certainement illuminer le boulevard qu'Anaëlle arpente sur mes conseils. Elle m'a parlé d'un cortège qui allait défiler aujourd'hui, mais je n'ai pas voulu l'accompagner parce que nous ne changerons jamais le monde, parce que nous n'avons aucun pouvoir, parce que nous sommes faibles. Elle m'a dit qu'elle allait marcher et je lui ai répondu :

« Pour aller où, Anaëlle ? Où est-ce que ça te mène ? Tu ne fais que tourner en rond dans la ville. Si encore tu menais une véritable révolution, mais ça n'est qu'une promenade que tu fais. Ils te voient comme une chienne. Une gentille chienne qui se sort toute seule. Il n'y a que la violence à opposer à leur silence, mais ils sont plus forts que nous. Ils ne plieront jamais. Ils ne céderont jamais à nos revendications. Tout est vain. Nous sommes vaines. »

Elle a hoché la tête. Elle était agenouillée près de moi, mais elle s'est relevée. J'aurais dû la retenir et lui hurler :

« Anaëlle si tu t'en vas je vais me tuer ! »

Mais aucun cri n'a franchi mes lèvres. Elle m'a proposé une dernière fois :

« Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? Ça te ferait reprendre espoir, peut-être. »

J'ai refusé sans ouvrir la bouche. Elle a dû remarquer que quelque chose n'allait pas, parce qu'elle s'est enquise d'une voix où perlait l'inquiétude :

« Je peux rester aussi. »

Jamais ma tête ne m'a parue si lourde qu'à ce moment, quand j'ai dû la secouer de droite à gauche pour refuser qu'elle me sauve la vie. Anaëlle a hésité, elle a fini par se pencher vers moi et m'embrasser sur la joue, puis la porte a claqué et elle est sortie. Elle ne rentrera pas de mon vivant. Je suis seule à présent, et pour toujours.

J'aurais voulu avoir la force de croire, de lutter et de désirer encore cet enfant. J'aurais voulu retrouver ma passion et ma détermination. C'est idiot : j'aurais voulu qu'un lynchage ne m'affecte pas. J'aurais voulu être capable de me mettre debout sur mes jambes brisées. Maintenant ça n'est plus le temps que des regrets. Je me lamente, quelle tragédie de n'avoir pu changer le monde. Il aurait fallu courir jusqu'à Paris et frapper à leur porte jusqu'à ce qu'ils nous ouvrent, et écorcher nos gorges jusqu'à ce qu'ils nous écoutent, mais j'en suis incapable. J'ai mal aux jambes, je ne suis plus capable de rien. Si j'attends son retour elle me prendra la main. Si elle me prend la main je ne sauterai pas, et si je ne saute pas, je l'entraînerai dans ma chute. J'éteindrai ce feu qu'elle a en elle, que j'avais en moi. Il faut que je meurs seule. Je m'assois lourdement au bord de la fenêtre. J'avais une révolution à mener, une famille à fonder, Anaëlle à adorer. Aujourd'hui j'ai le cœur brisé et à mourir. Je plonge dans le vide en les détestant ou en l'aimant.


Anaëlle (novembre 2021)


J'ai imprimé sa photo en cent mille exemplaires, ma préférée d'elle, celle où elle trouvait qu'elle ne souriait pas assez. Je les ai placardées sur chaque mur et chaque réverbère de ma ville, avec une légende :

Sabrina

Assassinée par le gouvernement

Plus personne ne peut marcher sans la voir, plus personne ne peut l'ignorer comme on nous ignore toutes. Tout le monde sait qui elle est. Notre lutte a désormais un visage, le plus beau du monde. Notre fureur a désormais une mère, la plus aimante de l'univers. Sabrina n'élèvera peut-être jamais une petite fille à mes côtés, mais elle aura accouché de notre rage. Elle aura donné naissance à notre révolution. Nous sommes dix fois plus nombreuses qu'au départ. Sa mort aura provoqué une colère intense, qui ne s'éteindra que lorsqu'ils auront rendu justice à Sabrina. Lorsqu'ils nous auront toutes rendu justice. Alors nous cesserons de hurler, et je cesserai de faire de ma ville une sépulture en la fleurissant de clichés. Alors nous cesserons de marcher nuits et jours dans les rues, d'écorcher la plante de nos pieds sur les pavés inégaux, de déformer la paume de nos mains à force de lever le poing. Nous cesserons d'incendier les mairies et de briser leurs fenêtres. Nous cesserons de scander le prénom de Sabrina à minuit, à trois heures, à dix-huit. Nous cesserons de les accuser de son suicide. Nous cesserons de détester les familles heureuses. Nous cesserons d'être des femmes révoltées, et nous redeviendrons des humaines qui ont le droit de rêver. Pour l'instant nous hurlons, défilons, haïssons avec raison. Bientôt nous arriverons à Paris et ils seront obligés de nous prêter attention. Ils nous accorderont le droit d'enfanter et nous nous arrêterons. J'arracherai chaque affiche de Sabrina pour que la ville récupère son visage de ville et n'ait plus celui d'une martyre. Mon ventre s'alourdira, mes seins enfleront, mes cuisses s'ouvriront pour donner vie à un enfant. Je lui donnerai naissance sur les pavés. Je ne sais pas quel prénom lui donner. Je ne sais pas quel est le bon, le bon ç'aurait été celui que Sabrina aurait murmuré en souriant et qu'on aurait crié en chœur comme une illumination. Moi je ne veux que hurler Sabrina, qu'il soit une fille ou un garçon. Moi je ne veux que hurler.


Sabrina (2032)


Maman, paisible, chuchote que je suis la plus précieuse des petites filles. Jamais un murmure n'a été si sincère.

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