« Miri !
Ada m'aperçoit et me serre dans ses bras. Je ris.
- Oula ! Doucement Ada !...
Nous rions et elle s'écarte. Ada Narciso, ma meilleure amie. Une jolie italienne très gentille et attentionnée. Une fille adorable. D'ailleurs, ça ne m'étonnerait pas que Lemon ait un petit faible pour elle. En parlant de lui, il fait la bise à la belle brune.
- Tu m'as manqué, Miri !
- Mais, on s'est vues vendredi !... C'était juste le week-end !...
Elle fait la moue et croise les bras, du haut de son petit mètre cinquante-trois.
- Tu m'as manqué quand même.
Je souris.
- On va manger ? »
Nous marchons vers la cafétéria.
Je jette un coup d'œil à mon voisin de classe, assoupi pendant le cours de français. L'année dernière, Madame Tapin ne faisait que les Premières, mais pauvres de nous, cette année elle a décidé de prendre une classe de Secondes fraîchement arrivés. Les 2nde-B. La seule classe de Première année qui l'a. What a pleasure. Je fais semblant de faire tomber un stylo de son côté et fais aussi semblant de le ramasser pour lui donner un petit coup dans le tibia.
« Lemon !...
Il ne daigne pas bouger.
- Lemon !...
Toujours aucun signe de vie. Quel idiot... S'il m'y force...
- Simon Miles !...
Il se réveille péniblement.
- Miri ?... Ne m'appelle plus Simon...
Il baille.
- Je ne l'aurais pas fait si l'idiot qui me sert de meilleur ami ne s'était pas endormi !...
- C'est ça... Mais merci, Aaron... »
Il me tire la langue avant de poser sa tête sur sa trousse, vautré sur son pauvre bureau. Son polo vert pâle est tout froissé et son jean porte encore la trace de l'eau qu'il s'est renversé dessus à midi. Il regarde le tableau de ses yeux vides. Ses prunelles émeraudes magnifiques... Comme deux pierres précieuses luisantes et scintillantes qui vous mirent... J'aimerais bien être aussi belle que Lemon. Mais ça ne sert à rien... Qui diable voudrait d'un canon s'il s'avérait être une psychopathe ?... Je soupire en pianotant nerveusement des ongles sur ma table.
« Ce texte de William Shakespeare, « La tragique histoire d'Hamlet, prince de Danemark » est très représentatif des tragédies du XVIIème siècle car... »
Je lève les yeux au ciel. Je suis intimement convaincue que Shakespeare était un génie en son genre. Mais putain, comment font les profs pour rendre n'importe quel sujet un peu intéressant complètement chiant ?...
C'est bon quoi, « Hamlet », j'en connais les grandes lignes...
« Être / Ou ne pas être, la question est là : / L'esprit est-il plus noble quand il souffre / Le fouet d'une fortune avilissante / Ou quand il s'arme contre un flot de troubles, / Se dresse et leur met fin ? Mourir, dormir ; / Pas plus ; et dire que par ce sommeil / Nous mettons fin aux mille crève-cœurs, / À tous ces chocs qui sont à notre chair/ Un héritage de nature. »
Alors pourquoi ? Pourquoi suis-je obligée de rester ici, clouée à une chaise en bois et en métal douteux, à écouter une vieille peau faire des analyses de texte ?... Ne devrions nous pas nous pencher sur la signification des paroles d'Hamlet, en nous demandant en quoi nous devrions changer, plutôt que de nous attarder sur l'utilisation de « points virgules » ?!
J'abandonne... Ça ne sert à rien que je m'énerve... Autant arrêter de suivre... Je me mors l'intérieur de la bouche. Hum... J'inspire et observe les diverses occupations des élèves qui partagent ma classe. Ça fait environ un mois que nous sommes « camarades », mais je ne connais pas encore toutes ces nouvelles têtes. En tout cas, aucun n'a l'air de vraiment écouter le cours de Madame Tapin.
Clémentine Happer et Jules De Cour, le seul couple de la classe, se jettent des regards amourachés qui me donnent la nausée.
Je tire, et m'arrache une peau de l'intérieur de la bouche, puis continue à tirer toutes celles qui dépassent.
Thomas Neuville, Jack Andrews et Tedd Kim roupillent, leurs têtes vides de quelconque culture générale posées sur leurs sacs Eastpak respectifs. Je ne suis pas sadique, mais j'aimerais bien les voir se faire prendre.
Amy Cooper a carrément sorti une lime à ongles, et polit avec attention le bout de ses doigts. Cette fille, c'est une peste. Avec sa fausse couleur blonde, ses airs supérieurs et son accent américain tellement américain qu'on dirait qu'elle parle espagnol, je ne peux pas la saquer. Et malheureusement, la plupart des filles sont comme elles. Elle est le parfait cliché de la fille populaire dans les films. C'en est consternant.
Marie Redham, sa meilleure amie, est occupée à se démêler les cheveux de ses beaux doigts fins. Je grince des dents. « Ses beaux doigts fins »... Mes doigts sont fins aussi mais... Mais...
Et puis, elle ferait mieux d'arrêter de se la péter. Son nom c'est quand même « Jambon rouge ».
Pardon, méchanceté gratuite. Mais elle a vraiment de belles mains bien manucurées...
Sasha Tauarii, lit clairement un autre livre. J'ignore lequel, mais ça me fait esquisser un sourire. Il a du toupet de lire un livre qui sûrement n'a rien à voir avec le cours de français. D'ailleurs, visiblement je ne suis pas la seule à m'en être rendue compte...
« Sasha ! Qu'est-ce que tu fais ?
Il lève nonchalamment les yeux de son ouvrage vers l'ancêtre en jupe mi-mollet.
- Je fais mouvoir mes globes oculaires de lignes en lignes de manière à m'instruire d'un chef d'œuvre littéraire, et à en connaître l'intrigue.
- Pardon ?
- Oh excusez-moi. Je croyais qu'une professeure de français saurait manier les métaphores à la perfection. Mais puisque c'est trop imagé pour vous ; je lis.
Toute la classe éclate de rire. Enfin, mis à part Thomas, Jack et Tedd, bien entendu. Je souris et arrache une plus grosse peau dans ma bouche. Je tâte la paroi de ma langue. Putain... Je crois que je me suis encore créé un aphte. Tant pis. C'est la routine. Ce n'est pas comme si je n'étais pas habituée à avoir en permanence plusieurs infections buccales.
- Et puis-je savoir ce que vous lisez si passionnément, Monsieur Tauarii ?
- « Le Rouge et le Noir » de Stendhal.
Madame Tapin en reste bouche bée.
- Vraiment ?... Et bien je...
Je pense qu'elle ne sait pas si elle doit lui interdire de lire, de manière à ce qu'il écoute son cours, ou si elle doit le laisser déguster un tel chef d'œuvre. Personnellement, je ne suis pas fan de Stendhal.
- Je te laisse lire si tu peux me donner une explication au titre.
Sasha hausse les épaules et ses cheveux bruns et bouclés sautillent légèrement. Je lève la main.
- Miri ?
- Il y a plusieurs théories sur ce titre, car Henri Beyle n'a jamais expliqué ce choix. Comme le fait que le rouge symbolise l'armée et que le noir soit le clergé, qui est la plus connue. D'autres disent que le noir représenterait les rêves d'ascension de Julien Sorel, et le rouge serait son amour, ce à quoi aspire son cœur. Mais ma théorie préférée est celle disant que ce titre ferait référence au jeu de la roulette. Que Stendhal voudrait par là nous rappeler que la vie se joue à chaque instant. Que selon si on tombe sur du rouge ou sur du noir, notre vie sera différente.
La professeure est une fois de plus impressionnée. Il faut dire que je ne lève jamais la main, bien que mes notes soient excellentes. Sasha était retourné vers moi et buvait mes mots, tandis que les autres n'en avaient strictement rien à faire. Ce qui est compréhensible.
- Miri Aaron... Tu es une fille intéressante...
Il hoche la tête.
- Oui... Tu es vraiment intéressante... »
Je souris légèrement et il retourne à son bouquin. En effet, si l'on est psychologue, je suis un cas intéressant. Seulement 1,4% de la population française serait atteint de cette splendide pathologie qu'est le grattage compulsif. Mais je doute que Sasha soit thérapeute. Alors il devrait éviter de s'intéresser à mon cas.