La mère sans enfant

By CedricMurphy3

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Après une fausse couche, une femme découvre un bébé chez elle. Son bébé... More

Partie 1
Partie 2

Partie 3

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By CedricMurphy3

3


— Ça m'est arrivée aussi. Quel enfer, vraiment ! Mais avec ton père, on ne s'est pas laissés faire ! Et on a fini par t'avoir, ma fille unique préférée ! Tu verras, tu vas t'en sortir aussi et tu nous feras bientôt des dizaines de superbes petits-enfants !


Alexia ne garda aucun souvenir du reste de la nuit.

Un instant, elle détaillait deux monstres dans son jardin. Le suivant, elle s'éveillait dans son lit et le chant des oiseaux accompagnait le lever du jour.

Marc étant déjà parti au travail, elle ne pouvait compter que sur elle-même et se força à rejoindre la chambre du bébé. Elle y trouva un bambin endormi et une fenêtre close. Aucune trace de fantômes. Un cauchemar, décida-t-elle. Rien de plus. Elle supportait à peine la présence de ce gamin ; elle refusait d'accepter en plus l'existence de créatures d'un autre monde. Et elle comptait prouver ses conclusions.

Ses travaux professionnels lui conféraient une certaine connaissance des mythes et légendes ; aussi remonta-t-elle vite la piste d'une créature semblable à sa vision, entre l'incarnation du Cauchemar avec son cheval diabolique et une vieille histoire de sorcière. Marr'Sric'Mhfir se spécialisait dans le trafic d'enfants. Dans certaines versions du mythe, elle plaçait ses fœtus de bois dans le ventre de mères humaines et attendait la naissance de ses changelins qui envahissaient peu à peu le monde. Dans d'autres, elle capturait des nouveau-nés pour les dévorer avec sa sœur Vahya'Mhfir'Skaa. Il existait des dizaines de variantes supplémentaires mais Alexia ne jugea pas utile de les examiner. Elle avait conservé ce mythe quelque part dans ses souvenirs et, face à une situation sans précédent, son inconscient l'avait ramené à la surface. Ça n'expliquait pas ce bébé impossible sous son toit, mais ça permettait bel et bien de reléguer les monstres au statut de simple rêve.

Aucune nouvelle vision ne la troubla mais, après quatre jours complets, elle restait incapable d'accepter sa nouvelle réalité. La semaine s'acheva dans le même chaos interne. Elle gardait ses distances avec le gamin, son mari, ses amis, le monde entier. Tout juste parvenait-elle à nourrir le braillard pour éviter d'alerter son entourage ou les services sociaux.

Le samedi, sa mère lui rendit visite à l'improviste. D'abord, elle redouta cette intrusion. N'allait-elle pas se trahir ? Une autre mère – la sienne, en plus – ne comprendrait-elle pas que quelque chose allait de travers, qu'elle était inadaptée à ce monde ?

La tension s'estompa quand l'invitée s'empara du bébé et s'enchanta de sa présence tout l'après-midi. Elle n'avait d'yeux pour personne d'autre.

— Regarde comme il est beau ! Ça vaut le coup de subir quelques nuits blanches pour une créature pareille, non ? Vraiment, quel minois !

Devant le silence de sa fille, perdue dans le vague, elle poursuivit :

— Tu sais, une femme n'est vraiment complète qu'avec son enfant. Ça change tout dans une vie. Je dirais même qu'on ne vit pas vraiment avant. N'est-ce pas, Marc ?

Alexia secoua la tête pour seul signe de désapprobation. Elle ne se sentait pas la force de rembarrer sa génitrice.

— C'est sûr, enchaîna son mari sur le fauteuil d'en face. Il faudrait être fou pour penser le contraire !

Surprise par ces propos – jamais ils n'avaient abordé le sujet mais Alexia le croyait sur la même longueur d'ondes qu'elle –, la jeune femme releva soudain les yeux vers lui. Et resta figée de stupeur, incapable de propulser le moindre son.

Là, derrière le fauteuil, un sourire carnassier aux lèvres, la vieille Marr'Sric'Mhfir se penchait sur l'épaule de Marc et chuchotait dans son oreille. Sous le mur de cheveux noirs, son regard livide se braquait sur Alexia, et ses mains rachitiques enlaçaient l'homme inconscient du danger.

— Je suis de votre avis, assura la mère d'Alexia. Quand on pense que certaines avortent pour un oui ou pour un non ; c'est scandaleux ! Tout le monde a le droit à la vie. Vraiment, quelle idée de penser autrement !

— C'est sûr, approuva Marc. Et puis, une grande famille, il n'y a que ça de vrai ! D'ailleurs, on partira bientôt sur un deuxième, hein, Alexia ?

Elle ne releva même pas cette déclaration ahurissante, fascinée et horrifiée par la dame en toile d'araignées qui remuait ses lèvres en même temps que son époux. Elle lui dictait son discours ! Et lui répétait en instantané, comme le reflet d'un miroir :

— J'en veux au moins trois. Et c'est en se disant qu'on a le temps qu'on se laisse vite dépasser, alors vaut mieux se dépêcher, non ?

Le monde tangua dans la tête d'Alexia.

— Ça va pas ? s'inquiéta sa mère quand elle se leva. T'es toute pâlotte !

— Oui, oui. C'est juste que...

Elle se statufia à nouveau.

Le bébé gigotant dans les mains de la quinquagénaire... ça n'avait plus rien d'un bébé ! La forme noirâtre affichait des orbites vides, un crâne démesuré, une peau entre l'écorce d'arbre et la pourriture de la tombe, des doigts griffus, frêles, constitués de soie grise.

Alexia réprima la bile qui montait dans sa gorge et se précipita hors du salon.



Alexia se cloitra dans la chambre durant une éternité. Marc tenta de lui parler, de comprendre, de la rassurer. En vain. Cette... chose, au fond, elle avait toujours su que ce n'était pas son bébé. Que ce n'était pas même un bébé. Mais comment prétendre à une vie normale après ce qu'elle avait vu ? Et comment lutter contre cette sorcière de soie qui agençait sa vie comme un marionnettiste dans l'ombre ? Depuis quand Marc était-il tombé sous son emprise ? Qui d'autre lui servait de jouet ?

Après un siècle au bord du gouffre, Alexia se ressaisit. Comptait-elle finir sa vie dans la terreur, en proie à un monstre issu tout droit de ses cauchemars ? Sûrement pas ! Elle devait se libérer de ses chaînes.

Elle se renseigna sur le net, recueillit toutes les informations possibles sur Marr'Sric'Mhfir, les recoupa. Si elle avait inventé cette aberration à partir des légendes du web, elle trouverait dans ces mêmes légendes comment la tuer, contrant une superstition incarnée par une autre. Et si la créature existait bel et bien, les mythes qu'elle examinait lui révéleraient ses points faibles. Sorcellerie ou folie, qu'importait, en fin de compte.



Cette nuit-là, elle persuada Marc de sortir. Il se surmenait trop et méritait bien de s'amuser avec ses amis pour une fois. Si l'idée ne l'enchantait pas de prime abord, il se laissa convaincre à mesure que la journée avançait.

Alexia soupira quand elle referma la porte sur un crépuscule naissant. Seule avec la bête. Les bêtes, si on considérait le cheval, la sorcière et son poupon comme trois entités distinctes.

Un couteau en main, elle s'assit sur une chaise à côté du berceau, tournée vers la fenêtre laissée ouverte. Reprenant les informations emmagasinées plus tôt, elle récita :

— Marr'Sric'Mhfir, fantôme de soie, je sais qui tu es et je t'attends. Viens ici, et viens vite, pour éviter tout malheur à ton enfant.

Elle jeta ensuite deux cailloux devant elle, plusieurs versions de la légende s'accordant sur le sujet : la pierre ouvrait un passage vers la sorcière araignée.

Alexia retint son souffle, aux aguets. Les secondes rampèrent, puis les minutes. Une heure plus tard, toujours aucune trace de la créature. Une de plus et la femme s'endormait à son poste.

Elle s'éveilla d'un coup alors que les battants de la fenêtre cognaient sur le mur. Le courant d'air dévastateur s'estompa et Alexia découvrit devant elle une forme blanche, rachitique et courbée.

La femme se retint de sursauter, affermit sa prise sur le couteau et recula sa chaise avec lenteur. L'autre se redressa après une longue minute de silence.

— Tu viens vérifier que ta chose est bien logée ? railla Alexia.

Elle se leva et l'autre pencha la tête, comme un animal intrigué.

— Je te vois, oui, confirma la spécialiste des légendes. Et je vois ton... ta progéniture aussi. Sous sa vraie apparence !

Elle pointa le berceau de son arme.

Ça va aller, tu verras.

Cette voix...

C'est des choses qui arrivent.

Ces mots...

Et puis, on pourra toujours tenter d'en faire un autre dans quelques mois...

Alexia posa une main sur le berceau pour s'empêcher de tomber. La chose enchaîna, passant des propos et du timbre de Marc, à ceux de sa propre mère :

Ça m'est arrivée aussi. Quel enfer, vraiment ! Mais avec ton père...

La sorcière lui assénait tous ces discours de son ancienne vie. Chaque mot prononcé par un proche au sujet de sa fausse couche se trouvait retranscrit en direct. Comme si Marr'Sric'Mhfir leur avait tout dicté depuis le début... Non, plutôt comme si elle avait tout enregistré, tout ingurgité !

J'imagine ce que tu traverses, déplora la voix de son amie Lucie. Ça doit être un vrai cauchemar...

Alexia comprit qu'elle s'était trompée.

Le monstre ne contrôlait pas les paroles de ses proches, elle les imitait comme un élève devant son maître. Le monde entier l'avait écrasée sous le poids du deuil, des attentes et des impératifs. Selon l'univers entier, une fausse couche, vraiment, c'était la pire chose qui pouvait arriver à une femme.

Je ne souhaite ça à personne... Tu sais, une femme n'est vraiment complète qu'avec son enfant...

Mais elle surmonterait cette épreuve, n'est-ce pas ? Il faudrait bien ; comment imaginer qu'elle se sente complète et vivante sinon ?

Tout le monde a le droit à la vie.... Une grande famille, il n'y a que ça de vrai... D'ailleurs, on partira bientôt sur un deuxième, hein, Alexia ?

Une femme ne servait qu'à engendrer, non ? Comment prétendre à une vie normale en dehors du rôle de mère ? Elle ne pouvait survivre sans enfant, elle ne pouvait exister sans descendance.

La sorcière n'avait rien causé par elle-même. Elle avait seulement répondu à cet appel de masse, à cette pression atroce. Tous ces proches larmoyants et insistants. Combien de fois Marr'Sric'Mhfir avait-elle agi ainsi ? Combien d'enfants fictifs dans le monde ? Combien de mères dupées et forcées ?

— La ferme ! cria soudain Alexia en levant le couteau.

Et le fantôme de soie s'exécuta.

Le silence, qu'elle savoura un instant, se retourna vite contre elle. Plus rien ne pouvait détourner ses pensées, à présent.

Pourquoi elle seule voyait derrière le voile des illusions ?

Elle rabaissa son arme. La releva...

D'autres femmes comme elle subissaient-elles le même sort ?

Des larmes lui percèrent les yeux.

Ou bien, se pourrait-il que... Non, elle refusait même d'y songer. Comment admettre ce que le monde entier condamnait ?

Elle regarda la sorcière, puis le bébé, puis le couteau...

Pourtant... Et s'il s'agissait de sa porte de sortie ?

... Et encore la sorcière, encore le bébé, encore le couteau.

Que perdait-elle à essayer ? C'était toujours moins risqué que de poignarder les yeux d'un fantôme comme elle l'avait prévu ou, pire encore, un bébé comme elle l'avait envisagé...

Le silence de la sorcière s'alourdissait, lui brûlait les tympans, lui grillait l'esprit, l'accusait sans détours.

En désespoir de cause, la mère sans enfant hurla :

— C'est pas mon bébé ! J'en veux pas ! J'en ai jamais voulu !

Le sourire du fantôme s'effondra, ses orbites immenses s'animèrent d'une lueur malsaine.

— J'en ai jamais voulu, répéta Alexia. Il était pas prévu, et j'en ai jamais voulu. De lui ou d'un autre...

Une larme coula sur sa joue alors qu'elle poursuivait son aveu :

— J'ai été contente d'apprendre la fausse couche. C'était un poids immense qu'on me retirait des épaules, je pouvais enfin reprendre la vie que j'avais prévue... Mais je pouvais pas le dire. Ni à Marc, ni à ma mère. Ni à personne. Même pas à moi-même.

Le regard du fantôme s'apaisa à mesure qu'il enregistrait ces nouvelles informations.

— Mais c'est fini, maintenant. Je te le dis à toi, quoi que tu sois. Je veux pas d'enfant. Alors reprends celui-là et dégage de ma vie !

Elle jeta le couteau au loin et se rassit, en pleurs.

Elle ne lança pas un regard à Marr'Sric'Mhfir quand cette dernière s'empara d'Arthur et lui tourna le dos. Un instant plus tard, elle chevauchait sa monture avec le faux bébé. Un souffle de plus et le jardin se vidait de ses fantômes. La fenêtre se referma et Alexia s'endormit dans ses sanglots.



Le weekend suivant, la mère d'Alexia lui rendit à nouveau visite. Comme à chaque fois, la conversation dévia sur l'enfant qu'elle avait perdu quatre mois plus tôt.

— C'est atroce, vraiment ! Mais tu vas bientôt pouvoir te remettre en selle. Faut pas se laisser abattre. Avec ton père, on s'est pas laissés faire. Et comme je le dis toujours, c'est comme ça qu'on a eu notre fille unique préférée ! Tu t'en sortiras tout aussi facilement, tu verras. J'aurais bientôt plein de petits-enfants à garder les mercredis et...

— La ferme.

Sa mère se figea soudain, manquant renverser sa tasse de café.

— Q-quoi ?

— Je veux pas de gamin, annonça Alexia d'un ton paisible. Et on va se séparer avec Marc, de toute façon. Alors arrête de me rabâcher ces histoires de maternité, tu veux bien ?

Pour la première fois de sa vie, elle vit sa mère silencieuse. Une demande si brutale, sur un air si tranquille... L'invitée ouvrit la bouche plusieurs fois, incapable de formuler un seul mot. Enfin, elle se força à sourire et embraya :

— Tu vas garder la maison, j'imagine ?

— Oui. On s'est déjà mis d'accord. Ça arrange tout le monde : il a jamais vraiment voulu vivre dans ce quartier et je préfère rester en terrain connu pour finir ma thèse. Ah d'ailleurs, je l'ai enfin débloquée ! Il suffisait de changer l'angle d'attaque : je parle toujours des Llorona et des Dames blanches, mais en montrant comment c'est leur entourage qui précipite leur mort à chaque fois. Je crois que je tiens le bon bout avec ça.


25 mars 2019

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